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Ingmar Bergman se pavane et s’agite *

Ingmar Bergman se pavane et s’agite *
Attribué à Ingmar Bergman lui-même, le making of de En présence d’un clown, long métrage qu’il tourne en 1998 pour la télévision suédoise, rend compte du minutieux travail de mise en scène du cinéaste, impliqué dans tous les aspects artistiques du tournage.

“La vie n’est qu’un fantôme errant. Un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot pleine de fracas et qui ne signifie rien.” (Shakespeare).

C’est sur cette citation de Macbeth que s’ouvre En présence d’un clown (1998), le “dernier film avant le dernier” d’Ingmar Bergman 1. De ce statut même, le film tire un ton particulier, à la fois rétrospectif – par les thèmes abordés – et ludique – par une mise à distance farcesque. Le making of donne une clef pour entrer dans le film : il dessine le portrait d’un Bergman au travail tour à tour professeur et enfant, comme si sa manière d’être ne faisait qu’une avec sa manière de raconter l’histoire. En 1925, Carl Akerblom, inventeur enfermé provisoirement à l’asile, se lie d’amitié avec Osvald Vogler, qui lui raconte les mémoires de la comtesse Mitzi, célèbre prostituée viennoise vierge. Akerblom veut donner vie à une grande invention en réalisant le premier film “muet parlant” 2. Fasciné par la fin de la vie de Schubert, il décide, défiant toute chronologie, de raconter le dernier amour du musicien pour Mitzi. Avec la complicité de Vogler, il entreprend La Joie de la fille de joie. Mais la projection se passe mal – les plombs sautent – et se transforme en une mise en scène de théâtre minimale. Plus créateur pervers que jamais, Bergman se dépeint ainsi en Carl Akerblom, l’inventeur fou, qui joue lui-même un autre créateur, agonisant celui-ci, Franz Schubert : la mise en abyme qu’offre ce making of déploie une vision protéiforme de l’artiste en fou.

 

jeux de miroirs

Au début de En présence d’un clown, Carl demande à son médecin ce que Schubert ressentait au moment où il comprit qu’il était atteint de la syphilis : il devait couler, répond le médecin. La réponse plaît tant au patient qu’il la place au centre de son récit et termine son film-pièce par un “je ne coule pas, je ne coule pas” désespéré. Akerblom se nourrit de Schubert autant qu’il se projette en lui, car c’est sa pièce tout entière qui est une relecture de son séjour à l’hôpital. Akerblom et Vogler rejouent devant les spectateurs la scène d’amitié qui les a unis : que Schubert reçoive de son ami prêtre Jacobi la vérité sur son art déclinant, n’est-ce pas la suite logique de leur rencontre ? Et quand à la fin de La Joie de la fille de joie, Schubert donne sa dernière sonate à Mitzi, n’est-ce pas une réminiscence d’Akerblom racontant sa dernière invention à sa femme, Pauline ?

Le making of déplace encore le jeu de miroir : Akerblom, comme nombre de ses personnages de créateur, tient beaucoup de Bergman lui-même. On le voit en effet confier à ses acteurs son goût des trains électriques, se rappeler son premier projecteur dont il regardait les images à l’envers, ou diriger le chef électricien pour accentuer l’onirisme d’une lumière… Le personnage et le cinéaste partagent ce goût pour l’invention artisanale et la technique, qu’il a évoqué dans ses films – la troisième partie de Fanny et Alexandre (1982) en tête, – ou dans son œuvre écrite au titre révélateur : Laterna Magica 3.

Ce n’est pas un mystère : Bergman s’est toujours nourri de sa vie, et il est difficile de ne pas reconnaître dans la tirade de la belle-mère une description de sa propre enfance. Il situe d’ailleurs l’action du film à Uppsala, sa ville de naissance, comme un retour programmatique. Enfin, il distribue dans le rôle de l’ami Vogler un de ses acteurs les plus fidèles, Erland Josephson : le making of montre, loin du cliché d’un Bergman tyrannisant ses acteurs, la complicité et l’ironie qui règnent entre le Génie, comme ils l’appellent, et ses interprètes.

 

le corps du clown

Le making of creuse d’autant plus la veine de En présence d’un clown qu’il place le corps au centre de la mise en scène. Si Bergman est le cinéaste du visage et du gros plan 4, il n’en est pas moins un cinéaste du corps dans ce qu’il a de plus trivial. En présence d’un clown, à ce titre, n’est pas avare en descriptions grivoises sur la syphilis de Schubert, la virginité de Mitzi, et bascule dans la régression infantile avec Vogler et sa Société des péteurs du monde, voire en farce macabre lorsque le clown apparaît pour montrer ses seins et offrir son séant à l’inventeur fou. Akerblom est un “vieil enfant déboussolé”, dira sa belle-mère. La formule est reprise et commentée par les acteurs dans le making of à juste titre : il s’agit bien d’une perte de repères aussi bien physiques que temporels ; le vieil Akerblom redevient un enfant en position fœtale dans les bras de Pauline dans une dernière image poignante.

