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Are you experienced?

Are you experienced?
Conçu en partenariat avec le Frac Centre (Les Turbulences, des architectes Jakob + MacFarlane, inauguré en 2013), Les Visionnaires de Julien Donada (sur une idée de Marie-Ange Brayer, alors directrice du Frac Centre) est l’écho de l’exposition qui s’y est tenue en 2015 : Villes visionnaires – Hommage à Michel Ragon. Porté par les propos de ses principaux protagonistes, Les Visionnaires parcourt, depuis le début des années 1960, vingt ans de créations artistiques et architecturales en réaction à la période de reconstruction de l’Europe d’après-guerre et à “d’autres choses barbantes”, comme le résume Peter Cook, un des créateurs d’Archigram.

Julien Donada évoque quelques-unes des positions en architecture et en urbanisme les plus radicales des années 1960. Malgré leurs différences et parfois divergences selon les individus, les groupes, les pays, on retrouve une concordance de leitmotivs : la revendication de la liberté de l’individu et son existence dans un monde en transformation radicale; la mobilité, le nomadisme ; le design comme un outil au service des individus et exempt des normes de l’architecture et de l’urbanisme ; enfin, la remise en question de l’architecture et de la ville, voire leur disparition annoncée.

Quatre mouvements sont cités, ainsi que des personnalités autonomes en liens. Des regroupements qui se sont faits au gré de rencontres, d’affinités et de synchronicité : le GIAP (Groupe international d'architecture prospective), né à Paris et qui regroupe des architectes travaillant séparément sur des idées et concepts semblables ; Archigram, une revue créée par des architectes londoniens, qui attire également des internationaux ; les Autrichiens, à travers une foison d’activistes aux profils différents, agités par une culture commune, Vienne ; les Italiens radicaux de Florence, Archizoom et Superstudio ; Claude Parent, électron libre, artiste et architecte.

Ces mouvements ont des précurseurs dans les années 1950, mais, de même que dans tous les arts, une deuxième génération d'après-guerre va définitivement bouleverser l’ordre établi en architecture. Cette génération ne se contente plus de critiques ni de filtrage idéologique des concepts mais se projette au-delà, agit et revendique en ingurgitant/régurgitant sans complexe ce qui arrive des Etats-Unis – le pop art, la pop, la consommation, les malls, la voiture, la communication, la science-fiction et une certaine vision de la femme. Elle anticipe une société mobile voire nomade, volontaire ou tributaire, en réseau. L’individu est LE sujet. Un être qui pense, qui rêve, qui ressent, un être érotique et expérimenté, résumé par le Are you experienced ? de Jimi Hendrix en 1967 ; un homme ou une femme sorti(e) de la masse et du collectivisme, à la recherche de la Nature ; des chasseurs-cueilleurs d’une nouvelle ère.

 

rêveurs et autogestionnaires

Moins connu que ses homologues européens, le GIAP est créé en France dans le sillage du livre de Michel Ragon, Où vivrons-nous demain ? (1963). Des architectes de générations différentes se reconnaissent : Guy Rottier, Yona Friedman, Pascal Häusermann, Antti Lovag… Rêveurs et “bricoleurs”, ils placent l'individu au cœur de l'affranchissement de la production architecturale en souhaitant soustraire celle-ci aux grands groupes industriels et à la planification d'Etat, tout en s’intéressant à la production en série comme moyen économique de développement d’une architecture libérée, accessible à tous.

Rapidité de construction, coûts optimisés, liberté d’installation et d’implantation, ils pensent “unité” que l’on peut assembler, regrouper, empiler ; une unité mobile, évolutive, constructible avec des matériaux montés à sec, moulée, assemblée, comme un réfrigérateur ou une voiture. C'est une maison sans angle droit, une coque, des courbes, une grotte contemporaine, une matrice, un module, une capsule.

Yona Friedman, qui vient d’Haïfa et du désert, travaille depuis longtemps sur des concepts d’émancipation de la ville historique. Il dessine des structures “capables”, au-dessus des villes – des nappes tridimensionnelles imaginaires qu’il insère sur des cartes postales de sites réels. Friedman nous dit qu’il n’est pas utopiste mais “réaliste”. Pionnier en informatique pour l’urbanisme et l’architecture, il développe des programmes d’analyse des systèmes pour argumenter ces propositions.

Pascal Häusermann et Antti Lovag expérimentent parfois ensemble, fabriquent des prototypes. Un autre film de Julien Donada, La Bulle et l’Architecte, sur Pascal Häusermann, montre qu’il y a derrière cette créativité une autre idée du métier d’architecte : celle du constructeur, du “bricoleur” tel qu’il se désigne lui-même. Antti Lovag n’est pas un architecte, il est “habitologue”. Est revendiquée une libération émergeant des contraintes d’un monde de privilèges et d'ordres (architectes, avocats, médecins...), qui brident toute imagination. “Nous voulions que l’architecte puisse construire” nous dit Guy Rottier.

