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Au-delà de l’exercice d’admiration

Au-delà de l’exercice d’admiration
Rencontre avec Jean-Pierre Limosin, au moment où le cinéaste va entamer la promotion de son film Young Yakusa (sortie en salle en avril 2008), à propos du Home Cinéma des frères Dardenne, un film de la collection Cinéma, de notre temps, pour laquelle Jean-Pierre Limosin a déjà réalisé Abbas Kiarostami, vérités et songes (1994), Alain Cavalier, 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine (1995) et Takeshi Kitano l’imprévisible (1999).

A la fin du portrait que vous lui consacrez, Alain Cavalier dit : vous m'avez permis de ne plus avoir rien à dire. Ces mots font écho, me semble-t-il, à votre travail. D'où vous vient cette envie de faire parler les cinéastes ?

Au départ, l’idée était de mettre en valeur une hypothèse de cinéma propre à ces cinéastes, étant entendu qu’après avoir vu les films ou écrit sur eux, quelque chose manque encore, qui échappe à la fois au regard du spectateur et au regard critique. Un travail cinématographique avec un cinéaste peut justement permettre d’approcher cette complétude. À l’origine de la série Cinéma, de notre temps, un article d’André S. Labarthe expliquait que dans un texte on parle peut-être un peu trop de soi, et qu’en filmant on parle un peu plus du cinéma. Je rajouterai qu’en chaque cinéaste, une hypothèse nous permet de répondre à la question suivante : non pas qu’est-ce que le cinéma ?, mais où peut aller le cinéma ?

Le parcours d’Alain [Cavalier] m’intéressait aussi. Lui qui tournait dans l’establishment, avec Delon, et ratait d’une certaine façon la Nouvelle Vague, côtoyant plutôt des gens eux aussi à côté, Louis Malle, Claude Sautet, il a redécouvert l’essence de la Nouvelle Vague à travers la technique numérique. Alain Cavalier a avancé dans sa pratique cinématographique, il a vieilli, mais il a finalement une pratique très jeune. Son corps s’est abîmé, comme l’ancienne pratique cinématographique, cette division du travail avec ses grosses machines et ses grosses caméras, mais il retrouve cet esprit de fragilité, de jeunesse, grâce à ses petites caméras numériques, pour engager une nouvelle façon de faire des films.

Alain Cavalier n’avait jamais participé à un projet comme 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine, et le film existe uniquement grâce à un énorme travail préparatoire, qui pour moi est véritablement essentiel. Dans un cadre documentaire, on a parfois l’impression de n’avoir jamais assez de temps. Il faudrait que le tournage commence au moment où il s’achève, mais c’est trop tard parce qu’il n’y a plus de production. Pour éviter cela, six mois avant le tournage, je lui ai proposé de tenir un journal qui servirait de base à nos échanges. J’ai découpé un cahier en chapitres (que l’on retrouve dans le film), comme autant de champs d’interrogations. Je lui posais des questions succinctes, car il aime les formes vives, brèves. Et lui me répondait en quelques mots, ou par un dessin, mais c’était suffisant pour s’approcher l’un de l’autre. On a correspondu ainsi, en échangeant un cahier de brouillon du cinéma (rires). Le jour du tournage, nous avions donc beaucoup appris l’un sur l’autre. Il a également fait quelque chose d’une grande intelligence : comme tout serait filmé dans son appartement, il m’en a donné les clés pour que j’y passe deux jours. Je crois très fortement en l’imprégnation : j’ai tout regardé chez lui, ses livres, même sa correspondance ! Ce travail de préparation a permis d’instaurer un protocole d’amitié. Nous avons pu ainsi passer une semaine ensemble, échanger, expérimenter. Le film raconte tout cela. À la fin du tournage, nous avions le sentiment d’avoir accompli quelque chose : lui n’avait plus à parler de son travail, il pouvait désormais avancer autrement, pour un certain temps en tout cas.

 

Comment se sont préparés les autres films ?

