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Créer un masque et une fenêtre

Créer un masque et une fenêtre
Dans The Image You Missed (Cinéma du Réel 2018), Donal Foreman retrace le parcours de son père, Arthur MacCaig (1948-2008), cinéaste américain engagé qui a documenté le conflit en Irlande du Nord dans les années 1970-90. Réflexion sur l’intime, le politique et l’essence même du cinéma, ce film a été produit, entre autres, par Nicole Brenez, qui mène ici introduction et entretien avec le cinéaste.

D’abord, il y a Arthur MacCaig (1948-2008), cinéaste activiste états-unien d’origine irlandaise, qui consacre l’essentiel de son œuvre à documenter deux mouvements de lutte armée populaire : l’IRA en Irlande du Nord, l’ETA au Pays basque. Arthur MacCaig commence par réaliser un long métrage en 16mm, The Patriot Game (1978), un film de fin d’études pour l’IDHEC produit par ISKRA, la coopérative créée par Chris Marker. Admirable fresque historique, travail de collecte d’archives et de tournage personnel, The Patriot Game commence par retracer les origines économiques et politiques du conflit en Irlande du Nord à partir de la colonisation britannique, puis en déploie les événements et les enjeux jusqu’à son présent. Chef-d’œuvre du cinéma engagé, ce film, à ce jour encore sous-évalué, mérite de prendre place aux côtés des grands essais filmiques qui ont pris en charge l’histoire politique d’un peuple, d’une nation voire d’un continent, tels L’Heure des Brasiers (Fernando Solanas et Octavio Getino, Argentine, 1968), Mexique : la Révolution congelée (Raymundo Gleyzer et Ciné de la base, Argentine, 1970) ou La Spirale (Armand Mattelart, Jacqueline Meppiel et Valérie Mayoux, France, 1975), qui constituent peut-être ses sources d’inspiration.

Arthur MacCaig travaille ensuite surtout pour des télévisions et sur support vidéographique, mais en conservant la même ligne marxiste, indépendantiste, républicaine et favorable à la lutte armée. Parmi ses films centrés sur l’Irlande du Nord : The Jackets Green (1988), sur les ghettos de Belfast ; Irish Voices (1995), sur la censure des leaders du Sinn Fein dans les médias ; War and Peace in Northern Ireland (1998), qui constitue la suite de The Patriot Game ; A Song for Ireland (2004), qui relève et prolonge la dimension musicale déjà à l’œuvre dans ses films. 

Outre l’IRA et l’ETA, avec Wearing the Green : Longtermers of the New York State Prison System (1995), MacCaig participe aussi à documenter le combat des Black Panthers à travers le cas d’Eddie Ellis, condamné à 25 ans de prison pour le meurtre d’un policier qu’il soutient n’avoir pas commis.

Ensuite, il y a le fils d’Arthur MacCaig, Donal Foreman, né en 1985 à Dublin, cinéaste, enseignant, curateur. L’un des premiers textes de Donal s’intitule Images Are Everything (2003) : il porte sur l’enseignement du cinéma et son titre apparaît on ne peut plus programmatique au regard des questions explicites ou implicites que soulève The Image You Missed. Qu’est-ce qu’un père qui n’a pas élevé son fils ? Comment un père peut-il consacrer entièrement sa vie aux images sans jamais en faire ni en garder de son fils ? Quelles sont ces images aux pouvoirs si considérables que l’on peut y consacrer entièrement et exclusivement une vie ? Quels rôles pour les représentations matérielles ou mentales dans la vie collective et dans la vie privée ? Quelles fonctions, quelle efficacité, pour les films activistes ? Par quelles voies mystérieuses des idéaux, gestes, désirs, passent-ils d’une génération à l’autre sans même que celles-ci aient besoin de se côtoyer ? Comment décrire l’incroyable puissance des formes d’emprises qu’exerce l’absence ? Toutes ces questions et bien d’autres structurent The Image You Missed, non pas sur un mode verbal mais en déterminant la subtilité et la richesse de chaque raccord entre les plans tournés par le père et ceux tournés par le fils. L’essai de Donal Foreman, ancré sur sa solide culture visuelle et théorique en matière de cinéma politique, élabore son propos à partir des dialogues entre les images elles-mêmes et, ce faisant, invente en cascades des événements d’images dont quelques-uns sont évoqués dans l’entretien qui suit, mais dont bien d’autres restent à découvrir par les spectateurs du film.

