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Filmer le son

Filmer le son
Ingénieur du son, en particulier sur le film Tout seul avec mon cheval dans la neige d’Alexandre Barry, Yves Coméliau a filmé l’enseignement d’Elsa Wolliaston. Le Son d’Elsa immerge le spectateur dans le studio parisien de la danseuse et chorégraphe, là où le mouvement naît du rythme et de la musique. Entretien avec le réalisateur.

Comment est né ce projet de film sur Elsa Wolliaston ?

Le projet est né d’un sentiment de nécessité : témoigner de corps dansant sous l’impulsion de l’enseignement d’Elsa Wolliaston. Plutôt que de faire un portrait d'Elsa qui parlerait de sa vie, de son parcours, de ses rencontres, de ses collaborations, de ses origines, il m'a semblé qu'il était plus intéressant d’aborder sa personnalité par son enseignement et de réaliser un portrait en creux. La réalisation ressemble trop souvent à un travail de prédation au risque de manquer de pudeur et de respect. Ce n'est pas par hasard si le vecteur d'expression d'Elsa est la danse. Ce film est un portrait de biais. Comme je suis des cours de danse avec elle depuis de nombreuses années, j’ai eu envie de filmer la danse de ses élèves. Par-là, je pouvais trouver l’essence du travail d'Elsa puisqu'un cours est un acte de transmission.

 

Votre métier est ingénieur du son. Le fait de venir de l’univers du son a-t-il eu une influence sur votre manière de concevoir l’image ?

J'ai compris très rapidement que mon ambition, au-delà du projet déclaré, était de “filmer le son”, même si cela peut paraître antinomique. Quand j'en ai parlé à Elsa, j'ai immédiatement obtenu carte blanche. Dans son travail, la danse émerge du son et c’est cela précisément que je voulais montrer. J’ai essayé de filmer les danses de ma place habituelle d’élève mais avec une caméra à bout de bras, avec le moins d'intermédiaire possible entre mon corps et l’appareil. C’est apparu comme une évidence : être en train de danser moi-même avec la caméra était la meilleure manière d'entrer en connexion avec les autres danseurs, voire de devenir ce que je filmais.

 

Elsa a-t-elle suivi de près votre travail ?

Pas vraiment. A un moment donné, j’ai eu envie de montrer quelques images à Elsa et Jean-Yves [Colson], son musicien, afin de susciter une parole autour de leur collaboration. On le voit dans le film, j'avais aussi besoin d'être rassuré sur la pertinence de mon travail en cours. Pour ce qui est de l’image, je voulais donc partir de l’intérieur et fabriquer des images mises en relation et rythmées, voire créées par la musique et par le son. Classiquement on fait l'inverse, on a une séquence et l'on met une musique par-dessus pour tout lier. Mais ici, c’est le son lui-même qui produit l’image. Elsa le dit elle-même : c’est l’énergie qui module la forme. Jamais elle ne montre une forme à imiter. D'une manière générale, je pense que le son est créateur de mouvement. Mais au-delà, ou plutôt en-deçà, si la danse vient du son, celui-ci vient d’abord du silence ; pour qu’il y ait son, il faut d’abord qu’il y ait silence. De même que pour qu'il y ait mouvement, il faut d'abord qu'il y ait immobilité. Alors il y a écoute et l'on commence à entendre, à repérer ses propres vibrations. Finalement, l’image devient secondaire. Je ne veux pas réduire son importance en disant ça, mais je dis qu’elle est secondaire aussi en réaction aux habitudes qui érigent l’image en maître au prix d'un appauvrissement des autres éléments constitutifs d'un film. L'image n’a pas un statut particulier dans ce film : comme je filme en tant que danseur parmi les danseurs, cela crée du mouvement et donne un certain type d’image. Curieusement, elle ne tremble pas tant que ça. Le challenge était de la stabiliser autant que possible pour la rattacher au regard. Ce que j’espère, c’est que le film emmène le spectateur vers l'impression de danser lui-même. Le film finit par un quart d’heure de danse sans commentaires et en temps réel afin d'offrir au public le temps nécessaire pour la ressentir.

 

Pourriez-vous nous en dire plus sur la synchronisation entre l’image et le son dans votre film ?

Le procédé classique veut qu’on synchronise du son à l’image. Ici j’ai synchronisé de l’image au son. Enfin, ce n'est pas tout à fait ça. Il y a une synchronisation naturelle, je n’ai pas mis la musique sur mon banc de montage pour y coller ensuite des images de différentes prises. J’ai mis un point d’honneur au fait que l’image et le son soient toujours en vraie synchronisation et pas en synchronisation artificielle, sans quoi je trahissais tout le travail d'Elsa. Nous avons filmé les danses à quatre caméras. Aucun plan dans le film n’a un son qui ne lui correspond pas, aucun son n’a une image en provenance d'une autre prise ; la synchronisation est celle de la réalité. Il n’y a pas de dissociation possible entre ce que l’on entend et ce que l’on voit puisque ce que l’on voit procède de ce qui est entendu et vice-versa.

