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Francis Alÿs, le piéton de Mexico

Francis Alÿs, le piéton de Mexico
Pour en savoir plus sur l’artiste “marcheur” Francis Alys que Julien Devaux saisit en pleine action dans son film (De larges détails : sur les traces de Francis Alÿs), Images de la culture s’entretient avec Thierry Davila, conservateur au Mamco (Musée d'art moderne et contemporain de Genève) et auteur de Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l'art de la fin du XXe siècle (Éditions du Regard, Paris, 2002).

Dans votre livre Marcher, créer, vous rassemblez sous le concept de cinéplastique, les pratiques de différents artistes, Francis Alÿs, Gabriel Orozco, le groupe Stalker, Laurent Malone, Erwin Wurm, qui ont en commun de s’appuyer sur la marche. Que signifie ce concept de cinéplastique ?

Ce mot vient d’un texte de l’historien de l’art Élie Faure, publié en 1920, qui s’intitule De la cinéplastique. Dans ce texte, Élie Faure prend la défense du cinéma, qui à l’époque n’était pas considéré comme un art, et affirme qu’il a la noblesse des autres disciplines des Beaux-Arts (peinture, sculpture…). J’ai utilisé ce terme parce que la marche, d’une certaine manière, est cinématographique : c’est une écriture du mouvement ou à partir du mouvement. Ce qui est intéressant dans le terme de cinéplastique, c’est que le mouvement est compris comme un ferment de plasticité, c’est-à-dire de prise de forme. C’est évidemment ce qui se passe dans la marche, en particulier dans ces entreprises plasticiennes, puisque leur but est d’inventer des prises de forme chaque fois singulières, mais toujours liées à un déplacement. La cinéplastique, si on reprend l’étymologie du mot, c’est la plasticité du mouvement, mais aussi la plasticité à partir du mouvement, dans le mouvement, comme mouvement. Chez ces artistes arpenteurs, dériveurs, nomades, flâneurs, c’est dans le mouvement qu’il y a la possibilité d’imaginer et surtout de faire des gestes, puisque leur travail pose la question de savoir ce que faire un geste veut dire.

 

Comment le travail de Francis Alÿs se place-t-il sous ce concept ? Dans votre livre, vous analysez son travail à partir de deux notions clés entre lesquelles on retrouve le rapport entre mouvement et forme : la circulation et la fable.

Francis Alÿs a inventé un véritable système de circulation qui passe par son corps, en tant qu’il marche, se déplace, mais qui repose également sur l’idée de déplacer des catégories ou des gestes. Toute une partie de sa production est, par exemple, liée à une production d’images, de dessins sur calques, de tableautins qu’il peint lui-même ou de tableaux qu’il donne à faire. Quand on regarde ce système de production d’images, lié à l’existence d’un atelier rassemblant des gens qui travaillent avec Francis Alÿs, on s’aperçoit qu’une circulation s’effectue : on passe d’une image à sa reproduction agrandie ; des motifs, des personnages, des postures se retrouvent d’un tableau à un autre. Circuler, c’est donc non seulement se déplacer physiquement, mais c’est aussi inventer des circuits pour des objets. Par exemple, il utilise des cartes postales qui représentent une action, une fable ou un protocole dont on ne sait s’ils ont véritablement eu lieu. Cette carte, on peut l’utiliser comme une carte postale normale, c’est encore une circulation d’image. Donc la circulation, c’est plus que la marche, c’est une véritable façon d’envisager la production, une façon d’habiter le monde. De ce point de vue, il y a là quelque chose d’extrêmement contemporain : c’est la circulation qui est véritablement l’identité de l’invention.

 

Cette circulation, Alÿs l’invente en réaction à une circulation première qui est celle du contexte urbain.

Le travail n’est jamais quelque chose qui se produit indépendamment du contexte ou indépendamment du monde, il est une façon de rejoindre le monde pour produire des décalages. Quand Francis Alÿs marche dans une ville, la marche est toujours une façon de négocier avec cette ville et donc de prendre place dans une circulation. Il s’agit chaque fois de proposer à une circulation qui est déjà là, une autre circulation qui pourra s’adapter à elle, la transformer, la modifier, la fictionnaliser. C’est vraiment une pratique contextuelle. On le voit dans le film quand il marche en tirant derrière lui cet objet qui ressemble à un petit chien, à l’intérieur duquel il y a un aimant. Chaque ville traversée produit ses propres débris et comme ce petit objet attire à lui ces débris, à l’issue de la promenade, il est complètement recouvert par le contexte. C’est un objet qu’on peut transporter partout, mais chaque fois on aura un résultat différent dans la collecte des informations. Par ailleurs, quand Francis Alÿs va marcher au Moyen Orient et qu’il fait cette ligne verte, c’est un geste politique. Il n’a pas dû choisir la couleur au hasard. C’est un geste qui dépend de la situation politique et géographique du territoire proposé.