Si Bergman s’est souvent plu à représenter forains et acteurs, il est rarement allé aussi loin dans une représentation carnavalesque du monde. Ici la roue tourne sans cesse et le corps se vide de toutes parts : larmes et matière fécale d’Akerblom, vomi de Schubert ou sang du projectionniste qui en crache tout au long de la représentation – comme un écho à son projecteur en panne. Autant de façons d’expulser par le corps qui doublent la plus importante de toutes : la parole. Elle se déverse ici de tirade en confession, aussi bien dans La Joie de la fille de Joie que dans En présence d’un clown et son making of : Bergman lui-même n’est jamais le dernier quand il s’agit de raconter un souvenir, ou d’expliciter le titre incompris d’un morceau de Schubert.

 

 

Mais si on s’attend à ce que le cinéaste parle, le making of en offre une image plus surprenante : il faut le voir, marionnettiste et faune, qui jaillit sur le plateau, mime les scènes, agrippe ses acteurs. Dès le début, il prend l’actrice Gunnel Fred par la main et se projette littéralement avec elle dans le couloir de l’hôpital. Plus tard, il dirige de ses mains les visages d’Erland Josephson et de Börje Ahlsedt, à quelques centimètres d’eux. Plus tard encore, il chuchote son texte à Pernilla August, lové sur elle au sol. L’implication physique de Bergman dans la direction d’acteurs est remarquable. Il finit par montrer au grand jour son âme de comédien : sous prétexte qu’il manque un figurant pour jouer les fous, le cinéaste se fait tondre et se distribue dans cette figure hautement symbolique.

 

l’œil derrière le rideau

Plus étonnante encore est la métaphore qui confronte Bergman non plus à son personnage principal, à la folie, mais à celui du clown blanc, à savoir la mort elle-même. La mort s’invite d’abord dans les rêves d’Akerblom, puis tourne autour de lui dans les coulisses tel un metteur en scène de l’ombre. Si le premier acte de La Joie de la fille de joie est joué frontalement, le second débute selon un point de vue étrange, de biais, depuis les coulisses. On ne tarde pas à découvrir que ce déplacement est plus qu’un changement d’axe. C’étaient les spectateurs bien vivants qui regardaient la pièce – ils sont fatigués par leur travail, boivent, draguent, pleurent, – et c’est à présent au tour de la mort elle-même de jeter un œil sur cette double mort annoncée (Schubert/Akerblom). L’œil noir du clown blanc apparaît derrière la fente du rideau rouge et l’on s’attend à ce que, tel Molière sur scène jouant Le Malade imaginaire, Akerblom/Schubert s’écroule et meure. Soudain, le cercle des spectateurs entourés de chandelles et filmés en plongée pendant l’entracte ressemble à une veillée funèbre.

Dans le making of, c’est le réalisateur lui-même qui passe d’un côté du rideau puis de l’autre. Sa chaise à roulettes glisse du plateau de jeu à une salle sombre, un grand espace d’où il peut regarder les moniteurs des images du film omniscient – tourné à deux caméras. C’est dans ces coulisses cinématographiques que le théâtre du corps se transforme en images de cinéma. Vogler ne dit-il pas que “notre enfermement dans cette prison humiliante qu’est le corps est une calamité qui ne doit pas entraver le vol de nos pensées” ?

Bergman insuffle donc son énergie physique à ses interprètes pour donner corps à son esprit. Lorsqu’il quitte ses acteurs après les avoir dirigés, les laissant seuls avec les caméras, Bergman leur jette un “salut” qui dit bel et bien un départ. Qui part ? Les acteurs entrent dans un nouvel espace, celui de la fiction. Bergman quitte le plateau pour les coulisses. Chaque scène, chaque prise offre une nouvelle traversée du miroir entre vie et mort, scène et cinéma – sans que l’on sache très bien qui est vivant et qui est mort du théâtre ou du cinéma. Le “premier film parlant et vivant” d’Akerblom, mort-né, se transforme en théâtre, mais c’est un film que tourne Bergman d’une pièce qu’il n’a jamais montée sur scène. L’opération vampirique est à son comble, cinéma et théâtre finissant par se nourrir l’un l’autre par et pour le jeu, qui seul au fond vaut qu’on “s’agite et se pavane”. C’est peut-être parce que Bergman sait qu’il tourne un de ses derniers films qu’il peut faire, loin du joueur d’échec hiératique et vêtu de noir du Septième sceau, un portrait vivant de la mort en clown blanc, comme si par la magie du jeu il arrivait, in fine, à représenter une mort qui n’en finirait pas de donner, de rendre la vie.

 

Martin Drouot, décembre 2011.

 

 

* S’agite et se pavane (Larmar och gör sig till) est une pièce de théâtre écrite par Bergman en 1993 qu’il ne montera jamais lui-même mais filmera pour la télévision suédoise en 1998. Le titre original suédois reprend la formule shakespearienne (Struts and Frets), contrairement au titre français : En présence d’un clown.

1 Comme le dit joliment Jacques Aumont, in Ingmar Bergman, “Mes films sont l’explication de mes images”, Ed. Cahiers du cinéma, coll. Auteurs, 2003.

2 Ou plus exactement : le “premier film parlant et vivant”, puisque les acteurs lisent le texte derrière l’écran. A noter, c’est la femme de Vogler qui donne de l’argent pour cette expérience sonore alors qu’elle est sourde et muette ; cela donne une idée de l’ironie dans laquelle baigne le film.

3 Ed. Gallimard, 1997.

4 Cf. les pages lumineuses de Gilles Deleuze dans Cinéma I : L’Image-Mouvement, Editions de Minuit, 1983.