À chaque fois, c’est une expérience particulière. Je pourrais présenter ce travail de façon philosophique, en citant Lévinas, dont certains concepts sont utiles pour le documentaire. Par exemple, se placer dans les traces de l’autre pour mieux l’approcher, pour être proche et à la fois en déséquilibre par rapport à lui, pour éviter toute situation de domination. Mais le travail documentaire est plus intuitif. Chaque être est singulier, il faut donc trouver une façon de l’aborder qui lui corresponde. Plus simplement, c’est une question d’hospitalité orientale. Les cinéastes ont une pensée et des habitudes, et il faut venir vers eux avec, autant que possible, cette pensée-là, ces habitudes-là, pour essayer d’aller plus loin. J’aurais été un malotru de filmer Alain Cavalier avec une équipe de quinze personnes, alors que lui-même refuse cette division du travail. Il faut encore une fois se mettre dans les traces de l’œuvre, trouver ce qui la constitue. Cette pratique regarde aussi la vie quotidienne, et c’est ça le plus intéressant, la vie quotidienne.

 

Avec Kiarostami, était-il plus difficile d'établir une relation d'amitié, comme plus tard avec Alain Cavalier ?

Rencontrer Abbas était compliqué. Il se méfie énormément des gens. En plus il y avait peu d’argent, partir en Iran pour préparer le film aurait coûté trop cher. J’ai donc travaillé avec un autre cinéaste, Jafar Panahi, lui-même très proche d’Abbas. De façon assez incroyable, Jafar est tellement imprégné de ses tournages qu’il en a assimilé tous les dialogues. Plusieurs fois, j’ai regardé avec lui son premier film, Le Ballon blanc, et je l’ai vu murmurer, en anticipant légèrement, tout ce que disaient les acteurs. Et il le faisait avec une sorte de joie, ou parfois en pleurant. En fin de compte, je suis parti de cette idée là. Car j’ai compris, en discutant avec Abbas, qu’il sacralisait lui aussi le moment du tournage, qui l’habite encore des années après, comme il habite tous ceux qui y ont pris part.

Je ne savais pas trop quoi faire quand j’ai tourné le premier plan. On a pris l’autoroute qu’il prenait d’habitude pour aller sur son ancien plateau de tournage, dans la région du Gilan. Au moment où il a vu le péage d’Et la vie continue, il s’est mis dans la peau de son acteur, attendant de voir si l’employé du péage lui dirait la même chose. Quand nous y sommes arrivés, un hasard extraordinaire le hasard n’est que cinématographique  c’était le même homme ! L’interface réalité/fiction disparaissait tout à coup. La situation s’est débloquée à ce moment. Abbas a compris qu’il se passait quelque chose, et qu’il serait peut-être intéressant de suivre à nouveau les traces des tournages. Mais il y a eu des moments d’opposition entre lui et moi. Personnellement je n’adhère pas à ce qu’il pense. Il a fait ce film extraordinaire qu’est Close-up. Après, ça m’intéresse beaucoup moins. J’ai tourné Abbas Kiarostami, vérités et songes avec l’hypothèse de cinéma suivante : il est possible d’insérer dans le réel des moments de fiction, de les reproduire, pour obtenir une forme hybride, entre la vie, le documentaire et la fiction. Pour moi, le cinéma d’Abbas se définit comme ça. Mais il a abandonné cette hypothèse, si ce n’est dans Ten.

Dans cette série de portraits, Takeshi Kitano l’imprévisible semble un peu à part.

En fait, je n’ai pas pu y faire ce que je voulais. Pour Takeshi, l’hypothèse de cinéma concernait la confrontation avec le mal, la fréquentation des marges de la société japonaise, des yakuza, des vagabonds. La façon dont il extrait des parts de récits de ces expériences-là. Malheureusement Takeshi était pris par toutes ces émissions de télévision où il fait l’idiot, avec plaisir d’ailleurs, et d’où il tire les financements de ses films. Il avait accepté mes propositions, mais il était trop occupé. Il faut dire aussi qu’il est très fuyant. Pour le cadrer, j’ai donc travaillé avec Shiguéhiko Hasumi, qui est très soucieux des détails, méticuleux et précis. Mais fatalement le projet devenait un entretien traditionnel. À un moment, Takeshi évoque quand même l’idée de départ : lorsqu’il parle de la scène des baguettes, dans Hana-bi, qu’il a empruntée à un véritable gangster.