Pour suivre mieux encore la réflexion de Donal Foreman sur les représentations, on peut également lire une analyse qui participe de la genèse de son brillant essai filmique : Lost in it, Fascinated :  Arthur MacCaig’s works on guerilla movements (en anglais, in La Furia Umana n°5, 2015, disponible en ligne).

 

 

Peux-tu nous retracer ton propre parcours de cinéaste, chercheur, enseignant, programmateur, antérieur à The Image You Missed ? Tu as notamment soutenu une thèse en 2008, The Filmmaker-activist and the collective : Robert Kramer and Jean-Luc Godard, peux-tu nous en résumer le propos ?

Vers l’âge de onze ans, j’ai commencé à rédiger des scénarios et à tourner des films, mais toujours séparément : les films n’ont jamais été scénarisés ni les scénarios jamais filmés ! Avant cela, depuis mon plus jeune âge, je dessinais, peignais et créais des bandes dessinées. Le cinéma prolongeait logiquement ces expériences visuelles, une évolution on ne peut plus constructive pour l’adolescent introverti que j’étais.

Le cinéma devint pour moi une sorte de passerelle vers le monde social et, tout au long de mon adolescence, je n’ai cessé de lire et réfléchir toujours plus sur le cinéma, de chercher à rationaliser toujours plus ce qui d’abord relevait de la pure intuition : la capacité du cinéma à transformer la façon dont vous voyez, ressentez, pensez, percevez le monde et vos relations avec autrui. Cela a déterminé d’une part mon intérêt pour diverses formes de cinéma radical et expérimental, de l’autre mon désir accru de non seulement faire des films mais d’écrire à leur sujet, de les programmer et les articuler plus largement à des courants politiques, philosophiques, sociaux. La thèse que tu mentionnes représente l’un des aboutissements de cette phase. Parmi les autres, figurent une série de projections organisées dans le cadre d’un collectif, l’Experimental Film Club (récemment repensé sous le nom Artists & Experimental Moving Image par ses nouveaux responsables) ; une étude du cinéma expérimental irlandais pour l’Irish Film Institute intitulée Absences et (Im)Possibilités ; ainsi qu’une série de projections intitulée Films Politically 1, dans un centre social anarchiste à Dublin.

C’est seulement dix ans après ces expériences de programmation que, pour la première fois, la réalisation de The Image You Missed m’a permis de traduire certaines de ces idées dans ma pratique cinématographique, même si l’aspect collectif de ce film, pour l’essentiel, reste un collectif de fantômes.

 

De quand date le projet de réaliser The Image You Missed ? Y pensais-tu déjà lorsque tu m’as écrit en 2008 au sujet de la conservation des archives de ton père ? Et comment ce projet a-t-il évolué pour trouver sa forme définitive ?

De fait, tu as été parmi les premiers à lire mon synopsis initial, peu de temps après que je t’ai interviewée pour le Brooklyn Rail en 2012. Je viens de déterrer ce synopsis et suis surpris de voir à quel point il s’avère proche de l’esprit du film terminé :

Missing Image organise une rencontre posthume entre deux cinéastes, un dialogue entre leurs cinémas très différents, entre les générations et époques politiques dissemblables qu’ils traversent. C’est aussi une réflexion sur une absence familiale, dans le cadre d’une enquête impossible : celle-ci reconstitue l’image manquante d’un père inconnu et impénétrable, l’image d’une vie entrevue à travers le prisme des objets et des créations qui lui ont survécu. Et, filtrée par ces éléments, une réflexion sur les puissances politiques du cinéma...

