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Cher découvreur de ces écrits

Cher découvreur de ces écrits
Sur des images de bâtiments en ruines dans l’ancien camp concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau, Emil Weiss ranime la mémoire de la Shoah en donnant à écouter les paroles des Sonderkommando, ces détenus recrutés pour assister les SS dans l’exécution de la “solution finale”. Certains ont pu, en effet, enterrer des manuscrits où ils racontent l’horreur de la tâche qui leur était assignée.

À Auschwitz, le Sonderkommando (commando spécial) était employé à nettoyer les chambres à gaz et incinérer les corps. Après quatre mois de labeur harassant, toute l’équipe était liquidée d’une balle dans la nuque et la première tâche de l’équipe suivante était de traiter les cadavres de leurs prédécesseurs. Les SS veillaient à effacer les preuves de leurs crimes.

“Cher découvreur de ces écrits ! J’ai une prière à te faire, c’est en vérité mon essentielle raison d’écrire, que ma vie condamnée à mort trouve au moins un sens. Que mes jours infernaux, que mon lendemain sans issue atteignent leur but dans l’avenir. Je ne te rapporte qu’une part infime, un minimum de ce qui s’est passé dans cet enfer d’Auschwitz-Birkenau. Tu pourras te faire une image de ce que fut la réalité.” Ce texte ouvre un manuscrit écrit en 1944. L’auteur, Zalmen Gradowski, était un des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. C’est à cette prière d’un condamné à mort que répond le film d’Emil Weiss. Mais la prière s’adresse à tous et à chacun.

En mars 1945, un jeune Polonais des environs, fouillant les décombres du camp à la recherche de l’or des Juifs, déterra un bocal contenant le premier des quatre manuscrits de Gradowski. Il était écrit en yiddish, une langue qu’il ne pouvait pas lire. Haïm Wollnerman, un ancien déporté revenu dans sa ville natale, le lui racheta et s’efforça de le publier. Il n’y parvint qu’en 1987, et encore à compte d’auteur, à trois cents exemplaires. De 1945 à 1980, huit manuscrits ont été retrouvés, un en français, un en grec, les autres en yiddish. La découverte de chacun tient du miracle.

Sur les quelque deux mille détenus ayant appartenu au Sonderkommando d’Auschwitz, seuls une dizaine ont survécu. Dont Filip Müller, le coiffeur interrogé par Claude Lanzmann dans Shoah. Certains ont témoigné dans les procès d’après-guerre. Mais leurs récits n’ont guère été diffusés au-delà du cercle des spécialistes. Il faut attendre 2001 pour que, sous le titre Au cœur de l’enfer, le texte de Gradowski paraisse en français (Revue d’Histoire de la Shoah et éditions Kimé) et 2005 pour une édition plus complète (Des voix dans la nuit, textes réunis par Ber Mark, préface Elie Wiesel, éd. Calmann-Lévy). Pourquoi cet étouffement ? Le Dictionnaire de la Shoah récemment paru sous la direction de Georges Bensoussan (éd. Larousse 2009) y voit un “signe évident de la difficulté que pose à la compréhension et à l’analyse historiques un phénomène comme celui de la coopération des victimes à leurs propres bourreaux dans des situations où le mal est le plus fort”. Il souligne pourtant que ces textes sont “d’une extrême valeur documentaire et humaine et constituent un fait unique dans l’histoire de l’extermination des Juifs”.

Le film d'Emil Weiss n'a d'autre ambition que de nous faire entendre ces actes d'accusation d'une précision inégalable parce que leur rédaction est entièrement contemporaine des crimes.

 

La mémoire n’a pas eu le temps de faire le tri, la censure consciente ou inconsciente de faire son œuvre. Ils exposent sans détours le mode opératoire de la “solution finale” dans ses étapes ultimes. Pendant 24 heures, deux équipes se relaient pour faire tourner à plein l’usine de mort. Elles accomplissent sous la garde des SS des milliers de gestes techniques précis. Chaque jour, huit mille cadavres à laver, à dépouiller, à charrier de la chambre à gaz aux fours. Auxquels s’ajoutent, lorsqu’arrivent les convois de Juifs hongrois durant l’été 1944, les milliers de victimes excédentaires qui, sans le mensonge lénifiant de la “douche”, sont menées encore vivantes devant des fosses incandescentes où elles sont “culbutées” d’une balle dans la nuque. Les membres des Sonderkommando décrivent en détail chaque geste, et chaque détail pèse son poids de souffrances insensées. Ils disent aussi leur désespoir d’être enchaînés à cette tâche de fossoyeurs de leur propre peuple, leur tentation du suicide et leur révolte (qui aboutira au dynamitage du crématorium IV le 7 octobre 1944). Tandis que les images fouillent inlassablement le paysage inerte du camp, ce sont les voix ici qui font voir.

Spectateur, on croit, même lorsqu’on n’a pas fait le pèlerinage en Silésie, avoir déjà vu cent fois ces images : les abords verdoyants du camp, les poteaux, les miradors, les lignes de barbelés, les marécages au fond tapissé de cendres, la voie ferrée, la rampe, l’entrée monumentale, les travées des baraques, l’alignement des tinettes, les décombres de la chambre à gaz et des fours dynamités. Mais les voix d’outre-tombe qu’Emil Weiss nous fait entendre en yiddish et en français décillent nos regards. Dans l’ascèse des images, une scène de crime surgit devant nous, dont chaque détail s’imprime comme si nous en avions été personnellement témoins. Les boîtes de chlore ou de Zyklon B apportées par des camionnettes portant une croix rouge. L’homme en uniforme équipé d’un masque à gaz. Les granulés jetés dans l’orifice et aussitôt recouverts d’un épais couvercle de ciment. Le monticule de deux mille corps figés, les plus faibles en dessous, les robustes au sommet. Les contusions laissées par la dernière lutte pour le dernier atome d’oxygène. Le jet d’eau puissant pour laver les déjections dont ils sont tous couverts. Les attaches qu’on fixe aux poignets pour dénouer ce tas de corps glissants. Les monte-charge dont les portes s’ouvrent automatiquement à l’étage supérieur des fours crématoires. Les cadavres aux yeux ouverts qu’on enfourne tête-bêche, en dessous les femmes parce qu’elles brûlent mieux, les enfants par-dessus parce que leurs petits corps risquent de glisser entre les grilles et de tomber dans le cendrier.

Il faut s’interdire ici l’usage du mot enfer, car l’enfer, aucun de nous ne l’a vu, sauf en imagination. Ce que racontent les Sonderkommando, ce n’est pas un cauchemar, une hallucination diurne ou nocturne, c’est leur histoire et c’est désormais la nôtre. Le film d’Emil Weiss nous place crûment devant cette évidence. Sans échappatoire possible. Sans consolation.

Anne Brunswic, décembre 2010.