 

Même si finalement cela n'a pas été possible avec Kitano, l'idée d'un "pélerinage" est-elle systématiquement l'idée de départ ?

Ce que je cherche à créer est de l’ordre de l’hospitalité. Je veux que les gens se sentent bien. Qu’ils sentent une possible connivence, de style et de forme, au niveau de l’entretien comme dans le traitement des images, qui permette d’aller au-delà de l’imitation, de l’exercice d’admiration que constitue finalement la série Cinéma, de notre temps. C’est une forme de maïeutique : faire en sorte qu’ils puissent voir avec un peu de distance cette forme qui leur est familière, comme si je la leur présentais en miroir, pour que ce ne soit pas qu’un exercice rassurant, ou promotionnel.

Avec les frères Dardenne, je voulais faire quelque chose de très familial, d’où l’idée de tourner en super 8. Je voulais que la pellicule soit grattée, qu’il y ait des aspérités, pour recueillir les scories du lieu – on respire très mal là où ils tournent, c’est un endroit traversé par mille récits, par l’industrie… Cela dit, il y avait tellement peu d’argent que je me suis retrouvé à filmer avec une caméra d’amateur, ce qui fait par exemple que le son n’était pas synchrone. Je voulais également mettre en évidence combien leurs récits sont structurés. Les Dardenne sont de grands scénaristes, presque des langiens. Leurs dramaturgies sont très efficaces. Mais on y trouve aussi une part d’enfance, parce qu’ils tournent sur les lieux de leur adolescence, là où ils ont été les témoins de l’histoire, sans forcément la comprendre, percutés par les grandes grèves, la fermeture des usines textiles et des aciéries. À l’évidence, il fallait que mon travail soit basique, pour qu’on puisse parler concrètement de leurs méthodes, de leur obsession du détail et de la vérité.

 

L’usage du super 8 démontre également une évolution notable depuis le premier film consacré à Kiarostami, à la fin duquel s’instaure un jeu entre les extraits de films et ce que vous filmez vous-même. On parvient ainsi à un moment de flottement, d’indécision, alors que dans Le Home Cinema des frères Dardenne vos images et les leurs sont directement reconnaissables. Était-ce pour afficher ainsi une plus grande distance par rapport aux extraits de films ?

Peut-être, parce qu’ils filment des histoires imaginaires – même s’ils ont fait du documentaire il y a longtemps 1. Je voulais avoir du grain pour que l’atmosphère des lieux de tournage soit plus réelle encore, ce qu’eux-mêmes ne peuvent obtenir lorsqu’ils tournent, parce qu’ils sont essentiellement attentifs au rythme, à la dramaturgie, aux corps. Comme il faisait froid, cela permettait aussi de voir certaines choses qu’eux-mêmes mettent en pratique. Les Dardenne sont les cinéastes de l’hiver. Ils ont besoin de filmer la buée qui sort de la bouche des gens. Pour que le temps et l’atmosphère participent de la mise en scène. C’est pour ça qu’il est difficile de tourner pour les Dardenne. Les acteurs les adorent, mais tourner pour eux, c’est un peu entrer au monastère (rires).

 

C’est ce qu’on voit d’ailleurs au dernier plan du Home Cinema des frères Dardenne, quand Jérémie Rénier revient sur le pont.

Oui, il est complètement gelé… Et c’est véritablement le dernier plan ! Dans cette série Cinéma, de notre temps, les contraintes sont vraiment importantes. Quand on les verbalise, on se rend compte qu’elles ne sont pas subies, mais qu’elles permettent d’écrire. Cette dernière scène par exemple, je l’ai tournée sans son, pour ne pas gêner, et pour que l’émotion ne vienne que de l’image. Donc c’est muet, et c’est assez beau. L’endroit est tragiquement magique : il y a ce pont, le stade de foot à côté, les vieux fourneaux. Et cette couverture de survie, à la fin du film, tout un symbole ! Les moments de beauté sont assez rares lorsqu’on filme un tournage. En général, c’est un peu ennuyeux, ça déborde de maîtrise (rires).

