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Citoyen des films de Béla Tarr

Citoyen des films de Béla Tarr
Autodidacte de l’image en mouvement, Jean-Marc Lamoure réalise de nombreux documents filmiques en Afrique de l’Est, en accompagnant des chercheurs en sciences sociales dans leurs enquêtes. Son premier documentaire, réalisé en collaboration avec l'anthropologue Thomas Osmond, Chaalo, les voix du deuil (2004), est produit par Abderrahmane Sissako. Parallèlement, il conçoit des formes singulières de documentaires en ciné-concert (Farenji, 2008 ; Flag, 2014). Entretien autour du portrait qu’il a consacré au cinéaste hongrois, Tarr Béla, I used to be a filmmaker, saisi en plein tournage.

Comment avez-vous rencontré Béla Tarr ? Comment avez-vous réussi à créer cette présence invisible sur le tournage du Cheval de Turin ?

Avant de rencontrer l’homme, j’ai rencontré son œuvre et plus précisément le film Sátántangó [1994] à la fin des années 1990. On y séjourne durablement dans un monde abandonné par l’Etat et les Dieux, avec une petite communauté d’hommes et de femmes victimes d’une hallucination sonore collective. Béla Tarr y déploie une image sombre et crue du monde qui est pourtant résolument tournée vers le vivant. Un endroit où lucidité ne rime pas avec désespoir mais avec dignité. J’ai commencé à développer mon projet de film autour de Béla Tarr en me sentant comme citoyen de cette image du monde et avec l’envie fiévreuse de la partager. Ce que je veux dire par là c’est qu’il y a une forme de communauté d’esprit qui me relie à l’œuvre de Béla Tarr. Ensuite, tout se passe en un coup de fil et un premier rendez-vous à Bastia, sur la fin du tournage de L’Homme de Londres en février 2007. Ce jour-là, on joue à “l’artiste et au journaliste”, ce qu’on ne refera jamais plus. Du coup, lorsque le tournage du Cheval de Turin se profile, cela fait déjà trois ans que je chemine aux côtés de Béla. J’ai testé différents dispositifs de tournage avec lui et il me pousse à faire un film sans entretien. Il ne veut pas philosopher sur son œuvre et je ne veux pas faire un portrait d’artiste, c’est donc sur un autre terrain que nous avons rendez-vous, celui du travail. Grâce à Yann-Eryl Mer, son jeune assistant français – qui deviendra aussi le mien – j’ai pu rencontrer toute sa famille de tournage et commencer à tourner des images avec certains d’entre eux. Sur le tournage du Cheval de Turin, ma présence avec une caméra est donc devenue relativement naturelle même si elle est l’objet d’une négociation permanente avec Béla qui m’embauche régulièrement comme assistant et me force à poser ma caméra. La sensation de “présence invisible” est enfin peut-être liée au fait que j’ai appris à filmer auprès d’un anthropologue en cherchant patiemment et discrètement ma place pour rendre lisibles des situations de rituels.

                                                                                                                

Dès le “I used to be” du titre, dès la première scène qui montre l’enterrement de la caméra, on sait que c’est son dernier film. Y avait-il pour vous encore davantage l’idée qu’il fallait être là, la conscience de filmer quelque chose qui avait lieu pour la dernière fois ?

Au départ, j’ai proposé à Béla Tarr de réaliser un film de famille en temps de paix (entre deux tournages) car l’idée de le filmer en création me semblait presque obscène. De plus, Béla disait que “deux caméras ne peuvent pas tourner en même temps”, ce qui fermait le débat. Avec le temps, en effet, il y a sans doute eu pour lui comme pour moi la conscience de cette “dernière fois” ; cela m’a donné le courage d’insister, et pour Béla, l’envie de se mettre en scène dans cette situation de travail. Filmer Béla au travail, c’est le représenter dans ce vers quoi toute sa vie a été tendue. Sur la question de la méthode, Béla travaille au conditionnement de toute l’équipe à l’état physique et mental de ses personnages. A force de répétitions et de piétinements, on finit par tous bouger et respirer au même rythme que les acteurs, comme pris par une sorte d’envoûtement auquel la diffusion de la musique de Mihály Vig sur le plateau participe grandement. Convier les spectateurs à un séjour prolongé au sein de cette famille de tournage me semblait une façon possible d’en saisir la communauté d’esprit.

 

Ce qui intensifie cette impression ce sont aussi les images Super 8 avec les paroles de Béla Tarr. Elles paraissent d’un autre temps, comme des leçons d’outre-cinéma. Quel statut ont-elles pour vous ?

Au départ, j’ai embarqué ma caméra Super 8 (avec laquelle je voyage depuis des années) pour prolonger esthétiquement l’idée d’un film de famille autour de Béla Tarr. Par ailleurs, je travaillais sur un dispositif d’échanges de paroles entre Béla Tarr et Yann-Eryl Mer. Ces deux idées se sont épuisées au tournage puis retrouvées au montage. En la séparant de son image, j’ai essayé de travailler la parole de Béla comme une pensée à haute voix, et en l’associant aux images en Super 8, cela devient très vite méditatif. J’ai ensuite relié ces deux éléments avec la composition musicale d’Akosh S. à qui j’avais proposé d’imaginer une musique de tête qui reflète mon état d’esprit durant ce tournage, une sorte de bourdon alerte et envoûtant.

 

Vous avez toujours choisi de montrer la mise en place du plan, son côté parfois très artisanal, puis l’extrait du film, très dominé. Il y a quelque chose de magique dans cette démarche car même si on a vu comment avait été fait le plan, on est toujours saisi par sa grâce quand il apparaît. Saviez-vous au tournage que vous alliez monter ainsi ?