 

Cette performance, Sometimes doing something poetic can become political, en 2005, est la réédition d’une autre, réalisée à Sao Paulo en 1995, qui prend un sens différent en fonction de ce nouveau contexte, la ville de Jérusalem.

Ce qui est remarquable, c’est la simplicité de ces procédures. Même répétées, elles ne sont jamais figées, elles ont une grande faculté d’adaptation. Le protocole n’est jamais imposé, c’est l’inverse qui se produit, c’est-à-dire un dialogue constant entre le protocole et le lieu d’accueil. En 2005, Francis Alÿs a réalisé une pièce à Londres intitulée Seven Walks, produite par Artangel. Il a évidemment utilisé la marche dans cette pièce-là, mais il a fait appel à la Garde royale, c’est-à-dire à des marcheurs typiques du contexte britannique, pour faire cette pièce avec eux. À Paris, il aurait trouvé autre chose qui soit emblématique du lieu d’accueil. C’est un artiste qui a réussi à trouver un équilibre entre le local et le global, qu’il essaie de maintenir à chaque fois. Le film De larges détails montre très bien que l’originalité de son œuvre vient de cet équilibre. C’est un travail qui n’aurait jamais pu émerger s’il n’avait pas été initié à Mexico. La fréquentation de la ville a rendu possible l’émergence de formes qu’il a ensuite complètement déterritorialisées. Ce n’est ni du folklore, ni un art local, mais un art qui vient du local pour rayonner de manière globale.

 

Plutôt que de se concentrer sur l’ego de l’artiste, le film s’intéresse aux relations qu’il entretient avec son environnement. Ce parti pris rejoint la phrase de Kitty Scott, le commissaire d’exposition à Londres, qui dit que ce qui compte ce n’est pas l’artiste, mais l’effet que produit l’art. Que pensez-vous de la manière dont Julien Devaux fait le portrait d’Alÿs dans son film ?

Francis Alÿs, c’est un personnage, mais c’est aussi le “on”, c’est l’impersonnel. C’est une personne qui est traversée par un certain nombre de choses, mais c’est un processus de subjectivation qui n’est pas un ego. Il y a une très grande différence entre le processus de subjectivation et le fait d’être un ego, où le fait de poser l’ego comme le territoire par excellence. Ce n’est pas du tout son cas. Et c’est pour ça qu’il arrive à être traversé par des choses qu’il peut ensuite retravailler, sans jamais les fermer ou les fixer, les substantialiser. J’ai retrouvé dans le film une impression que j’ai eue quand je suis allé à Mexico en 2000. Le matin de mon arrivée nous avons traversé à pied un marché aux puces. Alÿs est très grand avec un visage à la Beckett un peu pointu. Il était devant moi et semblait survoler le territoire en marchant. Il était vraiment dans son élément. Je me suis dit alors qu’il avait réussi à devenir le “piéton de Mexico”. C’est sa manière de travailler : la marche lui permet de circuler dans la ville, de remarquer des objets, de nouer des liens avec des collaborateurs. Même si c’est sa personne qui est traversée, pour parler comme Deleuze, par des intensités, c’est un travail éminemment collectif ; il a organisé autour de lui une force de travail qu’il a su tisser au fil du temps par ses déplacements dans la ville. La circulation est le critère de vérité. Lorsque Francis Alÿs a une idée, il en parle autour de lui. Si l’idée est capable de circuler au-delà de trois personnes, c’est qu’elle est valable, elle peut faire l’objet d’un travail ; si l’idée se décompose, si elle ne circule pas, il l’abandonne.

 

À l’inverse de l’image du promeneur solitaire, le collectif semble être un des enjeux de son travail. Travailler sur la circulation, c’est aussi se saisir des forces qui sont enfouies dans le collectif, comme dans When faith can move mountains (2002), performance dans laquelle huit cents étudiants péruviens déplacent une immense dune de sable.

Je pense qu’il souhaite toujours garder un ancrage populaire dans ses pratiques. Cela vient sans doute de choses qu’il a vu faire à Mexico. Il y a une pièce qu’il a faite la même année à New York, The Modern Procession (2002), une marche collective à travers la ville qui appelle la participation des gens croisés sur le parcours. C’est quelque chose qui produit du sens et une communauté, fût-elle éphémère. Dans le travail de Francis Alÿs, il y a me semble-t-il l’idée qu’il ne faut pas que les pratiques soient refermées sur elles-mêmes. Il faut les puiser dans des gestes populaires et les ouvrir à de nouvelles destinées urbaines. C’est la même chose pour ses peintures, elles doivent rester ouvertes à l’interprétation, donner à penser, à imaginer.

 

N’est-ce pas là que l’on retrouve l’idée de fable ? Dans la manière dont l’œuvre s’adresse à son spectateur.