Le GIAP va détourner un archétype naissant, celui de la maison individuelle en série promue par l’Etat, avant même la fin des ZUP (Zone d’urbanisation prioritaire). Le GIAP en fait un cadre de liberté, exonéré de collectivisme, débarrassé du prolétariat et du zoning urbain. “Ils n’étaient pas non plus politiquement corrects du côté des contre-modèles” nous dit Häusermann ; en effet, pas d’idéologie ni de manifeste, mais un désir de vivre autrement, très individualiste.

 

la société du spectacle

En Angleterre, la revue Archigram paraît en plein Swinging London. Créée au sein de l’Architectural Association London par un groupe de jeunes architectes, Archigram propulse sa vision du futur dans des dessins de villes mobiles (Walking City), éphémères (Instant City), connectées (Plug-in City). Leurs images pulp balancent un cocktail pop jamais vu en architecture. Les Etats-Unis, qui financent la reconstruction anglaise, sont pris comme modèles – ou anti-modèles – et exercent une influence artistique majeure : Archigram est wharolienne, elle puise dans les images de la Nasa, dans les romans de Norman Spinrad et de Philip K. Dick. Des villes-mécanos accueillent des capsules, des unités de vie autonomes, des modules. Archigram se pluguera avec les maisons bulles du GIAP à l’occasion d’un salon à Cannes.

Visionnaires de notre monde contemporain, ils le sont : de la fête continue et des loisirs permanents, ils évolueront vers la dystopie et un projet de ville mobile pour chômeurs qui se déplacent pour trouver du travail – une société violente comme dans les romans de J. G. Ballard. Peter Cook nous précise qu'ils n'étaient pas des “révolutionnaires”, se positionnant plutôt dans un mouvement artistique surréaliste. Pas des situationnistes, nul propos politique (sic), mais un sens aigu de la communication, une fascination pour l’événementiel et la consommation. Plutôt un éloge de la société du spectacle qu’une critique.

 

alles ist architektur

“Il y avait plein d'Autrichiens autour de nous, dit Peter Cook, ils exploraient l'inconscient de l'architecture et de la ville.” A Vienne précisément, émergent des groupes ou individus qui parlent d'architecture, sans architecture. Coop Himmelb(l)au, Haus-Rucker-Co, Hans Hollein, Walter Pichler, tout comme ceux d’Archigram, sont des artistes reconnus pour la qualité plastique de leurs productions (maquettes, dessins, prototypes, films et performances). Leurs propos ont en toile de fond la philosophie, la musique, la psychanalyse : il faut sortir des décombres de la guerre et des stigmates, s’allonger sur des divans gonflables, voyager en introspection grâce à des univers sensoriels. Extraits de films d'Haus-Rucker-Co : un homme nu dans une bulle se déplace dans Vienne, des casques isolent les individus et recréent des univers parallèles… Hans Hollein est dadaïste, il fait d'un porte-avion un ready-made : une ville de 7000 habitants qu'on peut installer dans un beau paysage. Hollein est un dandy punk qui annonce la fin de l'architecture. “La forme on s'en fout” suggère-t-il. Car il n'y a pas d'architecture ou plutôt tout est architecture.

En 2013, Wolf D. Prix de Coop Himmelb(l)au, yeux bleus moqueurs et cigare, nous fait visiter son agence avec une satisfaction et une jubilation non dissimulées. Partis de la non-architecture et du déconstructivisme, ils construisent aujourd’hui des bâtiments institutionnels comme le musée des Confluences à Lyon.

 

 

 

ville vs architecture

A Florence œuvrent Archizoom et Superstudio. Différents et complémentaires, ces deux groupes ont marqué les esprits, avec non seulement des images et des films classés aujourd’hui œuvres d’art, mais avec un positionnement politique radical. Les images dystopiques intemporelles de Superstudio entraînent un monde en perdition dans une vision romantique et fantasmée. Leur concept de Monument continu est à la fois un rêve de monumentalité et d’idéal, et une critique incisive de la gangrénisation de la planète par l’architecture générique fermée de la ville expansive.

Sur fond de paysage toscan, assis sur un canapé, Adolfo Natalini, cofondateur de Superstudio, rappelle cette position critique et revendique son conservatisme personnel aujourd’hui. Andrea Branzi, architecte, designer, artiste, fondateur de Archizoom, explique la position politique des radicaux italiens : “Les Viennois étaient des expressionnistes, des situationnistes… Nous voulions montrer l’absurdité de l’alliance de la technologie et de la monumentalité. Nous étions dans une critique marxiste, contre une évolution du capitalisme vers des conséquences extrêmes.” Archizoom démonte le processus de création de la ville symbolique et imagine avant l’heure le devenir de la ville comme machine de guerre : la ville en réseau, la ville comme système de production perpétuel automatique en série, la méga métropole qui se systémise.