 

J'allais effecitvement vous demander pourquoi vous montrer si peu les cinéastes au travail ?

Comme le dit Cavalier, les cinéastes ont une propension à la mise en scène, puisque eux-mêmes sont des metteurs en scène ! Ils comprennent très bien quel est le dispositif. Alors l’ego, la vanité ressortent. Les Dardenne, ça les emmerdait prodigieusement. Ils ont accepté uniquement pour le dernier plan. Mettre en scène est un travail fastidieux. Filmer vous met dans un état second. Les gens sont extrêmement fatigués, irrités. Ils n’ont qu’une seule obsession : l’image qu’ils vont obtenir. Si bien que rares sont les moments où on peut plonger dans les profondeurs de l’œuvre. Par exemple, les Dardenne s’enferment sur le plateau avec les acteurs, sans caméra, comme dans un confessionnal, pour trouver sens et rythme. L’opérateur n’intervient qu’après. C’est un univers très fermé et obsessionnel.

Il y a aussi une distance qui permet de créer des obstacles, de cacher des choses. Si on est trop près, ça va pas, si on est trop loin on voit tout, dit Jean-Pierre Dardenne dans le film. Cette notion d’obstacle me semble importante. Hormis peut-être dans le film consacré à Alain Cavalier, c’est toujours un rapport indirect qui s’instaure avec la présence d’un interprète. Dans Le Home Cinéma des frères Dardenne aussi, vous semblez souvent plus attentif à celui qui écoute qu’à celui qui parle, comme s’ils étaient les intervieweurs l’un de l’autre.

Oui, et je ne suis pas loin de l’exactitude, ici. Le plus impressionnant dans leur machine, c’est que l’un peut commencer une phrase, que l’autre termine sans que la phrase perde sa logique. Le montage du film vient de là. Bien sûr, il sont souvent en désaccord. Mais leur façon de travailler ensemble favorisait l’idée que celui qui écoute pouvait être aussi l’intervieweur. D’ailleurs, lorsqu’ils mettent en scène, ils se posent des questions l’un à l’autre. Parfois la réponse tarde et surgit deux jours plus tard, comme si leur conversation ne s’interrompait pas malgré les ruptures du temps.

 

Filmer le discours est un peu ingrat, c’est une des formes les plus galvaudées, ce que l’on nous sert tous les jours à la télé…

Oui, et c’est pourquoi il faut avancer en dehors du discours, aller au-delà du dispositif, de la représentation, de cette mise en scène du discours. Dans ce registre, le film de Pedro Costa sur les Straub 2 est très beau, parce qu’il est très indirect. C’était sûrement la meilleure façon de parler du communisme avec Straub (rires).

 

Vous voyez-vous un jour emprunter une forme semblable à ce que Costa met en place ?

Non, même si j’aime beaucoup le film. Tant qu’à filmer la vie du couple, il faudrait aller plus loin, jusqu’au corps. Voilà ce qui est intéressant : quand la parole prend corps jusqu’au corps, justement. Parler habillé est pénible. Il faut un peu de dénudé, ou au contraire sur-habiller les gens. Il faut rendre visible la parole. Ce sont vraiment de gros problèmes de cinéma (rires). Le cinéma de fiction passe rapidement là-dessus grâce à la technique rudimentaire du dialogue. Mais ce n’est pas suffisant. Là, réside peut-être la force du documentaire. On est devant cette aporie : comment filmer la parole, alors que c’est impossible ?
Quand on connaît ses films, on remarque les mouvements d’un cinéaste. Et l’on se rend compte alors que le style, le mouvement ou le rythme de certaines séquences en découlent. Je suis très attentif aux gestes. André S. Labarthe a une sorte de geste adolescent, dont je retrouverais très certainement l’esprit s’il faisait un jour un film de fiction. Prenez Michael Moore, regardez comment il est, comment il bouge : on voit tout de suite que c’est fake ! (rires).

