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Le sacrifice

Le sacrifice
Sur un montage au rythme haletant, La Mère d’Antoine Cattin et Pavel Kostomarov suit Lioubov (dans son rôle-titre) et sa tribu de neuf enfants au fin fond d’une campagne russe. Si l’alcool, la violence et la misère sont bien les ingrédients attendus, cette tranche de vie aux ressorts dramatiques nous capte dès les premières minutes et ne nous lâche plus.

“En dépit du mutisme des insulaires et de l'apparente confusion de leurs entreprises, assez semblables à celles de damnés de cinéma, errant à l'aveuglette dans un monde privé de tout espoir, il était possible de conjecturer, faute de mieux, que l'effondrement de l'activité industrielle, dans laquelle les hommes tenaient le haut du pavé, et son remplacement progressif par une économie de troc ou de bricolage, où c'étaient les femmes qui se débrouillaient le mieux, avaient induit une évolution parallèle, non moins cataclysmique, de leurs structures familiales et sociales : en gros, et pour autant que l'on pût en juger, les hommes, privés de travail salarié, étaient en train de perdre le pouvoir, et les femmes de s'en emparer. Même la relative supériorité physique des hommes, pour ne rien dire de leur prestige, était à la longue émoussée par leur absence d'exercice et leur ivrognerie.” Jean Rolin, Un Chien mort après lui, [île de Kizyl Su, Turkménistan].

Au premier abord, comment ne pas penser à un mélodrame lacrymal comme La Porteuse de pain 1, à une fresque néoréaliste italienne ou une histoire à la Zola ? Le naturalisme, n'est-ce pas “le retour à la nature et à l'homme, l'observation directe, l'anatomie exacte, l'acceptation et la peinture de ce qui est”, juste un milieu social et le poids de l'hérédité, sans psychologie ?

Résumer La Mère à son simple argument revient à énumérer des situations plus sordides les unes que les autres. En Russie de nos jours, dans la région de Novgorod, Lioubov (qui signifie Amour), dans le rôle titre, élève seule ses neuf enfants. Quand elle avait 14 ans, sa mère l'a donnée à un homme pour une bouteille de vodka ; presque un soulagement pour Lioubov, qui a échappé ainsi aux assauts des amants maternels. Après de nombreuses naissances et des violences conjugales qu'on devine aussi nombreuses, elle a réussi à se séparer de son mari. Entourée de sa grande famille, elle vit dans un kolkhoze où son quotidien se compose de travaux pénibles, aux champs et à l'étable, d'un logement minable, d'un nouveau compagnon alcoolique qui ne la respecte pas. Son fils aîné traîne son ennui avec ses copains, alcool et bagarres au programme. L'aînée des filles, Alessia, seconde sa mère, autant pour le travail agricole que pour l'éducation des plus petits, sans beaucoup de succès pour les devoirs scolaires. Le temps du film, Alessia se marie avec un jeune homme indifférent et violent. Elle accouchera seule alors que son mari est en prison. S'ajoute l'histoire du petit Sacha, délaissé par sa mère immature qui ne songe qu'à l'argent que la maladie de son enfant peut lui rapporter et que Lioubov recueille un temps, songeant même à l'adopter.

Viols, alcoolisme, misère morale et sociale, insultes et grossièreté, douleur et fatigue, bouches édentées, conditions de vie et de travail déplorables : ce sordide et ces drames laisseraient présager un film d'une grande noirceur et au déterminisme implacable. Mais on sait depuis longtemps qu'une œuvre, quelle qu'elle soit, ne peut se résumer à son histoire. Par la douceur de l'approche et la maîtrise du montage, par le travail sur le son et la couleur, par la tendresse, la virtuosité et surtout la poésie et même la grâce des prises de vue, Antoine Cattin et Pavel Kostomarov opèrent un véritable renversement formel qui, sans éluder le réalisme, le transcende.

