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La vie enfouie

La vie enfouie
Magali Magne suit la plasticienne Béatrice Turquand d’Auzay dans un projet intime : la quête d’un grand-père mort au front pendant la Première Guerre mondiale. Tandis que l’histoire familiale se déroule, la réalisatrice et son sujet font corps dans ces paysages, jadis champs de bataille. Entretien avec Magali Magne.

Comment est né ce projet autour du travail de Béatrice Turquand d’Auzay et en particulier de son travail autour de son grand-père ?

Avec Béatrice, on se connait depuis très longtemps, depuis l’adolescence ; je me suis toujours intéressée à son travail artistique. Ce qui m’a interpelée, c’est sa volonté de faire resurgir quelqu’un qui avait été doublement enfoui, mort sur le champ de bataille et enseveli dans le silence que sa famille avait construit autour de lui. En tant que Franco-Allemande, elle a d’abord cherché à apaiser son côté germanique en cherchant à savoir comment s’était comportée cette partie de la famille pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis elle a commencé à s’intéresser à son grand-père paternel, le Français, à fouiller de ce côté pour déterrer les raisons du silence dans lequel était muré son propre père qui venait de mourir, et avec qui elle n’avait pas réussi à parler. En 2001, elle m’a dit son intention d’aller au cimetière, voir si elle y trouvait le nom de son grand-père inscrit sur une tombe. Je l’ai accompagnée, je l’ai filmée, puis j’ai continué à la suivre dans ses recherches, de loin en loin. En 2011, à l’occasion d’un atelier qu’elle menait avec des enfants en Alsace, sur la Guerre de 14-18, j’ai réalisé un court métrage. C’est après cela que j’ai décidé vraiment de faire le film, d’écrire le projet, de trouver une production.

 

Comment s’est passée votre collaboration sur le film ?

C’est un projet très écrit au départ. En accompagnant Béatrice pendant dix ans, j’avais déjà des repérages, des interviews, toute une matière qui m’a permis de construire la narration en amont, en lui demandant bien entendu de confirmer mes intuitions. Mais nous ne l’avons pas écrit à deux. Il s’agissait plutôt de la suivre dans le sillon qu’elle creusait sur les traces de son grand-père, de la laisser libre d’évoluer, de vivre avec elle dans l’instant, avec les surprises que cela implique. Lorsqu’elle dépose des fleurs à l’endroit où il est sans doute mort, c’est elle qui en décide ; lorsqu’elle s’allonge parmi les herbes, c’est elle aussi ; elle nous a proposé sa propre sensibilité et nous avons filmé. C’est aussi en l’observant que j’ai trouvé des idées : lorsqu’elle s’est mise à déambuler dans les champs, j’ai trouvé ça magnifique. J’ai dit au chef opérateur de faire un plan fixe où on la verrait traverser tout le cadre. Dès les premiers jours de tournage, elle est venue avec son manteau bleu horizon, ses besaces et ses godillots de poilu, parce qu’elle s’habille comme ça. Je lui ai dit de ne surtout rien changer !

 

Quelle est la part de mise en scène dans le film ?

Il y en a peu finalement. La scène du cimetière, certaines dans l’atelier, je les avais filmées au tout début et il a fallu les refaire parce que la qualité de l’image, le format, le son, les rendaient inexploitables. Certaines interviews également ont été répétées plusieurs fois, mais Béatrice est chaque fois tellement entièrement dedans que l’émotion reste palpable. Elle ne joue jamais en somme.

 

 

Comment s’est faite la construction narrative ?

Le montage a été assez compliqué car j’avais énormément de matière. On ne voulait pas que le film soit trop bavard, on cherchait aussi des respirations, des silences. Or il y avait beaucoup de choses à raconter, très imbriquées et pas évidentes à construire. Avec Caroline Chomicki, la monteuse, on ne voulait pas laisser penser que Béatrice était une monomaniaque de la Guerre de 14-18. Après de nombreux essais, il nous a semblé que c’était en commençant par le grand-père français, mort au combat puis enfoui dans la douleur muette de la famille, qu’on faisait le mieux rejaillir la douleur de son père à elle, celui qu’elle appelle le bunker, qui est finalement le cœur de l’histoire. Nous avions peu de moyens et le montage s’est fait en trois phases, dans les moments de liberté de Caroline. Mais finalement, c’était un luxe d’avoir ces temps de pause, d’avoir l’occasion de se détacher un peu du film, de pouvoir le laisser reposer.

 

Peut-on dire que, dans le film, la nature c’est la vie qui resurgit ?

Dans sa famille, on lui disait souvent : “Qu’est-ce que tu vas fouiller là-dedans, tu es morbide.” En fait, c’est ce qui lui permettait d’être joyeuse, vivante. Faire revivre ses fantômes la libérait. Redonner de la vie à quelque chose qui avait été enfoui lui procurait du bonheur. Le premier titre auquel j’avais pensé c’était d’ailleurs La Vie enfouie. Le film se charge de faire voir ce vivant qui réapparaît. Le titre Graine de poilu, c’est Christophe Cordier, le chef opérateur, qui l’a trouvé, à force de la voir habillée en petit soldat. C’est une manière de dire la vie qui continue à travers elle, la transmission. C’est pour cela, effectivement, que je voulais filmer des champs de blé avec des coquelicots par exemple. En anglais, les poppies (les coquelicots) ce sont les soldats morts au front pendant la Première Guerre mondiale, l’équivalent des bleuets français. D’ailleurs la traduction du titre est très belle : Poppies’ seeds. Pour moi ces fleurs portent un double symbole, celui de la mort mais aussi celui de la vie qui jaillit de la terre.

 

De quelle manière diriez-vous que le film participe du travail artistique de Béatrice Turquand d’Auzay ?

Je me suis attachée à faire un lien entre sa peinture et la nature. J’ai fait des images de la terre qu’elle fouille, qu’elle traverse, des flaques, de la boue, dans des tons proches de ceux qu’elle utilise. Il y a aussi les paysages, les lieux où nous sommes allées ensemble, que nous avons reconnus. Ils ne sont pas représentés dans son travail, mais là la caméra permet d’en attester la réalité, tout simplement. Par ailleurs, le film lui a permis de passer à autre chose. Ce n’est pas un film thérapeutique mais au fond, le sujet principal c’est la douleur. La douleur contenue dans le silence de son père, qui s’est transmise de génération en génération. Elle voulait essayer de s’en débarrasser, en passant par le grand-père porté en elle comme une source de vie. Quand le film s’est achevé, elle m’a dit que cela avait été une libération pour elle d’avoir mis tout ça en paroles, en peintures. Elle a pu laisser ça derrière elle. Nous avons réussi ensemble, je crois, à transformer la douleur en d’autres horizons.

 

Propos recueillis par Charlotte Ferchaud, septembre 2016