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De la poétique admirative de Vincent Dieutre

De la poétique admirative de Vincent Dieutre
Après Les Accords d’Alba, consacré à la cinéaste Naomi Kawase, Vincent Dieutre livre un deuxième “exercice d’admiration”, EA2, faisant revivre la partition d’une scène clé de La Maman et la Putain de Jean Eustache. Avec Françoise Lebrun en complice.

Court métrage au titre mystérieux, EA2 de Vincent Dieutre a été présenté dans de nombreux festivals 1 et s’inscrit dans le projet du cinéaste qu’il intitule Les Exercices d’admiration. Un projet ? En réalité, le terme ne satisfait guère, qui semble annoncer un plan médité, obéissant à une finalité prédéterminée. Or, il entre, dans la production de ces courts métrages, une part considérable et assumée d’improvisation puisqu’ils résultent de rencontres, passées et présentes, et sont produits dans la relative intimité d’une équipe très resserrée et d’un temps très bref.

Ce film fut précédé par un premier travail, mené avec Naomi Kawase, Les Accords d’Alba, et devrait être suivi d’au moins un troisième exercice, consacré à Cocteau. EA2 consiste, quant à lui, en la reprise de la dernière séquence parlée de La Maman et la Putain, de la longue tirade de Véronika, interprétée alors par Françoise Lebrun, et, dans le film de Vincent Dieutre, par Vincent Dieutre lui-même.

Les renvois à l’œuvre originale ne manquent pas. Le film a été réalisé en noir et blanc ; Françoise Lebrun est présente et participe, entre autres par ses conseils à Vincent Dieutre acteur, à l’élaboration de la version 2008 ; enfin, la tirade elle-même n’a été que peu modifiée, simplement adaptée à un personnage masculin : “J’ai de très jolis seins” transformé en “J’ai de très jolies fesses” ; “Me faire encloquer” en “Me faire plomber”, etc. Ces transformations, mineures, n’engagent pas les enjeux principaux du film, nous y reviendrons.

Au bout du compte, nous assistons à une sorte de répétition : après cinq essais, Vincent Dieutre prononce finalement intégralement la réplique de Véronika, sous les yeux de Françoise Lebrun. L’ensemble a été tourné une après-midi, et, sur les quatre heures de rushes, le montage a conservé une vingtaine de minutes, organisées en un récit qui aboutit au paroxysme de la récitation complète.

EA2 est ainsi le bel enfant de plusieurs rencontres. Avec Françoise Lebrun d’abord, que Dieutre a fait tourner dans ses Fragments sur la grâce en 2006, se liant alors d’amitié avec elle. Il avait d’abord envisagé de lui confier à nouveau le rôle de Véronika, et, quoiqu’elle ait écarté cette option, l’actrice a pris sa pleine part du projet et contribué à la décision de Vincent Dieutre de reprendre lui-même cette réplique. Avec Jean Eustache, originellement, puisque c’est à lui, au premier chef, qu’est adressé cet exercice d’admiration : La Maman et la Putain avait produit en son temps sur le cinéaste, selon ses dires, un véritable choc esthétique de la reconnaissance de soi dans l’œuvre d’un autre. Rencontres, enfin, avec diverses circonstances, qui ont permis de réunir une petite équipe dans l’appartement jadis occupé par François Truffaut, le temps d’un dimanche, et de procéder au tournage dans une atmosphère amicale.

 

citer : pourquoi et comment ?

Les occasions se sont donc enchaînées pour créer la possibilité de ce court métrage. Mais elles ne sont peut-être que le masque de la nécessité, puisque, en exerçant ainsi son admiration, Vincent Dieutre retrouve tant de questions propres au reste de son œuvre. EA2 peut bel et bien être envisagé comme un laboratoire 2 de son activité cinématographique : il fait de La Maman et la Putain un arrière-film, c’est-à-dire non pas un modèle à imiter, mais une expérience fondamentale, et en donne à voir l’entrelacement avec l’œuvre en devenir du cinéaste contemporain. L’expression qui donne son titre à la série de ces courts métrages vient, d’ailleurs, d’une lecture de La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard 3, qui exhortait à renoncer au fétiche fantasmatique de l’originalité, pour refaire à l’envers le chemin de toutes les connaissances et de toutes les découvertes qui ont constitué la possibilité d’une œuvre nouvelle, et pratiquer alors une admiration créatrice.

La séquence de Jean Eustache fonctionne dans EA2 comme la référence au Caravage dans Leçons de ténèbres (2000) ou à Schubert dans Mon voyage d’hiver (2003). La forme du court métrage permet ici, de surcroît, de travailler dans la direction de l’art contemporain. Vincent Dieutre situe, d’ailleurs, son travail dans le voisinage d’artistes comme Pierre Huyghe ou même Andy Warhol, dont les œuvres reposent essentiellement sur le principe de la citation transformée. À une débauche d’images qu’il ne peut ignorer, l’artiste ne peut que superposer les siennes propres, en s’interrogeant sur la signification et les effets de cette superposition.