 

Le projet s’enracine dans le temps passé à trier l’appartement d’Arthur à Paris en 2009 et 2010, mais à l’époque je ne concevais pas encore clairement un quelconque film. J’ai un peu tourné dans son appartement (et plus tôt, lors de ses funérailles en 2008), plus par impulsion que par stratégie. C’est ainsi que je traitais souvent les choses à l’époque : j’ai accumulé des dizaines d’heures de séquences d’amis, de vie familiale, de lieux quotidiens, de voyages à l’étranger, qui documentent mon enfance et mon adolescence. Une partie de ce matériau a constitué la base de Declarations, une série de 25 courts métrages mise en ligne régulièrement tout au long de 2009 – certaines de ces images furent ensuite intégrées à The Image You Missed. C’était pour moi un moyen pratique de gérer la réalité : créer à la fois la distance et la proximité, un masque et une fenêtre – “attirés par ce qui barre le chemin”, pour adapter un vers de Seamus Heaney 2.

Le concept nécessaire pour aborder le matériau de mon père, pour le confronter et le mêler au mien, s’est progressivement formé dans mon esprit au fil des ans, stimulé, je pense, par la prise de conscience que je pouvais utiliser la figure et le travail d’Arthur comme catalyseur pour transformer ma propre façon de faire des films et me forcer à investir un nouveau terrain, qui m’obligerait à élaborer un nouvel ensemble de stratégies formelles.

 

Hormis les archives familiales et notamment celles de ton père que l’on te voit découvrir dans le film, quelles furent les autres sources et fonds dans lesquels tu as puisé ton matériau ?

Mes recherches m’ont amené à visionner de nombreux autres films sur le conflit en Irlande du Nord, réalisés par des contemporains d’Arthur. La plupart ont été filmés par des cinéastes de gauche, comme lui non irlandais, venus en Irlande guidés par un sens de la solidarité internationaliste et anticolonialiste. J’ai été frappé par les similitudes entre ces œuvres, tant avec les films d’Arthur, qu’avec certaines des questions explorées dans mon propre film : le rôle des images dans la lutte, l’intime contre le politique, etc.

Deux des films qui m’ont le plus marqué sont passés dans la trame du mien : Maeve (Pat Murphy et John Davies, 1982) et Nous étions tous des noms d’arbres (Armand Gatti, 1982). Maeve est une réflexion semi-autobiographique de Pat Murphy sur son éducation à Belfast, le caractère aliénant de celle-ci, la réflexion qui s’ensuit sur les limites patriarcales et émancipatrices du mouvement nationaliste. La protagoniste (l’alter ego de Pat) développe plusieurs disputes étonnantes avec un ex-petit ami de l’IRA pour traiter de ces problèmes, j’en ai cité plusieurs passages dans mon film.

Nous étions tous des noms d’arbres quant à lui offre une brillante alliance de documentaire, essai et fiction, réalisée collectivement dans le cadre d’un atelier intercommunautaire pour les jeunes. Le film se montre particulièrement incisif pour ce qui concerne l’analyse du rôle des images, du langage, de la surveillance et de l’efficacité dans un conflit. Sa formule la plus mémorable – “Bienvenue dans notre bataille d’images ! Un Irlandais ne s’adresse jamais à la personne face à lui, mais à une image !” – est devenu un emblème pour mon propre projet.

Ces films, ainsi que ceux d’autres cinéastes dont le Berwick Street Film Collective et St. Claire Bourne, ont formé la base de la programmation intitulée (Our) Battle of Images que j’ai récemment présentée à l’Irish Film Institute de Dublin puis au Metrograph Theatre à New York, et dont tu as présenté une version à la Cinémathèque française.

D’autres fragments ne proviennent pas strictement de nos archives familiales – par exemple, dans une séquence vers la fin, j’ai juxtaposé des fragments sonores de Tony Blair et Bill Clinton à un discours récent émanant du Parti Socialiste Républicain Irlandais : celui-ci représente la perspective républicaine socialiste dissidente de ceux qui, contrairement à mon père, n’ont pas accepté l’Accord du Vendredi Saint 3 et considèrent le néolibéralisme comme “la nouvelle arme” du colonialisme. J’ai un peu enfreint mes propres règles pour incorporer ces éléments, mais c’est à cela que servent les règles, c’était ma façon de dépasser et prolonger la filmographie d’Arthur vers une critique du statu quopost-paix” dans le Nord aujourd’hui, où le sectarisme et les inégalités demeurent des réalités quotidiennes.

