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De l’essence des rêves

De l’essence des rêves
Sur les pas de Touki Bouki (Le Voyage de la hyène, 1973) de Djibril Diop Mambety (1945-1998), Mille soleils de Mati Diop, grand prix de la compétition internationale au FID-Marseille 2013, est bien davantage qu’un hommage au plus célèbre film de son oncle : un essai nocturne et onirique, qui remet en selle l’acteur Magaye Niang avec tendresse.

Un troupeau de zébus traverse un boulevard en pleine ville. Les voitures se sont arrêtées pour laisser passer les bêtes. C’est le premier plan de Mille soleils. Touki Bouki débute lui aussi par un troupeau de zébus, conduit par un enfant dans la brousse. Suivent dans les deux films les images sanglantes d’un abattoir. Dans Touki Bouki, après une ellipse, on retrouve le jeune vacher, seul cette fois. Puis, une mobylette trompetant traverse un village et s’en extirpe vers une route goudronnée : aller simple vers la mort – comme les bêtes égorgées – ou espoir d’un ailleurs ?

Cette confrontation audacieuse entre les deux scènes, Mati Diop la synthétise en un seul plan et, pour cela, change l’axe de la caméra. Là où son oncle filme de face, elle offre un plan de biais, comme pour mieux placer son regard à elle : si Mille soleils, au-delà de l’hommage, apparaît comme une relecture de Touki Bouki, c’est en coupe, avec un montage neuf et actualisé. Pour preuve : quand Djibril Diop Mambety filme l’abattoir, le plan, en plongée, montre le sang des bêtes qui coule ; sa nièce, elle, relève la caméra pour filmer non pas les bêtes mais les visages des travailleurs. Que reste-t-il des visages de Touki Bouki, et en particulier de celui de son acteur principal, Magaye Niang ? C’est le voyage auquel Mati Diop nous invite dans la suite de son film.

 

montage de rêve

De montage dans Touki Bouki, il n’est question que de ça. Le film n’a de cesse d’accoler des espaces opposés mais complémentaires, comme la brousse et l’abattoir, les zébus et cette mobylette qui porte des cornes en étendard, la nature indomptée et la ville aux immeubles informes. Car Touki Bouki est construit comme un rêve éveillé : les images jaillissent coupant les actions comme des visions intérieures des personnages, tels ces plans obsédants de mer qui s’épuise contre la falaise, ou de bêtes qu’on égorge.

Ce heurt a également lieu au sein même des plans, entre l’image et le son. Dès le début, l’image des cases avec des femmes qui vendent des légumes est recouverte par le bruit d’une circulation qu’on ne voit pas. Les sons appellent vers un ailleurs, comme la chanson de Joséphine Baker, Paris Paris, qui résonne sur les plans de la mobylette filant sur la route : le personnage principal, Mori, et sa jeune compagne, Anta, voyagent déjà un peu vers Paris, le lieu de leurs rêves, nous dit la chanson.

Pourtant, après bien des aventures, des larcins et des fuites, au moment de prendre le bateau, Mori renonce, et laisse Anta partir seule. Incapable de vivre son rêve, ou enfin capable de vivre son pays ? Si le personnage finit assis au milieu d’un escalier, comme écrasé par le poids d’un échec, il est intéressant de noter que le réalisateur lui-même a choisi de rester, au moment où tous les cinéastes africains partaient étudier le cinéma en France ou en Russie. Touki Bouki, c’est aussi son histoire.

 

démontage, 40 ans après

C’est le jour d’une projection de Touki Bouki sur une place en plein air à Dakar, en hommage à Djibril Diop Mambety. Magaye Niang, qui incarnait Mori quarante ans avant et qui ouvrait Mille soleils avec son troupeau, se prépare pour la soirée. Il semble rejouer malgré lui des scènes du film d’origine. Mais alors que dans Touki Bouki, Mori volait des vêtements à un homosexuel qui l’attendait sous la douche, ici sa femme lui reproche, depuis la cuisine, de ne pas assez bien s’habiller pour la projection ; alors que Mori enfourchait sa mobylette à cornes, ici Magaye est obligé de négocier avec un taxi donneur de leçons pour l’emmener jusqu’au lieu de la projection.

Magaye n’a plus rien, en apparence, du héros romantique révolté qu’il incarnait en 1973. Le personnage marche à contresens des voitures dans la nuit, comme remontant le temps pour arriver face au film, donc à lui-même quarante ans plus tôt. Lorsqu’il dit à un groupe d’enfants que c’est lui, là, sur cet écran qui flotte dans la nuit, ils lui rient au nez : il n’est pas habillé pareil, il a des cheveux blancs – bien sûr que ce n’est pas lui… Face au miroir, le personnage bascule.

Tous ses rêves, depuis longtemps oubliés peut-être, remontent à la surface. Magaye est appelé sur scène. Il est gêné, tout bleu à cause des projecteurs devant la rue orangée : il ne semble déjà plus appartenir au réel. On lui demande ce qu’il a fait depuis le film. Il ne répond pas, la caméra panote sur l’écran, à présent vide d’images, et filme l’ombre du personnage. Il fuit. Comme Mori fuyait à la fin de Touki Bouki.