 

Les Dardenne parlent justement très bien du rythme, de cette horloge...

Les Dardenne sont très méticuleux, ils sont même complètement fous. Ils répètent le même geste, en travaillent la mécanique, en accord avec le lieu et l’existence des personnages. D’un certain point de vue, ils ont vu le film avant tout le monde. Pour l’opérateur, la difficulté est donc de se couler dans ce rythme et cette mécanique. C’est une folie incroyable et cela se voit dans les films. C’est du sport, au sens où ce sont des gestes, de la vitesse, des corps musicaux. Mais chez les Dardenne, ces différences de tempo sont toujours liées à l’émotion. Ils sont en quelque sorte des classiques. Quand la caméra tremble dans un film, c’est parfois simplement lié à des questions de vitesse, c’est mathématique. Alors que chez eux, le tremblé est systématiquement lié à un sentiment ou à de la pensée. Le cinéma de toute façon n’est que de la pensée. L’image n’est que du sentiment, elle n’est pas mécanique. La mécanique, c’est autre chose, ça peut être très bien d’ailleurs, mais c’est facile à faire et facile à voir. Il faut montrer au contraire la face sensible des choses, ce qui est extrêmement difficile.

 

Rétrospectivement, entre ces quatre portraits, auxquels on pourrait ajouter, me semble-t-il, Young Yakuza, voyez-vous un lien qui vous aurait porté l'un à l'autre ?

Non, cela correspond à chaque fois à une hypothèse de cinéma que je souhaite mettre en valeur. Et encore une fois je pense que seul le cinéma peut faire ça, cela dit sans mépris pour l’écriture ou l’activité critique. La série Cinéma, de notre temps a, hélas, un gros problème de production. Beaucoup de gens voudraient filmer d’autres cinéastes, pour dépasser cet exercice d’admiration, pour revenir à des questions simples, à André Bazin, en somme. Se demander ce qu’est une image, qu’est-ce que représenter, comment la représentation nous traverse, nous travaille, c’est-à-dire comment certaines personnes trouvent les moyens pour que ça nous travaille autrement que l’habitude, l’usure, la mort. Il est important de parler du particularisme de cet art, qui n’est ni de la peinture, ni de la musique. Le cinéma est autre chose et on n’a pas encore fini de savoir ce que c’est. Il faut travailler cette énigme.

Pour ma part, je travaille beaucoup au montage. J’aime cette façon de penser par association ou par analogie. Chaque fois, j’ai très envie de filmer à nouveau certains plans, moins parce qu’ils sont ratés qu’à cause d’un sentiment d’incomplétude. Dans ce sens Young Yakuza était une très bonne expérience : je partais filmer une semaine, je revenais, montais puis repartais. Les choses s’agençaient ainsi au fur et à mesure.

 

Si tant est que vous partagiez votre filmographie entre fiction et documentaire, Young Yakuza me semble opérer une sorte de synthèse, où les deux principes convergent remarquablement.

Le film traite de mondes préexistants, comme de la façon d’en rendre compte : la fiction, le documentaire, avec entre eux cette frontière très poreuse. Je déteste de toute façon le documentaire puriste, cette fascination idéologique pour la pureté des langages, alors que tout est faux. Quand tu viens avec une caméra, les rapports sont différents. En somme, le documentaire n’existe pas. Mais ce n’est pas de la fiction, c’est tout simplement autre chose.

 

C’est aussi ce que dit Kiarostami : que ce soit du documentaire ou de la fiction, le tout est un grand mensonge que nous racontons au spectateur.

C’est chez Abbas ce dont je me sens le plus proche. Et dans le film nous en avons joué, tous les deux. Peu importe que ce qui est dit soit faux. L’important est la façon dont cela s’inscrit dans le cinéma.

 

L’industrie elle aussi fabrique ce genre de partage. Tourner un Young Yakuza, qui y échappe, n’a-t-il pas posé quelques problèmes en amont ?