 

180 heures de rushes

Tout a démarré par la rencontre avec Lioubov, lors du tournage de leur film précédent 2. En suivant sa famille et son entourage pendant trois ans, les deux cinéastes ont recueilli le quotidien et les péripéties qui se présentaient, et ont obtenu 180 heures de rushes, pour arriver aux 80 minutes du montage final – qu’ils signent aussi, – utilisant moins de 2 % du matériau filmé ; un travail épuisant de leur propre aveu. Parfois le déroulement des événements leur a réservé des rebondissements inattendus dans le scénario, tels le mariage et l'accouchement d'Alessia, l'emprisonnement de son jeune mari... Pour la première fois, ils ont filmé à deux caméras : à l'écran, la variété des points de vue s'apprécie souvent. Leur montage fait fi de la chronologie et fonctionne plutôt par échos, associations d'idées, voire par raccourcis. Par exemple, la naissance d'un veau, qui goûte trop vite aux brutalités de la vie (transporté à peine né par les pattes, à travers l'étable), répond au récit par Lioubov de la naissance de son fils Micha ; la traite des vaches répond à l'image d'Alessia de profil, enceinte, qui pleure ; la vie des animaux – boue, fumier, neige – fait écho à celle des hommes et des femmes qui travaillent dans les mêmes conditions. Le chant appris pour une fête à l'école se poursuit en off, en contrepoint de l'aveu des difficultés scolaires des enfants trop dissipés.

Les premières images sont celles d'un petit garçon qui marche avec difficulté dans la neige tout en tentant de maîtriser un grand parapluie noir dans le vent. Il gazouille et chantonne “Tchounga Tchanga tu as le feu au cul / Tchounga Tchanga tu as le cul en feu” et tombe brusquement. Générique de début ; puis, gros plan sur le visage tendu d’une femme dans un taxi, qui se dirige vers la gare ; on entend une chanson à l'autoradio : “J'aimerais tant revenir en arrière / et être heureux avec toi / mais d'après nos lois / c'est oublie et bois.” Puis le titre : La Mère. Nous entrons ainsi de plain-pied dans le destin de Lioubov.

 

 

Dans le train où elle a pris place, “la mère” entame le récit de sa vie. Les paysages de la campagne russe, magnifiques et amples, défilent à travers la vitre, à différentes heures du jour et de la nuit. Le récit de Lioubov pendant ce temps suspendu du voyage forme le fil conducteur du film, jusqu’à sa conclusion – une fin énigmatique et brutale : le train arrivé à destination, Lioubov court sur le quai, stressée, en croyant reconnaître son fils. En alternance au calme du récit, le film déroule les scènes agitées de la vie quotidienne au kolkhoze : intérieurs/extérieurs, visages, corps, voix, engueulades, danses, rires et larmes. Quand on se remémore le film, ces scènes où la caméra – sans doute à cause de l’exiguïté des lieux – est toujours proche des personnes, nous reviennent comme des tableaux (très) vivants, d'une grande densité et riches en détails. Florilège : des petits garçons apprennent leur table de multiplication qui a du mal à rentrer dans leur petit crâne aux cheveux ras ; Alessia, la sœur aînée, les lave un peu brutalement dans une grande bassine, leur frictionnant la tête sans prendre garde au shampooing qui pique les yeux ; dans ce qui semble être la pièce unique de l’appartement, tous les petits dansent frénétiquement sur une musique populaire ; Sacha, le petit garçon blond, s'habille tout seul, maladroitement, et part en traînant sa luge à travers l'étable ; plus tard, on lui colle une cigarette dans la bouche et sa mère lui dit qu'il restera nain toute sa vie ; le frère aîné décharge toute sa rage en boxant dans un sac de céréales ; Alessia embrasse tendrement son fiancé tandis que, derrière son épaule, il joue avec son téléphone portable ; une tapisserie aux cerfs rouges les surplombe…

 

fiction ou documentaire ?