Rester ou partir, c’est bien la question qui traverse les deux films, et à laquelle ni Touki Bouki ni Mille soleils ne donnent de réponse univoque. Après la projection, ses amis reprochent à Magaye de faire du surplace et de ne pas être parti à Hollywood comme l’aurait, disent-ils, rêvé pour lui Djibril. C’est paradoxalement en racontant cet échec – il n’est pas devenu acteur – que Mati Diop fait de lui un acteur, celui de Mille soleils mais aussi celui de ses propres rêves.

 

 

 

remontage : vers la fiction

Comme Magaye qui décroche de la réalité, Mille soleils s’aventure hors de l’espace documentaire programmé : le film suit alors la fiction de son rêve. De Touki Bouki, Magaye ne semble voir que la jeune femme. Quand sur l’écran Anta jette un regard vers le quai, le contrechamp est celui de Magaye au présent, debout au milieu des spectateurs. Mati Diop crée un échange de regards qui n’existe pas entre les deux personnages – Mori est déjà en train de courir – et qui a lieu à quarante ans d’intervalle. Ce regard qu’il n’avait pas vu bouleverse Magaye/Mori.

La fête est finie : alors que dans une boîte de nuit une femme ramasse les déchets de la soirée – du passé – l’acteur raconte l’histoire d’amour entre Mori et Anta comme si c’était lui-même qui l’avait vécue. Il s’approprie l’histoire. La voix de Mado Robin chantant Plaisir d’amour, l’autre leitmotiv de Touki Bouki, se charge d’un sens nouveau : “Plaisir d’amour ne dure qu’un moment / Chagrin d’amour dure toute la vie…” Là où dans le film de Djibril Diop Mambety, les paroles avaient une valeur annonciatrice, préfigurant la séparation sur le quai, dans celui de Mati Diop, elles accusent le temps.

Pas si sûr pourtant que Mille soleils soit le portrait d’une vie gâchée, car, tout à sa confusion, Magaye décide de retrouver non pas Mareme Niang, l’actrice qui interprète Anta, mais Anta elle-même. Il lui téléphone : elle n’est pas à Paris, mais en Alaska, où elle travaille sur une plate-forme pétrolière. Qu’elle leur en apporte, du pétrole, plaisante Magaye, car au Sénégal, ils en manquent ! L’essence, c’est bien ce qui permettait à la mobylette à cornes d’avancer, et au personnage de Mori de continuer à rêver.

Cet appel fait passer le film et son personnage de l’autre côté du miroir : plus tout à fait dans le réel, le film devient une forme de documentaire rêvé. Magaye avance dans la neige jusqu’à une grotte où la neige fond : il voit sortir des glaces une femme nue qui disparaît au loin. Eternelle Anta qui est partie vers un ailleurs incertain. Et la voix de Magaye récite, off, des phrases de James Baldwin (extraites de La Chambre de Giovanni) : “Tu n’as pas de chez toi jusqu’à ce que tu t’en ailles. Et une fois que tu es parti, tu ne peux plus revenir.” Il définit ainsi cet exil douloureux de la terre natale – la nostalgie – et devient un Ulysse moderne, mais un Ulysse qui n’aurait jamais quitté Ithaque. C’est Pénélope qui est partie…

 

le temps cinéma

Le temps d’un clignement d’œil, Magaye aura fait fondre la neige, et avec elle toutes les distances, celle physique, entre Dakar et l’Alaska, celle du temps, qui sépare Magaye aujourd’hui du jeune homme incarnant Mori, celle de l’écran enfin, entre l’acteur et le personnage.

Un film au titre qui fait joliment écho à celui de Mati Diop, Sans soleil (1983) s’ouvre par ces mots de Racine (dans la seconde préface à Bajazet) : “L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps.” Pour Chris Marker, il s’agissait de rapprocher par la poésie du montage des espaces et des cultures – le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Japon – dans un même temps. Pour Mati Diop, c’est l’opération inverse : il s’agit de dialoguer avec le film de son oncle, et en creux de faire se rencontrer le Sénégal de 1973 et celui de 2013. La mise en images du rêve de Magaye vient-elle combler la violence d’être le fruit rejeté du temps, de ne plus avoir d’espace à soi ?

Dans la première image de Touki Bouki, l’enfant vacher avance de la profondeur vers la caméra ; dans la dernière, il la dépasse, ou plutôt s’apprête à la dépasser car l’image se fige au moment où il est bord cadre, à l’exacte limite de sortir du champ de la fiction. A la fin de Mille soleils, Magaye revient à son troupeau. Il s’éloigne dans la profondeur, riche de sa nuit de fiction. Sans mobylette à cornes, il a traversé un territoire lui aussi, un territoire qui est peut-être le cinéma lui-même.

 

Martin Drouot (mars 2014)