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Le cinéma est une boucle qui comprend la vie et l’achève

Le cinéma est une boucle qui comprend la vie et l’achève
Portrait d’un cinéaste, par une cinéaste. Dans l’espace sombre et clos d’un studio de cinéma, placé face à des extraits significatifs de ses films préparés par Ginette Lavigne, fine connaisseuse d’une œuvre à laquelle elle participe par ailleurs en qualité d’auteur et de monteuse depuis près de quinze ans, Jean-Louis Comolli ouvre, par la parole, son atelier au spectateur. Jean-Louis Comolli, filmer pour voir ! de Ginette Lavigne, indispensable pour retracer la carrière du cinéaste.

Depuis la fin des années 1960, Jean-Louis Comolli a réalisé une cinquantaine de films, dont un grand nombre produits par l’INA. Il a conjointement engagé une écriture critique (A voir absolument (si possible) - Dix années aux Cahiers du cinéma, 1963-1973 remet en scène les dix années où Jean Narboni et lui dirigèrent la revue dans la haute période des relations politique-cinéma) et une réflexion théorique, dont une large partie a été éditée ou rééditée récemment chez Verdier. Ses écrits et ses analyses sont fondés sur une praxis du regard et une pratique de la saisie du réel : c’est le “filmer pour voir !” du titre. Jean-Louis Comolli a également publié des ouvrages de référence sur le jazz, son autre passion, son autre pratique : l’écoute. En dévoilant par touches, et avec discrétion, comment le travail du cinéaste rend compte de certains moments de son existence, de certaines personnes, œuvres et situations politiques et sociales qui l'ont profondément touché, le film de Ginette Lavigne utilise à son tour les outils de prédilection de l’homme portraituré : l’œil et l’oreille. Car le cinéma (et la démarche documentaire en particulier) a “l’intensité” nécessaire pour filmer, nous dit Jean-Louis Comolli, “la vie comme elle se manifeste à travers la parole”.

 

aimer, c’est aimer filmer quelqu’un
Le film raconte, sans en faire le récit et par un jeu d’installations (artefact du studio, dossiers d’archives, structuration renouvelée de l’image par les extraits, jeu de focales), le présent du lien singulier que Jean-Louis Comolli noue avec le cinéma. Un lien forgé dans l’obscurité accueillante de la salle lorsqu’il était enfant en Algérie ; un lien tissé dans la pensée critique et la pratique des films, en “métropole”, depuis plus de cinquante ans. Avec un point de confluence qui ressort avec netteté aujourd’hui : construire une approche politique et morale de l’expérience cinématographique ; construire un spectateur “capable de voir et d’entendre les limites du voir et de l’entendre”. Et le projet toujours continué d’apprendre en regardant, en écoutant. Désirer le cinéma, pour cet homme-là, est une éthique, une responsabilité : un rapport au monde et à l’autre.
Ce lien de Jean-Louis Comolli au cinéma est de fait prolongé, réactualisé là, sous nos yeux, selon un modus operandi assez proche de ceux adoptés par le cinéaste lui-même dans certains de ses films. Par exemple, dans L’Affaire Sofri (2001), Carlo Ginzburg lit et commente en direct l’ouvrage Le Juge et l’Historien, qu’il a consacré quatre ans plus tôt au périple judiciaire (au “procès en sorcellerie”, analyse-t-il) du militant d’extrême gauche de Lotta Continua, Adriano Sofri. Dans la mise en scène du film, Ginzburg arpente son appartement-bureau-bibliothèque, livre en main ; une manière pour le cinéaste “de remettre les choses en jeu”, d’articuler “répétition” et “changement”, de réengager ce grâce à quoi un film peut “entamer le monde”, mordre le réel.
Dans la boîte noire de l’INA – intimité et artifice du studio de cinéma – assis à une table face à Ginette Lavigne, Jean-Louis Comolli lit et commente à son tour : ses écrits récents (cf. Infra) – des écrits qui sont pour certains des reprises de textes antérieurs, vertige des boucles temporelles ! – et ses films. Il lit (ici regarde) et commente (c’est-à-dire pense) une douzaine d’extraits de ses films  dont la succession est montée – raccordée – par son interlocutrice : “Alors là-dessus [Tabarka 42/87, 1987], Ginette Lavigne fait un raccord avec le film que j’ai tourné avec André S. Labarthe et surtout Pierre Perrault au Québec [Pierre Perrault : l’action parlée, collection Cinéastes de notre temps, 1968]…”
Jean-Louis Comolli a donc filmé a plusieurs reprises des “experts”, des auteurs. Il a été frappé par leur style, leur humanité, l’impact de leur œuvre dans l’espace commun, dans la vie de la polis. Outre Carlo Ginzburg, Jean-Louis Comolli a ainsi filmé en action l’architecte et urbaniste Pierre Riboulet (Naissance d’un hôpital, sur la création de l’hôpital Robert Debré à Paris), l’historienne Sylvie Lindeperg (Face aux fantômes, sur l’analyse d’un film matrice dans l’histoire des camps nazis, Nuit et Brouillard, sorti en 1955) ou encore plus récemment l’écrivain Jean-Paul Manganaro (A Federico Fellini, romance d’un spectateur amoureux, qui développe une érudite et inventive analyse des films du maestro au miroir de l’Italie). Le cinéaste en a fait des “personnages”. Il a inventé des dispositifs (projections, reconstitutions, cadres) pour remettre en mouvement le temps, interroger la fiction ; pour voir autrement. Dans Filmer pour voir !, Comolli apparaît finalement lui aussi en auteur, en “expert” mis en scène comme un “personnage”. Peut-être parce que Ginette Lavigne pourrait dire de lui ce qu’il dit des personnes qu’il a aimé filmer : au cinéma, “aimer, c’est aimer filmer quelqu’un”.