 

L’une des caractéristiques formelles fondamentales, originales et subtiles de The Image You Missed, est qu’il y s’agit d’un dialogue constant entre images de provenances très différentes : à la fois dans les champs/contrechamps ou raccords immédiats, où chaque plan vient répondre, compléter ou faire basculer le précédent ; mais aussi du point de vue de la structure d’ensemble, grâce à laquelle il s’agit de décrire les liens extrêmement complexes entre deux générations, deux conceptions du cinéma, deux époques, deux continents et plusieurs techniques d’enregistrement. Comment as-tu conçu ce travail de tissage et entrelacs triplement, dans l’immédiat du raccord, “à distance” (pour reprendre le terme d’Artavazd Pelechian), et dans la structure ?

Le premier raccord que j’avais en tête associait d’une part un plan de soldats de l’IRA armés et masqués, tiré du film d’Arthur Irish Ways (1989), et de l’autre un plan de mon ami Danny portant un masque de hockey et brandissant un faux fusil, extrait du tout premier film que nous avons réalisé à l’âge de onze ans, providentiellement intitulé The Terrorist. Cela ressemblait à une connexion très simple, évidente, voire facile à établir au début, mais elle était également dense en strates de significations et en implications, elle suscitait une cascade de réflexions sur les relations entre la théâtralité et l’authenticité, la fiction et le documentaire, le filmeur et le filmé, que j’ai continué à déployer tout au long de la fabrication du film.

Commencer par un ensemble assez clair de questions et de contrastes, dont ceux que tu soulignes, a permis beaucoup d’improvisation intuitive dans le processus de montage, en particulier parce que ces questions semblaient si immanentes au matériau que quelque chose devait en être extrait plutôt que s’y voir imposé. Mais cette extraction était loin d’être facile – c’est un peu comme essayer de deviner dans le matériau un découpage caché (substantif qui m’obsède et semble n’avoir aucun équivalent dans le monde anglophone) !

Le film s’est transformé pour moi en une réflexion profonde sur le montage. Pour pasticher Spinoza, nul ne sait ce que peut un raccord. J’ai vraiment aimé développer les différentes associations rythmiques, graphiques, intellectuelles, émotionnelles et tonales que permet le montage au-delà des règles de continuité (ou peut-être plus couramment, de ce que David Bordwell nomme “continuité intensifiée”), si omniprésentes aujourd’hui.

 

On pourrait penser a priori que The Image You Missed est une accusation formulée contre ton père absent et contre sa terrible formule finale sur son absence de regret quant au fait de t’avoir abandonné ; mais pour ma part, je le vois surtout comme une tentative de résurrection grâce au dialogue entre ses images et les tiennes ; et, de façon plus bouleversante encore, comme une déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre, lorsque, par le montage et le ralenti, en quelque sorte tu décèles dans ses rushes la possibilité du film de fiction qu’il n’a pas pu réaliser. Autrement dit, tu accomplis pour lui un désir de cinéma qu’il n’a pas pu mener à son terme. As-tu conçu cette magnifique séquence comme un geste d’amour, ou au contraire comme un geste dialectique de dépassement, ou bien les deux simultanément, ou bien faut-il l’inscrire dans un autre registre ?

Probablement tout cela. Peut-être pas consciemment ni en ces termes, mais c’est sans doute un geste d’amour à ma manière. Mais, surtout, c’est un adieu. Tous mes films, me semble-t-il, ont été un moyen de dire au revoir à des lieux, à des personnes ou à des moments particuliers de ma vie, en prenant le temps d’essayer de les voir vraiment, et en s’appuyant sur ce revoir pour aller de l’avant. Le principe de s’appuyer sur était pour moi le plus tangible au départ : amorcer le travail avec une conception plutôt non sentimentale quant à l’usage de ce matériau pour me propulser vers l’avant et accéder à un registre que je n’aurais pu atteindre sans lui.  La formule existentielle d’Ariana Grande, “thank u, next”, me vient à l’esprit !