Mon voyage d’hiver nous ramène même précisément à la question soulevée par EA2 : il cite le cycle des Lieder, mais y ajoute le possessif, et dit une appropriation, qui, dans le même temps, se veut une transmission possible, caractérisée par la présence du filleul du cinéaste à l’écran. L’objet du trajet suivi par Vincent Dieutre consisterait alors à définir une modalité subjective de rapport à la culture allemande et à préserver la fragile possibilité, pour l’avenir, de ces nouvelles visites du temps passé et encore présent. De même, dans EA2, la présence d’images antérieures est-elle doublement signalée : le film consiste essentiellement en un acte de citation, et Françoise Lebrun est elle-même là, qui passe le témoin. Avec elle, Vincent Dieutre danse, comme s’il se mettait tout contre ce film et cette mémoire qu’elle incarne, reproduisant le geste de caresse déposé sur le tableau à l’orée de Leçons de ténèbres.

 

 

la maman et le pédé ?

S’il reprend la longue tirade de Véronika, ce n’est évidemment pas parce que Vincent Dieutre entend démontrer l’actualité, moyennant quelques adaptations, du discours qu’elle exprime. Dans les indications qu’elle dispense au fil du tournage, Françoise Lebrun rappelle que, dans La Maman et la Putain non plus, la parole qu’elle proférait ne devait pas être reçue comme un discours construit et militant : c’était plutôt une coulée de mots, provoquée par l’ivresse et la détresse, à la cohérence émotionnelle plutôt que rationnelle. Il ne s’agit donc pas, en 2008, de poser une équivalence stricte entre la femme des années 1970 et l’homosexuel des années 2000, ni de militer pour un retour à l’ordre moral. Ce n’est pas, comme l’actrice y insiste, une “reconstitution”.

S’il est un point commun, c’est que la génération de Vincent Dieutre vient après que la libération sexuelle a instauré un état des possibles dans les relations de désir, sans avoir, pour autant, tracé la voie certaine du salut amoureux. Dans la tirade prononcée par Françoise Lebrun en 1973, puis par Vincent Dieutre en 2008, le spectateur voit l’homo sexualis confronté en son époque aux interrogations du désir et de l’amour, et se retrouve lui-même confronté violemment à une intense émotion – plutôt qu’à un argumentaire. Le passage qui s’effectue avec la citation ne consiste donc pas en la remise au goût du jour d’un propos politique revendicatif, mais en la répercussion du choc émotionnel, en la reprise d’une souffrance.

 

danser la rencontre

La douleur relayée de Françoise Lebrun à Vincent Dieutre n’est pas, toutefois, un poids mort, mais plutôt un don, radical et puissant. Ce qui frappe, en effet, à la vision d’EA2, c’est que, loin de n’être qu’un exercice scolaire, il montre comment s’exerce, au sens plein, c’est-à-dire se pratique, se vit, s’essaie cette admiration intelligente qui, fondée sur la transmission, est aussi un passage. C’est pourquoi le film, et les tentatives successives de Vincent Dieutre de dire le texte, ne s’apparentent aucunement à une forme de making of. Ces différents instants sont organisés pour former un récit décrivant les étapes de l’appropriation du texte et du rôle, et culminant lorsque la tirade est récitée en entier.

Apprentissage d’un texte, EA2 devient dès lors l’apprentissage d’une altérité, et enserre, dans la dense synthèse d’une vingtaine de minutes, l’histoire d’une rencontre avec un film et avec une femme, Françoise Lebrun. Dans les longs métrages de Vincent Dieutre, la voix off égrène plusieurs histoires embryonnaires, rencontres amoureuses ou autres, qui tracent un parcours subjectif dans un espace. Son court métrage, dans la continuité de cette narration en marche, développe l’histoire d’une autre rencontre encore, en déroulant plus longuement le fil et en dévoilant l’intimité. Le moment de la danse avec Françoise Lebrun, à la fois douce et sensuelle, exprime délicatement cette expérience, rare et précieuse, d’un don réciproque.

La caresse du tableau, l’inauguration des Leçons de ténèbres : revenons une dernière fois à cette comparaison. Avec la souplesse rendue possible par le court, c’est comme si EA2 montrait le tremblement de la main qui accomplit ce geste et nous en faisait partager l’instant, à la faveur d’une distorsion du temps, à la fois condensé et dilaté, car l’apprentissage de la réplique de Véronika est lent, mais enclot aussi toute une histoire. Cette histoire, en écho aux propos et à la douleur du personnage, c’est celle, physique puisqu’émotionnelle, de la rencontre avec un être, Françoise Lebrun, et avec un film, La Maman et la Putain, car, bien sûr, les deux ne sont pas dissociables, et c’est la même présence au monde, curieuse – intriguée, soigneuse et soucieuse – qui se dit avec l’un et avec l’autre. EA2 ou la poétique dieutrienne de la rencontre.

 

Frédéric Nau, décembre 2009.

 

 

1 EA2 a obtenu le Grand Prix dans la catégorie films expérimentaux au festival Côté Court à Pantin en 2008.

2 L’expression est utilisée par Vincent Dieutre pour décrire la série des exercices.

3 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.