Retour

Echange d’images entre filmeur et filmés

Echange d’images entre filmeur et filmés
Regard original sur les mouvements pendulaires d’une famille Rom entre la Roumanie et l’Europe occidentale, Le Pendule de Costel a été sélectionné en 2013 par le FID Marseille, les Etats généraux du film documentaire de Lussas et les Ecrans documentaires d’Arcueil. Entretien avec sa réalisatrice, Pilar Arcila.

Comment avez-vous débuté dans la réalisation ?

Pendant mes études de psychologie en Colombie, j’ai commencé à développer un rapport sensible à l’image. Je suis ensuite venue en France pour intégrer l’école de photographie d’Arles, dont j’ai obtenu le diplôme avec un projet en vidéo. Peu de temps après, j’ai entrepris un portrait de Yann Paranthoën, un des grands créateurs sonores de Radio-France (Au fil du son, 2007, produit par Mille et Une Films). C’est donc par l’image fixe et le son que je suis venue au cinéma dont j’utilise, entre autres supports et encore aujourd’hui, le plus petit format, le super 8. J’ai créé par la suite avec Jean-Marc Lamoure une structure associative de production à Marseille, Ab Joy Productions, au sein de laquelle nous développons nos projets personnels et quelques films collectifs. L’expression “Ab Joy” vient de Pasolini, du dialecte frioulan que parlait sa mère, et désigne une forme d’ivresse poétique, un état d’abandon qui permet de s’exprimer au-delà de toute rationalisation.

 

Quel a été le point de départ de ce projet sur les Roms ?

A Bogota, j’ai souvent vu des gens qui faisaient les poubelles. On les appelle les “recicladores”, les “recycleurs”. En Europe, j’ai été surprise de voir que cette pratique existait aussi et je me suis intéressée à cette frange la plus pauvre des Européens qui vit du tri des poubelles. C’est ainsi que j’ai rencontré Costel et sa famille élargie, qui logeaient dans un squat aux portes de Marseille. Pendant quelque temps, je l’ai perdu de vue et puis je l’ai retrouvé, et c’est alors que j’ai commencé à le filmer à Marseille en super 8 noir et blanc.

 

Comment avez-vous lié connaissance avec Costel ?

Au début, c’est Cécile Février, une amie parlant roumain, qui m’a présenté Costel et m’a servi d’interprète, avant de réaliser une partie des prises de son du film. Au fil du temps et de ses allers-retours, Costel a appris le français, ce qui a facilité la construction d’une relation. La confiance s’est vraiment établie lorsque nous sommes allés les voir, lui et sa famille, en Roumanie. Jusque-là, ils manifestaient une grande méfiance à l’égard de tous ceux qui n’étaient pas de la communauté. D’autant qu’à Marseille, en 2008, plusieurs articles de presse avaient dénoncé un “gang des poussettes” formé de Roms. Ils se sont sentis attaqués et trahis par les médias. Dans ce contexte tendu sur la question de l’image et de la représentation, je leur ai proposé de tourner un film muet en super 8 noir et blanc, aux antipodes des images d’informations télévisées. Lorsque je leur ai montré mes premières images, ils ont été très surpris et intrigués ; Costel trouvait qu’il ressemblait à Chaplin.

 

Pourquoi avez-vous confié une caméra à Costel ?

L’idée est venue en cours de travail du fait que Costel a une pratique très intense de l’image à l’aide de son téléphone portable. Il se filme et filme très fréquemment sa famille élargie. Il avait besoin de stocker ses images sur un DVD pour récupérer de la mémoire afin de continuer à photographier et à filmer. Du coup, il sollicitait tous ceux qui venaient en visite. Au départ, je l’ai simplement aidé en lui fournissant des DVD. Par la suite, il m’a demandé de lui prêter une caméra pour continuer à constituer ses archives personnelles. Il me les confiait d’autant plus volontiers que tous les dialogues étaient en romani, il était donc certain que je ne pourrais pas comprendre. C’est en découvrant la séquence du départ en bus que j’ai pris conscience que ces images devaient apparaître dans le film. Une relation d’échange a commencé à se dessiner. En Roumanie, c’est Costel lui-même qui m’a demandé si j’avais apporté la petite caméra que je lui avais déjà prêtée. Il m’a alors autorisée à utiliser les images qu’il tournerait, en espérant qu’elles participeraient à construire une image différente des Roms. Au départ, à Marseille, il filmait pour envoyer des nouvelles en Roumanie. Puis, peu à peu, en voyant ce que nous tournions, il a offert d’autres images que nous ne pouvions pas filmer nous-mêmes. Son regard a évolué. Il posait à son entourage des questions qu’il supposait que je ne pourrais pas poser : où est ta famille ? Est-ce qu’elle mendie ? Combien gagnent-ils par jour ? Par l’intermédiaire de ces questions, il faisait passer les informations qu’il souhaitait transmettre.