 

Dans ce travail d’élaboration si exigeant, des cinéastes, monteurs, écrivains, musiciens t’ont-ils inspirés, ou au moins ont-il fait repères ? On pense spontanément à Jean-Luc Godard pour la diversité des supports, à Jonas Mekas pour sa puissance narrative quant à l’intime, à Jonathan Caouette pour la conversion d’un rapport filial en travail de montage…

La grande tradition des essais politiques de Marker à Godard en passant par Robert Kramer, la combinaison de paysages, de textes et de voix chez Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Chantal Akerman et Patrick Keiller – ces œuvres sont des inspirations fondamentales en ce sens qu’elles délimitent un territoire que je désirais visiter. Mais une fois arrivé, je savais qu’elles ne pouvaient plus m’aider. J’ai dû trouver ma propre voie, dessiner ma propre carte.

Une influence inattendue, subconsciente mais essentielle, fut Nicolas Roeg. Bien que je n’aie jamais pensé à lui à l’époque, je me suis rendu compte rétrospectivement qu’aucun autre cinéaste ne m’a autant appris sur les possibilités inédites et à peine exploitées de monter au-delà des conventions de continuité et de linéarité.

 

N’as-tu pas été amené à surligner les divergences politiques entre ton père et toi ? Certes, son travail appartient à une époque plutôt conquérante et faste pour les combats populaires et internationalistes ; mais la tienne n’est-elle pas riche aussi de soulèvements et d’initiatives d’images, même si les cadres politiques traditionnels (les partis communistes et socialistes) se sont effondrés ? N’est-ce pas justement l’occasion de prendre encore plus d’initiatives ?

Une amie a débattu avec moi de l’affirmation formulée dans le film selon laquelle la lutte armée des années 1970 ne serait plus “une image en laquelle vous pourriez croire”. Selon elle, cela revient à ignorer l’importance des initiatives armées des Kurdes au Rojava qui se déroulent sous nos yeux, par exemple. Ce n’était pas mon intention, et je pense que la situation en Occident est maintenant très différente, mais elle a peut-être raison.

Je détesterais que l’on considère le film comme un prétexte pour l’inaction, en même temps que ni le film ni moi ne pouvons prétendre avoir une certitude sur ce qui devrait être fait. À cet égard, j’apprécie beaucoup ce que le critique espagnol Carlos Solano a écrit sur le film :

The Image You Missed dit deux choses très importantes : qu’un film commence là où les autres se terminent ; que, dans une révolution, nous combattons toujours au nom de ceux qui ont combattu avant nous. Mais il ne s’agit pas forcément de deuil... Ici la mélancolie ne décrit pas un état contemplatif mais un chemin vers l’action.

Le film flirte certes avec la mélancolie, mais j’espère qu’il comporte aussi un “optimisme de la volonté”, comme dit Gramsci, à ressentir dans l’acte de nouer des liens entre les générations, les époques, les lieux – et, ultimement, entre les vivants et les morts.

Avec l’image finale du film – ou plutôt, techniquement, l’avant-dernière image –, il était très important pour moi d’enchaîner cette séquence particulière de gestes : Arthur se tourne pour faire face à la caméra, puis regarde par la fenêtre. Dans le contexte du film, cela évoque à la fois la force et la faiblesse : se détourner du regard de la caméra, de l’intime, du personnel, de la réflexion sur soi, mais aussi, se détourner de l’image pour tendre vers le monde – pour avancer.

Je pense que la politique doit prendre de nouvelles formes. Je ne suis même pas en mesure de commencer à esquisser un tel projet, mais cela ne signifie pas que je le considère comme impossible ou sans espoir. Le cadre du nationalisme qui a dominé le conflit dans le Nord est désormais dépassé ; il a peut-être eu son utilité, mais ce temps est révolu. À cet égard, le combat des Kurdes est particulièrement important en raison de leurs expérimentations anti-étatiques et post-nationalistes, elles sont exactement le genre de nouvelles formes auxquelles nous devrions réfléchir.