 

corps et cadres
Pour retracer le parcours du cinéaste, en plus des extraits, deux minces supports textuels. D’abord, une pièce d’archive lue en ouverture : la carte d’identité de “technicien de l’industrie cinématographique” délivrée à Jean-Louis Florentin Comolli, né le 30 juillet 1941 à Philippeville en Algérie, par le Centre national de la cinématographie, tamponnée en 1967, où il est indiqué “réalisateur de films de courts métrages”. Ensuite un bricolage. Un tableau noir – à moins qu’il s’agisse d’un drap, celui qui permet le “dévoilement de l’intime” ? Un dévoilement qui inquiète Jean-Louis Comolli selon qui, au cinéma, “il faut garder ce voile très précieux” et “l’écarter de façon éphémère” pour que seulement “quelque chose s’entrevoie”. Une inquiétude et une préconisation qui éclairent dans Filmer pour voir ! le choix de déplacer le biographique vers le filmographique, l’intime vers le personnel, l’intériorité vers le corps.

 

 

Sur cette surface noire donc – tableau ou drap – les films réalisés par Jean-Louis Comolli sont notés blancs et nets à la craie : un titre, une date. 53 occurrences. Un étagement horizontal, les étapes d’une trajectoire. Ces titres apparaissent tantôt à l’arrière-plan, et Jean-Louis Comolli est alors bien présent sous nos yeux, tantôt plein écran et du coup le bonhomme disparaît. Ces titres, à l’instar des extraits des films eux-mêmes, décident de la place du cinéaste à l’image. Car ce qui est continu dans Filmer pour voir !, c’est bien son corps à lui : à l’image et/ou au son (la voix, c’est encore du corps). A cet endroit-là également, dans l’articulation corps et cadre, Ginette Lavigne arrime son film aux propositions – à la “casuistique” – du réalisateur. Il existe une tension entre le corps (mobile) et le cadre (fixe), un combat entre la liberté et la contrainte, qui définit le cinéma selon Jean-Louis Comolli.
Dans La Vraie Vie (dans les bureaux), en 1993, ce rapport de force permet de rendre la liberté à des femmes contraintes par leur quotidien professionnel (les “OS du tertiaire” de la Caisse régionale d'assurance maladie d’Ile-de-France), de leur faire un geste d’amitié en leur offrant un dispositif qui leur permette de s'inventer une autre histoire – telle cette jeune femme qui invoque, en faisant de menus allers-retours dans le réduit d'un bureau, la figure libre et aventurière de Louise Michel.
Dans la série sur les campagnes municipales de la ville de Marseille (4 sont ici montrés et commentés : Marseille de père en fils, 1989, La Campagne de Provence, 1992, La Question des alliances, 1997, Rêves de France à Marseille, 2002), ce combat finit, au terme de plus d’une décennie, par empêcher toute possibilité au “personnage” incarné par Michel Samson (journaliste et co-auteur de la série 1) d’être dans le cadre avec l’un des acteurs politiques de la ville : Bruno Mégret, délégué général du Front national, puis fondateur du Mouvement national républicain. Car la question que se pose Jean-Louis Comolli n’est pas “qui est l’ennemi ?” – face à l’extrême droite, il a depuis longtemps tranché – mais “comment le filmer ?”. Ainsi sépare-t-il Michel Samson (la conscience de son film) et Bruno Mégret à l’image. Il fait deux cadres différents, avec deux caméras : les deux hommes partagent donc la même durée (durée de l’entretien) mais pas le même cadre.