 

Avez-vous écrit ce film avant de le tourner ?

Il y a eu une première écriture en amont qui a donné lieu à un court métrage, mais Costel en tant que caméraman en était absent. Ce premier film a été tourné en super 8 couleur en Roumanie. Ensuite nous sommes allés en Suisse à deux reprises, retrouver la famille de Costel. S’appuyant sur ces différentes étapes et sur une forme de chronologie des rencontres, l’écriture du film s’est consolidée au montage. Au total, le travail a duré près de quatre ans.

 

A quel moment avez-vous trouvé un producteur ?

Avec notre propre structure de production, nous pouvions développer le projet à l’échelle régionale mais nous ne pouvions pas avoir accès aux aides du CNC. En 2011, nous nous sommes rapprochés de Kamatomi Films, une petite maison de production marseillaise, qui nous a aidés. Comme aucune chaîne nationale ne nous a suivis, nous avons monté le projet avec une petite chaîne locale, TLP. Au début, j’avais envie de faire un film rapidement pour répondre à l’urgence de la situation, mais il a fallu du temps pour gagner la confiance des protagonistes et encore davantage pour réunir des moyens de production. Il arrive qu’un film bénéficie de ces délais, qu’il mûrisse en chemin, mais cela demande beaucoup de patience.

 

Au début, le film est muet, mais des cartons s’insèrent dans les images. Ensuite, vous adoptez une autre forme de narration.

En fait, par un hasard de manipulation, j’ai effacé la bande son, et le résultat silencieux avec les sous-titres m’a plu ; mais je ne voulais pas “ôter” la parole à Costel. J’ai alors conçu des cartons proposant au spectateur d’entrer dans le film par les pensées de Costel. 
 

Qu’est-ce qui vous a décidée à aller en Roumanie dans son village ?

Le film suit le mouvement pendulaire de cette famille. Ils font sans cesse des allers-retours : ils travaillent trois mois à Marseille, puis reviennent chez eux. Quand ils sont à court d’argent, ils repartent, là ou ailleurs en Europe de l’Ouest. 

 

 

 

Après notre rencontre en Roumanie, nous pensions les retrouver à Marseille mais ils sont allés à Lausanne. Lorsqu’on vient leur rendre visite à Marseille et qu’on voit les conditions de vie minimales qui sont les leurs, on s’interroge sur cette plus grande misère encore qu’ils ont fuie. Il faut aller en Roumanie pour comprendre ce que représente Marseille pour eux. La famille de Costel vient d’un village qu’on peut trouver “joli” en comparaison des bidonvilles périurbains d’où proviennent d’autres familles ; mais il n’y a pas d’eau courante, l’électricité coûte cher et ils sont sans travail. Malgré tout, par rapport à Marseille où ils sont sans cesse expulsés de squat en squat, le village est vécu comme un lieu paisible. Ils rentrent avec un peu d’argent qu’ils partagent avec le reste de la famille, et c’est pour eux un moment de respiration.

 

Pourquoi avez-vous choisi en Roumanie de tout filmer en couleurs, par rapport aux séquences noir et blanc tournées à Marseille ?

Le super 8 noir et blanc me permettait de prendre une distance, d’inscrire ces images dans une mémoire. Je voulais que le regard soit tout le temps entre passé et présent, car les bidonvilles d’aujourd’hui rappellent ceux qui ont existé en France dans les années 1950-60. Les destructions de bâtiments que l’on voit peuvent en rappeler d’autres, y compris durant la guerre. Il s’agit de prendre du recul sur ce que nous sommes en train de vivre. La Roumanie, en revanche, c’est le présent ; la Suisse, aussi.

 

A Marseille, vous les avez filmés occupés à “recycler” ; à Lausanne ils mendient. Est-ce que cela leur a posé davantage de problèmes ?