 

As-tu été surpris par le succès d’une œuvre aussi singulière et intime que The Image You Missed ? Peux-tu nous rappeler combien de prix a remportés le film ?

Le succès du film a été une merveilleuse surprise. Cela constitue un grand encouragement, car c’est probablement le film le plus intransigeant que j’aie réalisé. Après toutes ces années au cours desquelles mes professeurs à l’école de cinéma insistaient constamment sur le fait de penser au “public” lors de la réalisation d’un film, il est réjouissant que ce film ait trouvé une audience sans que j’essaie une seconde de deviner ou de céder aux désirs d’un public imaginaire 4.

 

Une question à la fois pour le cinéaste et pour l’analyste : The Image You Missed fait partie d’une collection, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution, que penses-tu des films consacrés à Masao Adachi et René Vautier 5 ?

Je suis un grand fan des deux films et suis très honoré que mon film fasse partie de cette collection.

 

Le travail conduit sur The Image You Missed a-t-il une influence sur tes nouveaux projets de fiction, a-t-il modifié ton écriture et ta mise en scène ?

Il a sans aucun doute ouvert de nombreuses nouvelles possibilités, notamment pour ce qui concerne l’utilisation des textes, des voix et, bien sûr, des raccords. Ce film a été un événement dans ma vie tel qu’il ne peut y avoir que les films avant et les films après.

 

Enfin, à la grande surprise générale, en tous cas en France, les plaies de l’Irlande que, de loin, on pouvait croire cicatrisées se sont soudain ré-ouvertes à l’occasion du Brexit. Comment, à tes yeux, la situation peut-elle évoluer ?

Le fait est que, si l’accord du Vendredi Saint était un compromis bureaucratique assez brillant, qui utilisait les notions très modernes de multiculturalisme et de consentement démocratique étayées sur un projet plus large d’intégration européenne, il a également enraciné avec une redoutable efficacité les identités communautaristes qu’il aspirait à réconcilier. L’idiotie totale et l’absurdité du projet Brexit n’ont fait que remettre en évidence ces tensions non résolues.

Franchement, je pense que le seul espoir à long terme viendra de la dissolution de ces identités historiques… démanteler le capitalisme ne serait pas un mal non plus !

 

Propos recueillis et traduits par Nicole Brenez, janvier 2020.

 

Nicole Brenez vient de publier Manifestations. Ecrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, De l’incidence éditeur, 460 pp..

 

1 En référence à la formule de Jean-Luc Godard : “Il ne faut pas faire des films politiques, il faut faire politiquement des films” (Que faire ?, 1970, lisible sur derives.tv).

2 Écrivain irlandais, prix Nobel en 1995, dont un poème structure The Image You Missed.

3 Signé le 10 avril 1998, The Good Friday Agreement met fin à trois décennies de conflit en Irlande du Nord.

4 The Image You Missed a été sélectionné dans de nombreux festivals et remporté des prix partout dans le monde, parmi lesquels, en 2018 : Prix de la musique originale et Mention au Prix de l’Institut français–Louis Marcorelles, Cinéma du Réel, Paris ; Grand Jury Prize of the Avant-Garde & Genre Competition, BAFICI (Buenos Aires) ; Grand Prix First Look, 9th Avant-Garde Film Festival, Athènes ; Special Mention, International Competition of L’Alternativa, Festival de Cine Independiente de Barcelona ; First Prize, Filmmaker Festival, Milan ; Prix du Meilleur Film, La Muestra de Cine, Lanzarote ; Prix du Meilleur Film International, Transcinema Festival Internacional de Cine, Lima, Pérou…

5 Philippe Grandrieux, Masao Adachi (2011) ; Oriane Brun-Moschetti, Salut et fraternité. Les images selon René Vautier (2015).