La fable ce serait, me semble-t-il en forçant un peu la position de Francis Alÿs, la volonté à travers ses œuvres d’inventer un peuple. Ce peuple, il l’inventerait à partir de la fable, qui selon lui est un outil politique, au sens de la construction d’un horizon commun. Si lui-même ne parle pas de peuple, il y a l’idée que l’on a besoin de fable pour vivre aujourd’hui.

 

Il y a une très belle phrase dans laquelle il dit que les sociétés de la Renaissance avaient besoin d’utopies et qu’aujourd’hui nous avons besoin de fables. Quel est le passage de l’utopie à la fable ?

Avant de s’installer au Mexique, Francis Alÿs a étudié l’architecture à l’université de Venise. Il a beaucoup travaillé sur la rationalisation des villes, en particulier les villes utopiques de la Renaissance. La découverte de Mexico, qui est l’antithèse de la ville moderne européenne, a été un choc. La fable, ce serait la revisitation, via Mexico, de l’utopie, c’est-à-dire un ajustement bricolé ou circonstanciel, une utopie contextualisée, singulière et modeste, qui viendrait de la rue et qui serait liée à une transmission orale, directe d’individu à individu. Francis Alÿs a réalisé une œuvre basée sur la divulgation de rumeurs, sur la transmission de bouche à oreille d’une idée ou d’une fiction qui peut aller jusqu’à produire des effets dans le réel. Il se pourrait que ce type de transmission ou de construction intellectuelle minimale l’intéresse d’avantage que les constructions philosophiques ou idéologiques qui s’affirment dans l’utopie. Mais il y a chez lui, comme chez les grands utopistes, un souci de projection dans le futur, à partir d’une vision politique des choses.

 

De larges détails explore la relation de Francis Alÿs avec Mexico, c’est même une promenade à travers Mexico. Ce faisant, le film semble prendre l’œuvre d’Alÿs à rebrousse-poil, en donnant l’impression de retrouver dans la rue tous les éléments de cette œuvre à l’état brut. Ce caractère de ready-made vous paraît-il juste par rapport au travail d’Alÿs ?

Je pense que c’est vrai. Prenons, par exemple, la pièce avec le bloc de glace. À Mexico, ce bloc de glace est utilisé par les vendeurs de boissons rafraîchissantes. Ils le transportent sur le dos pour le mettre dans leur petite boutique. C’est un geste que l’on voit dans la ville. En ce sens, le déplacement chez Francis Alÿs n’est pas seulement physique, mais catégoriel : il va déplacer ces gestes dans un autre registre d’exécution. Idem pour la peinture, les artisans avec lesquels il travaille dans son atelier sont des peintres rotulistas, des peintres qui à l’origine peignaient des enseignes de boutiquiers. Avec les moyens modernes de publicité et de communication, ces gens n’ont plus de travail, mais maintenant ils travaillent avec Francis Alÿs. Il a autour de lui une sorte de conservatoire de gestes. Au lieu de peindre des enseignes, ils peignent à partir des images de Francis Alÿs, mais leurs gestes viennent des rues de Mexico. Idem pour le petit chien de The Collector. On voit partout dans les rues des gens qui tirent des chariots avec des cordes. À Mexico, quand on s’arrête en voiture à un feu rouge, on voit aussi sortir de nulle part des gens qui, l’espace d’un instant, interprètent un spectacle avec des marionnettes ou des gestes. Ça dure le temps du feu, il faut donc qu’ils soient extrêmement efficaces sur le plan visuel. Ce sont des apparitions étonnantes qui pourraient l’avoir aussi influencé, car lorsqu’il travaille dans la ville, c’est également sous la forme d’une apparition transitoire. Tout cet imaginaire secrété par Mexico, il a su l’observer et le reprendre pour en faire quelque chose de personnel. De ce point de vue, le film est utile car il montre bien cela.

 

Il y a chez Francis Alÿs une manière de reconnaître une valeur aux choses qui sans cela seraient perdues dans le chaos de la ville. Comme dans ce dessin animé où il fait apparaître la musicalité du geste du cireur de chaussure.

On peut reprendre la définition du flâneur chez Walter Benjamin. Le flâneur est une sorte d’archiviste qui invente un rapport à la mémoire. On parlait de conservatoire des gestes à travers l’atelier de fabrication d’images, c’est évident que là il y a un rapport à la mémoire des gestes. Il y a un rapport à ce que la ville permet d’invention de gestes, que je trouve très juste chez lui. Il a beaucoup de respect pour les gens avec lesquels il travaille et pour leur savoir-faire. Même chose pour la ville de Mexico : c’est une œuvre qui célèbre cette ville. Conserver les gestes, ce n’est pas les figer, mais les relancer, les faire circuler. La circulation, c’est aussi une façon d’inventer de la mémoire, un autre rapport au temps.

 

Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, avril 2008.