Superstudio travaillait à une architecture sans ville, nous rappelle Branzi, alors qu’Archizoom développait une ville sans architecture.

 

la fonction oblique

Rencontré à l’occasion de son exposition rétrospective à la Cité de l’architecture et du patrimoine (scénographiée par Jean Nouvel) début 2010, Claude Parent est à part. Devant la caméra de Julien Donada, il évoque la fonction oblique, inventée avec Paul Virilio, à travers ses dessins très futuristes. L’influence, ici, est plus à rechercher dans les expérimentations suprématistes que dans un monde sensoriel, quoique la fonction oblique remette en question l’horizontalité et, à partir de cette déstabilisation physique, prône une conscience retrouvée de l’individu. “On peine lorsque l’on monte, on est joyeux quand on descend” nous explique-t-il. Il se fit détester pour avoir construit des centrales nucléaires, et adulé pour avoir bâti des icônes architecturales comme l’église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers (Cf. A propos du Bunker, autre film de Julien Donada).

 

hors champ

La remise en question du fonctionnalisme en architecture avait commencé dès l’année 1953 avec la formation de Team Ten. Précurseurs, activistes, Jaap Bakema, Georges Candilis, Rolf Gutmann, Alison et Peter Smithson (pour ne citer que les principaux) déboulonnèrent le IXe CIAM à Aix-en-Provence (Congrès international d’architecture moderne) et rédigèrent un manifeste pour préparer le Xe Congrès (d’où le nom de Team Ten).

Ils revendiquaient la place de l’individu, plus que la remise en question de la forme architecturale ; le matériau, l’architecture n’étaient pas la question, les modes de vie oui ; les habitants, l’espace public, les espaces de liberté. L’analyse était marxiste, la position sociologique, humaniste, militante. Ils ont ainsi introduit la non-architecture dans la représentation du projet : photos et portraits de gens, extraits de magazines, de cut-up. Ils parlaient d’égalité, de féminisme, d’une société solidaire.

Si le film n’évoque pas Team Ten, en s’intéressant plutôt à la génération suivante, il faut savoir que Peter Smithson fut professeur des Archigram londoniens, et que le travail de Cook, Greene et Herron est également une réaction au Brutalisme prôné par Team Ten.

Cité à deux reprises dans Les Visionnaires, le précurseur Richard Buckminster Fuller mériterait aussi qu’on s’y attarde davantage. Architecte, ingénieur, mathématicien, philosophe, génial inventeur excentrique qui dansa sur scène avec Merce Cunningham sur la musique de John Cage au Black Mountain College en 1949, il est l’inventeur du dôme géodésique dont la consécration fut le pavillon américain de l’exposition universelle de Montréal en 1967. Il avait aussi conçu une maison mobile, la Dymaxion House, en 1929, une maison transportable n’importe où et surtout en pleine nature, d’ordinaire inaccessible à l’homme. Auto-construction, partage, autonomie, mobilité… la position de Bucky est centrée sur la capacité imaginaire de l’individu, la liberté individuelle créatrice.

 

qu’est ce qui fait vision ?

Parmi ces visionnaires, il y a donc les rêveurs qui se sont butés à la réalité de la production architecturale normée ; il y a des combattants qui ont défié le pouvoir en construisant des univers parallèles virtuels. Dans tous les cas, ils ont vu les mégalopoles envahir l’espace, advenir l’exil permanent des hommes, l’hyper consommation tout gérer et un monde individualiste se développer à outrance. Parmi ces visionnaires, il y a ceux qui ont construit leur profession sur ces constats en les exacerbant, et ceux qui ont créé des mouvements et des courants en architecture qui ont permis un renouvellement fondamental de l’architecture à la fin du XXe siècle.

Certaines visions tiennent la route : celle de la fin de l’architecture et de la ville comme objet et lieu de référence symbolique, celle d’une réalité virtuelle avec des individus connectés, celle de la mobilité exacerbée. Ces visions quelquefois dystopiques habitent sans aucun doute de jeunes générations du XXIe siècle débutant, qui explorent les ruines, les délaissés urbains, le junkspace, imaginent des process urbains parallèles, s’intéressent au devenir du paysage et des campagnes, et cherchent comment réactiver une vie collective et sociale. Des modules de survie, des structures urbaines éphémères, des expérimentations y ont leur place, de même que la nécessaire remise en question du métier de l’architecte, qui est toujours à réinventer.

 

Isabelle Moulin (février 2015)

 

 

A lire

Superarchitecture, le futur de l’architecture 1950-1970, Dominique Rouillard, éd. de La Villette, 2004.

Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, Robert Snyder, Images Modernes, 2008.

Team 10 1953-1981. In Search of an Utopia of the Present, Max Risselada and Dirk van den Heuvel, Nai Publishers, Rotterdam. 2005.