Non, je ne crois pas y avoir pensé en ces termes. Cela dit, à l’expression “special effect”, on pourrait opposer chez Béla Tarr celle de “real effect” : je vois son travail comme une fabrique du réel, une sorte de forge d’images apatrides et intemporelles. Aussi, conclure de longs temps de recherche, de mise en place et de répétition par la scène filmée qui en résulte est une façon de décrire cette fabrique d’images. D’autre part, j’ai eu envie de jouer sur le contraste entre le chaos sonore du tournage et l’épure du plan obtenu, entre la débauche d’énergie et de machine, et la limpidité de la situation filmée.

 

Il y a un mot qui revient plusieurs fois quand Béla Tarr désigne le mouvement de caméra, c’est celui d’élégance. Est-ce quelque chose que vous aviez particulièrement à cœur de montrer ?

Derrière ce mot, il y a tout le soin porté à l’écriture d’une chorégraphie pour une caméra, un cheval et deux acteurs. Par élégance, on peut entendre la délicatesse bienveillante présidant à la conduite de nos regards vers une image extrêmement dépouillée du vivant. On peut aussi y voir la rigueur et l’attention exigées dans la façon qu’a la caméra d’approcher des êtres condamnés à la perpétuité de gestes de survie.

 

 

 

Vous choisissez de montrer des extraits des Harmonies Werckmeister (2000) et de Sátántangó pour évoquer ses collaborations. Pourquoi ne pas être remonté plus loin, à ses autres films ?

Les extraits de ces deux films sont montés en rimes visuelles ou thématiques avec les propos des membres de la famille de tournage de Belà. Le choix de ces films tient essentiellement à leur relation avec Le Cheval de Turin. Sur le tournage, nous nous faisions souvent la remarque que les personnages semblaient être les rescapés de Sátántangó. Janos Derzsi et Erika Bók étaient effectivement présents dans ce film et c’est un peu comme s’ils portaient l’histoire et la conscience de cette expérience. Le musicien Mihály Vig était aussi présent sur les deux tournages ; et les paroles de Béla que j’avais recueillies portaient essentiellement sur les décors naturels de Sátántangó, dispersés dans la grande plaine hongroise. J’avais donc de sérieuses raisons de relier ces deux films, Les Harmonies Werckmeister étant une sorte d’étape poétique entre ces deux lieux.

 

Dans la seconde partie de votre film, vous interviewez notamment le musicien Mihály Vig et l’actrice Erika Bók. Vous les montrez d’abord par le corps, à bicyclette ou en train de marcher longuement. Est-ce un hommage au cinéma de Béla Tarr ? Une façon de mettre en évidence que filmer quelqu’un en train de parler et filmer quelqu’un en train de marcher peuvent révéler autant ?

Les films de Béla sont indissociables des personnalités qui les habitent. Aller les rencontrer, c’est voir de qui ses films sont faits. Je les ai filmés séparément dans des moments de vie quotidienne à Budapest et c’est plus tard au montage que cette façon de les faire s’échapper du tournage par la marche ou le vélo est venue. Avec la monteuse, Nadia Ben Rachid, on a essayé de montrer la porosité entre le monde extérieur et celui du tournage. Filmer quelqu’un qui marche, c’est bien sûr filmer son corps, ses postures et ses allures, mais c’est aussi filmer une personne qui médite en mouvement et qui trimballe sa charge de films et de vie.

 

Le carton liminaire insiste sur la notion de famille : Béla Tarr travaille avec les mêmes collaborateurs depuis longtemps, certains depuis trente ans. A la fin, le cinéaste lui-même les définit comme des “partenaires spirituels”. Entre-temps, il évoque la force de cohésion née sur le tournage de Sátántangó. Il me semble que c’est vraiment ce que montre votre film, la façon dont chacun prend part au même processus. Pourtant, Béla Tarr parle aussi d’un système politique, féodal, où le pouvoir est détenu par celui qui choisit la place de la caméra, donc par lui.

Durant le tournage du Cheval de Turin qui s’est étiré sur deux ans (on ne pouvait tourner qu’au printemps et en automne pour avoir de belles couvertures nuageuses), j’ai essayé de filmer l’équipe comme une communauté, un genre de groupe de compagnons ou d’artisans fédérés par Béla. Après des semaines passées dans le froid de cette ferme isolée, on était tous dans l’état des personnages du film et cela a d’autant plus renforcé ce sentiment d’appartenance et de dévouement au projet. Sur la réflexion de Béla quant à “l’absence de démocratie dans l’art comme dans la vie”, je suis assez d’accord avec lui. C’est comme si on était nombreux à faire le même rêve et que certains seulement se souviennent des images. Ils proposent alors une aventure collective, mais assujettie à la recherche de ces images. A la fin du tournage, l’acteur Janos Derzsi m’a dit : “Je t’ai vu te dévouer au projet, faire tous les boulots d’assistants et supporter l’autorité… mais tu ne t’es pas soumis à l’homme mais à l’œuvre.”

 

Propos recueillis par Martin Drouot, septembre 2014

 

 

 

Note de tournage

Le ciel chargé d’automne s’abaisse et presse lentement les hommes et les bêtes sous la terre. Au creux des vallons détrempés, des êtres se débattent, écœurés de survivre, usés par la perpétuité des gestes, affolés en silence avec le temps comme unique geôlier.

Le vent n’a plus de sens alors où partir ?

Fuir en avant et revenir, renoncer, réagir.

Le cheval de Nietzsche se repose debout, il ne partira plus et ne tirera pas les hommes vers les frontières invisibles d’un pays qui a oublié son nom. Danse macabre pour les rescapés du Tango de Satan dont peu se relèveront. Les autres se demanderont plus tard s’ils n’ont pas rêvé leur enfer.

 

Jean-Marc Lamoure, 7 novembre 2009