Lors d’un discours violent sur “l’invasion de la France par les étrangers”, il décide de filmer les militants du Front national dans leur haine ordinaire contre les “Arabes”, au moment où plusieurs d’entre eux disent à une femme dans la rue – que le filmeur ne montre pas à l’écran – de retourner chez elle. Cette bande de “pieds-noirs racistes” voyait la caméra, savait que ces insultes, cette conduite transgressive, étaient filmées. “Il faut comprendre ce qui se passe, explique le cinéaste, en fait ces militants sont conscients, ils se mettent donc en scène pour la caméra.” D’où la position éthique et esthétique : ne pas faire de contrechamp sur la femme agressée. Le contrechamp, c’est le spectateur. C’est lui seul qui reçoit la violence, la bouche et les visages haineux. C’est lui donc que le cinéaste maintient d’un côté du cadre pour ne pas le faire passer de l’autre côté, du côté de l’ennemi frontiste. Une frontière d’autant plus fragile et impérieuse dans ce cas-là pour Jean-Louis Comolli, qui filme des hommes et des femmes partageant une même communauté d’origine, les Français vivant en Algérie jusqu’à l’indépendance de 1962 ; mais eux “sont devenus Front national, moi non”.

 

contenir la pulsion scopique
Filmer pour voir ! avance ainsi en crabe, pour aboutir à ce quelque chose de boiteux, de pas lisse, qu’est l’idée que Jean-Louis Comolli se fait du cinéma. Se méfier du biographique, mais le laisser revenir par dévoilement dans le filmique. Privilégier la distance brechtiennne que permet le dispositif cinématographique, mais engager profondément sa sensibilité dans le choix des sujets, des êtres filmés. Tracer la frontière entre le visible et l’invisible, et contenir la pulsion scopique. Filmer la joie (l’espiègle et touchante soprano Marie Devellereau interprétant L’Enlèvement au sérail dans Le Concerto de Mozart), et composer avec la “peur” et “l’arrachement” que nécessite l’acte de faire un film : “Rêves, illusions, croyances. J’ai longtemps cru parler depuis le dedans du cinéma. Penser depuis le dedans, vivre dans le dedans, n’être tissé ou construit à vrai dire que de cinéma. N’être rien de mieux que le montage improbable de tous les films que j’aurais vus ou plutôt le rembobinage improbable et le remontage harassant de toutes les séquences qui m’auraient touché. Et que j’aurais du coup oubliées d’un profond sommeil. Qu’il ne cesserait ainsi de venir à ma rencontre. Sans fin. Le cinéma est une boucle qui comprend la vie et l’achève. Ce n’est qu’en arrêtant le mouvement de cette boucle d’un geste violent que j’ai pu faire quelques films, que j’ai pu les arracher à ce dedans du cinéma où ils pouvaient rester, tranquillement non nés, jusqu’à la nuit des temps.”

 

Frédérique Berthet (mars 2014)

 

1 Michel Samson est également auteur, avec Michel Péraldi de Gouverner Marseille : enquête sur les mondes politiques marseillais, La Découverte, 2006.