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Homeland : entretien avec Abbas Fahdel

Homeland : entretien avec Abbas Fahdel
Homeland d’Abbas Fahdel, la chronique d’une famille irakienne en temps de guerre, avant et après l’intervention américaine de 2003, est sorti en salles en France 2016. En regard de la presse, abondante et élogieuse qui a accompagné la sortie du film, Images de la culture a posé quelques questions de plus au cinéaste.

Le titre Homeland doit-il quelque chose à Heimat, la chronique familiale d’Edgar Reitz ? Fait-il plutôt référence au home movie ?  Faut-il voir dans le sous-titre Irak année zéro un hommage à Rossellini ?

Le titre Homeland s’inspire effectivement de Heimat, le mot et l’œuvre. Le mot homeland exprime mieux ce que je voulais raconter que, par exemple le mot français patrie ou le mot arabe watan. L’œuvre de Reitz, par son ampleur et sa manière de raconter l’histoire de l’Allemagne à travers la chronique de la vie quotidienne dans un village, m’a à la fois inspiré et encouragé à me lancer dans l’aventure de Homeland. Quant au sous-titre Irak année zéro, c’est effectivement un hommage à Rossellini, et en particulier à Allemagne année zéro, un film dont le personnage principal est un enfant martyr de la guerre, tout comme mon neveu Haidar, personnage principal de mon film.

 

La presse mentionne vos études auprès d’Éric Rohmer, de Jean Rouch, de Serge Daney. Et l’influence d’Ozu. Dans quelle mesure, le cas échéant, ce film leur est-il redevable ?

Auprès de Rouch, j’ai appris à tourner seul, en m’occupant de l’image et du son moi-même, et à être au plus près de la réalité, sans posture ni artifices. Daney fut pour moi une référence intellectuelle majeure, et mon film fait écho à ce qu’il écrivait en 1991 sur la guerre du Golfe et la manière dont elle était présentée dans les médias, sans images du peuple irakien, pourtant victime principale de la guerre. J’ai découvert l’œuvre d’Ozu peu avant de commencer le tournage de mon film et grâce à cette découverte, je fus convaincu qu’un film peut être passionnant même s’il s’attache à montrer uniquement la vie quotidienne et familiale.

 

La guerre est en hors-champ dans votre film. Etait-ce un parti-pris initial ou le choix s’est-il imposé au montage du fait que vous étiez à Paris (pour la naissance de votre fille) le jour de l’invasion ?

Mon intention initiale était de filmer l’attente de la guerre, la guerre puis l’après-guerre. Mais au bout d’un an d’attente en Irak, la guerre n’avait toujours pas eu lieu. Je suis donc rentré à Paris, et trois jours plus tard, la guerre éclata. La division du film en deux parties : l’avant et l’après-guerre, s’est donc imposée d’elle-même.

 

Avez-vous cherché à pulvériser les codes du genre film de guerre comme le note la presse étatsunienne ?
Les films de guerre s’intéressent généralement aux exploits, aux déboires et parfois aux traumatismes vécus par les militaires. Mon intérêt et mon regard se portaient au contraire sur les civils, victimes collatérales des guerres déclenchées par les politiciens et les militaires. Donc oui, ce film anti-guerre peut aussi éventuellement être considéré comme un anti film de guerre.

 

Aux Etats-Unis, on est sensible au parallélisme entre la propagande belliciste de G. W. Bush et celle de Saddam Hussein. Pourquoi consacrez-vous tant de séquences à la propagande pro-Saddam via l’écran de la télévision familiale ?
La première partie du film a été tournée alors que Saddam était encore au pouvoir. Il était donc hors de question de filmer des personnes disant ouvertement ce qu’elles pensaient du dictateur. Cela aurait mis leur vie en danger, et accessoirement la mienne. En montrant la manière dont la télévision officielle irakienne imposait à la population, à longueur de journée, les discours du Président, je donnais un aperçu de ce à quoi ressemble la vie sous une dictature.

 

Pour vous, quels étaient les premiers destinataires du film ? Le public occidental auquel il est grand temps d’ouvrir les yeux, comme le notent beaucoup de médias. Ou les Irakiens comme l’écrit avec passion Saïf Alkhayat, correspondant de la télévision irakienne à Paris : “Il faut qu'il y en ait un exemplaire dans chaque maison irakienne, car il documente la chronique de nos douleurs non consignées.”

J’ai fait le film par devoir, pour garder des traces de ce qui était en train d’arriver, et pour donner un visage aux Irakiens, visage absent des traitements médiatiques. Les Irakiens qui ont vu le film s’y sont reconnus puisque ce que décrit le film est ce qu’a vécu presque chaque famille irakienne. Les spectateurs étrangers ont eu des réactions tout aussi émues, s’identifiant même avec la famille irakienne du film. Cela tient au fait que le film montre, d’une certaine façon, le chemin possible vers une humanité partagée.

 

Avez-vous eu l’occasion d’accompagner des projections de Homeland dans le monde arabe ? Dans les pays occidentaux, belligérants ou non ?
J’ai accompagné le film dans une quarantaine de pays (du Japon et de la Corée du Sud jusqu’aux Etats-Unis et au Mexique, du Danemark et de la Suède jusqu’en Argentine et en Colombie, de la Tunisie et de l’Egypte jusqu’à Hong Kong et en Turquie). Dans les pays qui avaient pris une part importante dans la guerre (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Espagne), les spectateurs étaient particulièrement émus et intéressés par le film. En voyant mon film, plusieurs spectateurs qui avaient participé aux manifestations contre la guerre se sont déclarés encore plus peinés de n’avoir pas été écoutés par leurs gouvernants.
 

Peter Debruge (Variety) conclut son très élogieux article par une note d’espoir : “Après nous avoir rendus témoins du vrai coût de la xénophobie, [Homeland] nous offre la seule chose qui pourrait empêcher que cela se reproduise un jour : l’empathie.” Les Irakiens ont-ils perçu cette guerre comme une guerre xénophobe ? Votre film témoigne-t-il d’un engagement pacifiste ?
La majorité des Irakiens sont convaincus que la guerre fut déclenchée pour des intérêts politiques et économiques. Depuis 2003, au soulagement de s’être débarrassés de la dictature de Saddam s’est petit-à-petit substitué un sentiment de révolte face au chaos, à la violence et à la corruption qui gouvernent l’Irak de l’après-guerre. Ayant plusieurs membres de ma famille et plusieurs amis d’enfance et d’adolescence morts victimes de la guerre, je ne peux que m’opposer aux aventures militaires quelles qu’elles soient, même si je reconnais aux peuples le droit de porter les armes pour se défendre en cas d’invasion étrangère.

 

“Pour ne pas oublier Haïdar” écrit Arnaud Schwartz dans La Croix. Interrogé sur la distance de dix ans qui sépare le tournage du montage, vous avez répondu que la mort de votre neveu vous avait longtemps empêché de visionner vos rushes. Par-delà Haïdar, l’avez-vous conçu comme un mémorial aux incalculables victimes irakiennes ?
Haidar, c’est le visage des victimes innocentes de la guerre. Sa mort est d’autant plus douloureuse à supporter qu’il était un enfant courageux, de grandes intelligence et vitalité. Les balles qui l’ont arraché à la vie visaient en quelque sorte l’avenir de l’Irak qu’il incarnait.

 

Propos recueillis par Eva Segal, avril 2018.