Ce qui me semble important, c’est de comprendre qu’ils considèrent le recyclage des poubelles comme un travail : un travail rémunérateur qui permet de s’acheter au moins ses cigarettes. C’est un travail indépendant, sans subordination. Costel me disait : “Je suis mon propre patron, je décide où et quand.” Lorsqu’on travaille en Roumanie, il faut d’abord payer pour être embauché, et il n’y a pas vraiment de limitation du temps de travail hebdomadaire. A nos yeux, leur boulot dans les poubelles est une corvée mais eux le voient comme un soulagement par rapport à l’exploitation qu’ils subissent en Roumanie. Lorsque j’interroge Costel sur la mendicité, il répond avec un peu plus de gêne, mais il le vit comme un travail temporaire imposé par la nécessité, en dernier recours.

 

Votre film ne montre guère les heurts avec la police. Est-ce par choix ?

A Marseille, je n’ai pas réellement vu de heurts avec la police, mais plutôt une routine froide : installation, menaces, expulsions, destruction, réinstallation. Dans la scène d’expulsion en noir et blanc, on voit une centaine de personnes se faire chasser d’un parc public où ils campaient. Il s’agissait ce jour-là de faire “place nette” à la porte d’Aix, une des entrées de la ville.

 

Qu’est-ce que ce travail de cinéma mené sur plusieurs années vous a appris sur les Roms ?

J’ai du mal à parler d’une façon générale des Roms. J’ai rencontré quelques personnes à Marseille avec des histoires singulières, et j’ai rencontré une famille élargie qui vient de Roumanie. Lorsque je suis allée les retrouver là-bas, j’ai ressenti une atmosphère qui m’est très familière. La famille est organisée autour de la grand-mère et, même lorsque certains partent, les liens avec ceux qui restent demeurent très forts, plus forts que ce n’est généralement le cas en Europe. Je pensais que le nomadisme était plus important ; en réalité, la plupart ont été sédentarisés, et leurs voyages aujourd’hui sont surtout pendulaires. Ce que j’ai compris peu à peu, c’est qu’ils sont avant tout des migrants économiques. Costel, par exemple, a accompagné à 8 ans son père qui partait travailler comme ouvrier en Allemagne. A l’adolescence, il est parti travailler en Pologne. Les Roms sont peut-être les plus Européens d’entre nous, ils ont une grande expérience de l’Union européenne ; mais leur statut, pour l’instant, leur interdit de travailler en France.

 

En Roumanie, avez-vous ressenti une forme d’apartheid vis-à-vis des Roms ?

Dans le village de Costel, le racisme ne se manifeste pas d’une manière aussi violente que dans d’autres endroits, mais la ségrégation existe au quotidien. La population est mixte mais, par exemple, l’accès à l’hôpital est plus difficile pour les Roms, ils doivent payer plus cher. Les Roms sont concentrés dans une seule rue ; cet espace qu’on appelle “Tsiganie” est généralement situé à la sortie du village ou de la ville. Pour accéder à un emploi en usine, ils doivent payer un droit d’entrée. Peut-être est-ce aussi le cas pour les autres Roumains ? Je n’ai pas enquêté là-dessus.
 

Votre film tourne le dos à tout ce qui a trait au folklore, notamment la musique. Est-ce aussi par choix ?

A Marseille, ce dont Costel et sa famille nous parlent, c’est d’un toit et d’un travail. Pour eux comme pour tout le monde, c’est cela l’essentiel. Par ailleurs, Costel n’est pas musicien. Il écoute de la musique toute la journée et il danse le soir pour se détendre, mais il ne correspond pas à l’image romantique du Rom qui joue du violon. Tant qu’on le considère comme un nomade, on peut se permettre de lui refuser le droit de vivre dans sa cabane. De fait, on lui refuse tout simplement le droit de s’intégrer dans notre société. Mais il faut éviter toute généralisation : il y a aussi des gens qui veulent continuer à voyager, qui ne tiennent pas à se fixer quelque part, et il faudrait aussi leur faire une place. L’intégration est une notion problématique. Je n’avais pas envie de faire le portrait de la famille idéale qui ne demande qu’à s’intégrer et se plie à toutes les règles.

 

Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Je m’intéresse à des paysans colombiens qui avaient quitté leurs villages à cause de la violence et qui, après dix ans passés en ville, reviennent sur leurs terres. Ils rencontrent de grandes difficultés lors de leur retour du fait, notamment, qu’ils ont élevé leurs enfants en ville. C’est une autre expérience de la migration et du déracinement, entre la campagne et la ville.

 

Propos recueillis par Eva Ségal, août 2013.