 

D’où le titre Le Son d’Elsa

En fait, le “son d’Elsa” c’est aussi le son de sa voix. Elsa aime parler. Quand on arrive dans la salle avant le cours, elle est dans son bureau et on l’entend déjà. Elle aime beaucoup raconter des blagues, parler du temps qu'il fait ou des choses qu’elle a vues pendant la journée. Dans les cours, elle aime utiliser des métaphores, parfois très énigmatiques, pour nous parler de la danse. Les mots qu’elle utilise induisent plus qu’ils n’expliquent, au même titre qu’une musique. C’est pour ça aussi que je parle du son d’Elsa. Le son étant une vibration qui part d’un émetteur vers un récepteur, pour Elsa cela fait référence à sa manière de transmettre. Mais ne nous y trompons pas, ses mots sont choisis, ils ne sont pas posés par hasard. Loin de là. En post-production, j'ai pu prendre la mesure de la construction de sa parole. Il fallait que le film en témoigne. Sa parole en fin de compte structure le film. Elle constitue une pensée qui trouve sa meilleure application dans la danse.

 

 

 

“Voir le son, entendre la danse” est écrit en exergue de votre film. Jean-Yves Colson, par exemple, explique la manière dont sa musique est rendue par le regard complice des danseurs.

“Voir le son, entendre la danse” traduit bien plus qu'un regard complice. Mais ceci nous amène à comprendre le travail avec Jean-Yves. Il ne joue pas de la musique pour que l’on puisse danser dessus, il observe les danseurs et joue la musique sur ce que les danseurs proposent. C’est le chemin inverse de ce qui se passe classiquement. Jean-Yves est un traducteur sonore de ce qu’il voit. Il dit des danseurs qu'ils sont sa partition. Son écoute est précise, concentrée. Il travaille avec des baguettes sur des fûts de batterie de jazz. Il ne se contente pas de frapper ses tambours, il joue des notes. Et à un moment donné, il y a symbiose ; synchronisation, justement.

 

Vous insérez à certains moments des images d’archive, pourtant votre film est axé sur le travail actuel d’Elsa, celui de la transmission. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

J’ai pensé qu’il était nécessaire d’avoir quelques points de repère, des souches ou des étapes par lesquelles se sont construites les choses… juste quelques traces, rien de plus. En outre, ces traces suscitent un émerveillement, une attente et un désir qui trouvent leur écho dans le présent, dans ce qui est en train de se montrer. Comme la danse, Elsa est vivante, toujours en train de se créer. L'élément central du documentaire, c'est la danse. Il n’était pas question de parler du travail d'Elsa comme de quelque chose qui a été fait. Plus d’images d’archives auraient rendu le présent comme l’aboutissement d’un parcours. Or, son parcours est toujours en train de se faire. D'ailleurs son dernier spectacle s'appelle Vivre commence toujours maintenant [2013].

 

Vous avez collaboré en qualité d’ingénieur du son avec Alexandre Barry sur ses documentaires Tout seul avec mon cheval dans la neige, portrait intime de l’acteur Axel Bogousslavsky et La Brûlure du monde le travail de Claude Régy. Dans les deux cas, le son joue un rôle à part entière. Pourriez-vous nous en dire plus ?

La prise de son en elle-même est un acte de mise en scène et Alexandre comprend cela. Son travail est aussi un travail d’écoute. Tous les entretiens qu’Alexandre fait avec les artistes sont plein de silence. Cela donne accès à une intimité distanciée, et c'est ce que je dois enregistrer en tant que preneur de son direct. L'ingénieur du son de tournage est le premier interlocuteur du metteur en scène concernant le son du film, au même titre que le directeur de la photo l'est pour l'image. En ce sens je peux être un initiateur. Je pense que c'est ma responsabilité. En tout cas, en tant qu'ingénieur du son, c'est comme cela que je travaille, sinon ça ne m'intéresse pas. Avec Alexandre, nous n'avons pas besoin de théoriser là-dessus, c'est une évidence. C'est ainsi qu'il aime collaborer avec des techniciens, sinon ça ne l'intéresse pas non plus. Au final, je suis toujours bouleversé par ses films. Je pense avoir une compréhension profondément sensible de son travail et c’est cela qui nous permet de collaborer.

 

Pensez-vous filmer à nouveau la danse ?

Je fais un film quand il y a une nécessité. Pour moi, l'image est une réponse à l'indicible, sinon ce n'est qu'une image de plus. C’est là que le langage de l’image devient intéressant. La première réponse à l'indicible, c'est le silence. Et si celui-ci devient vraiment insupportable, alors l'image peut avoir une utilité. Mais la question est toujours de se demander pourquoi filmer, enregistrer. C’est en tout cas ma démarche de réalisateur.

Bien sûr, j’ai envie de faire d’autres films. Le butô par exemple est une danse indicible ; elle est une pensée qui ne se pense pas, une parole qui ne se dit pas. Il me semble que l’image peut être nécessaire dans ce cas. Je commence aussi à travailler dans des ateliers de théâtre en tant qu’animateur avec des personnes en situation de handicap. Cela aussi, c’est peut-être quelque chose qui mériterait d'être filmé.

 

Propos recueillis par Irina Severin, décembre 2014.