Non, j’étais assez libre, c’était même très simple en fin de compte. Il a suffi d’entrer en contact avec Kumagai, le chef du gang. Le plus difficile était d’échapper à la fascination, tout en respectant l’ironie qui existe entre les gens dans la société japonaise, cette ironie qu’on voit un peu chez Ozu. La première fois que je suis allé au Japon, je pensais comme tant d’autres qu’Ozu faisait des films japonais, alors qu’il a inventé un autre Japon. Ozu n’est pas un cinéaste japonais dans le sens où il aurait retranscrit l’essence de la vie japonaise.

La seule façon de m’en sortir avec les gangsters était de suivre un novice. Mais ce beau projet a été chahuté parce que leur vie est compliquée. Eux-mêmes se la compliquent beaucoup : d’un certain point de vue, ils sont plus respectueux de la loi que les flics et les puritains, plus moralistes que les moralistes. Mais les filmer est difficile, surtout parce que les données changent tout le temps : par exemple, le bureau que l’on voit dans les premières séquences a été abandonné pour un autre bureau. On filme dans un décor, on se règle, mais quand on revient, le décor n’est plus le même et les rapports entre eux aussi ont changé. Il faut tout refaire. Pour ce film, il m’a fallu écrire ou imaginer une cinquantaine de scénarios différents.

Moi-même, je ne porte pas de jugement moral sur eux, ou plutôt, ce n’est pas à moi d’en porter un. Ils ont au moins l’honnêteté de se dire gangsters. Personnellement, je pensais que seule la durée, le temps, apporteraient cette prise de position que les spectateurs ou je ne sais quel journal vont immanquablement me demander. Les yakuza eux-mêmes sont perdants face au temps, avec leurs rituels, cette folie qui consiste à croire qu’ils viennent de la tradition et ont à charge d’organiser le mal. Bien sûr, ils peuvent gagner beaucoup d’argent, mais face au temps ils sont perdants. Leur entreprise ne peut que péricliter. Il ne fait pas bon être gangster. C’est beaucoup d’ennui et de mélancolie, beaucoup de contraintes, le poids de la hiérarchie.

 

Kumagai aurait lui-même sollicté ce projet. Attendait-il une hagiographie ?

Dans son esprit, c’était stratégique. Il voulait prendre le pouvoir à l’intérieur du syndicat. Il s’est donc dit qu’il serait bien d’avoir un film, non pas à sa gloire, parce qu’il n’est pas si bête, mais qui donne une bonne image de lui. Puis le réel l’a boxé, et on a beau être costaud, le réel, c’est phénoménal, c’est une catastrophe, personne ne peut y résister. Il est donc tout à fait conscient de l’ironie du film. Malgré cela, il n’y est pas opposé. Parce qu’il se dit : c’est exact, il y a des moments où l’on est vraiment comme ça, et de toute façon, je n’ai rien à cacher. Être yakuza, c’est être constamment en opposition. Si les gens disent qu’ils mentent, alors il leur faut démontrer qu’un yakuza ne ment pas, qu’ils sont vraiment comme ça – en partie tout du moins, car chacun connaît leur cruauté ; le tout est de ne pas tomber dans leurs pattes. Les yakuza sont submergés par leur image. Regardez les films de fiction, qui les présentent comme des Robin-des-bois, des super-héros. Il leur est vraiment impossible de perdre la face. Alors qu’ici, en dépit des circonstances, Kumagai a accepté d’apparaître ainsi. Les dix-huit mois qu’a pris le tournage ont finalement permis de montrer cette fragilité-là.

 

Propos recueillis par Mathieu Capel, février 2008.

 

1 Dans une interview parue dans L’Humanité du 29 septembre 1999, Jean-Pierre et Luc Dardenne racontent comment ils ont commencé à faire du cinéma documentaire avec Armand Gatti, qu’ils considèrent encore aujourd’hui comme leur père spirituel.

 

2 Cf. catalogue Images de la culture : Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, cinéastes (collection Cinéma, de notre temps), de Pedro Costa, 2001, 72’.