Antoine Cattin le dit lui-même : “Ce film relève de la fiction : il a des caractères, des personnages, un dénouement, c'est très important pour nous d'avoir des sentiments véritables à l'écran.” 3 Si la fiction ce sont des personnages forts et émouvants, aux réactions et au destin desquels le spectateur est suspendu ; une construction complexe avec des retours en arrière, des images qui résonnent entre elles pour faire sens ; la narration d’une histoire qui a bien un début et une fin, articulée autour de ressorts dramatiques puissants... Alors La Mère est, sans aucun doute, une fiction. Mais pourquoi ces éléments ne seraient-ils pas du domaine du documentaire ? Le documentaire monte, construit, hiérarchise, s'installe dans la durée et dramatise son matériau souvent foisonnant. Il a ses héros lui aussi, les exemples ne manquent pas. Et quelle que soit la méthode utilisée par les réalisateurs, si le spectateur s'attache aux personnes filmées, le film fonctionne et remporte l'adhésion. C'est ce qui importe et non la catégorie auquel le film est censé appartenir. Et ces catégories, c'est une évidence, ne sont pas étanches, les allers-retours entre elles sont fréquents. Alors ces 80 minutes de La Mère, qu'il est impossible d'oublier, disons que c'est tout simplement du cinéma.

Antoine Cattin et Pavel Kostomarov, s'ils s'intéressent de très près aux faits de société, ne cherchent pas à dénoncer et à faire un cinéma politique, ou du moins, ne l'affichent pas en tant que tel. En filmant une famille, le rôle central de la mère et les personnages annexes, ils apportent des éléments sociologiques qui donnent à penser, comme celui de la place des hommes et des femmes aujourd'hui en Russie. Les femmes portent ici la responsabilité de la collectivité et les hommes ont renoncé à contrôler quoi que ce soit, usés par l'alcool, les guerres, le désœuvrement. Le film rend hommage à une femme et une mère (bien qu'on entende souvent le mot “pute”), telle qu'elle se raconte et telle qu'on la voit, et de manière plus large à toutes les femmes, les seules à lutter, à résister, à vouloir renverser le cours du destin et à pouvoir apporter une lueur d'amour, envers et contre tout. Le film déborde de la générosité, de la rudesse et de l'énergie de Lioubov, bien qu'elle avoue qu'elle “n'en a plus pour longtemps”. Bien sûr, on ne peut que penser à d'autres mères de cinéma ou de roman, mais il y en a tant qu'il est difficile de choisir l'une d'entre elles. Parmi toutes les facettes de cette figure – mère courage, mère sacrifiée, mauvaise mère qui abandonne ses enfants pour vivre sa vie, etc. – peut-être que La Mère de Gorki, puis de Poudovkine (film muet de 1926), seraient celles qui résonneraient le plus avec Lioubov, bien que la dimension révolutionnaire soit étrangère à cette dernière.

Antoine Cattin toujours : “Il y a en réalité deux types de cinéma : celui qui parle d'amour et celui qui parle de haine. La Mère appartient au premier.” 3 Ce sentiment n'a rien de ridicule, il a une certaine grandeur et porte en lui une forme de rédemption, du moins peut-on la rêver.

 

Marie-H. Desestré, décembre 2010.

 

1 De Maurice Cloche, 1963, adaptation du roman-feuilleton de Xavier de Montépin paru en 1884.

2 Antoine Cattin est né en 1975. Diplômé de l’Université de Lausanne (histoire, cinéma et études slaves), il est le fondateur et rédacteur de la revue suisse de cinéma Hors Champ. Il a travaillé en Russie comme assistant réalisateur de Serguei Loznitsa. Pavel Kostomarov est né en 1975 à Moscou. Diplômé du VGIK (Institut national du cinéma) à Moscou, section opérateur, il a été cameraman et directeur de la photographie de films de Serguei Loznitsa, Vitali Manski et Aleksei Outchitel. La rencontre professionnelle de Cattin et Kostomarov a eu lieu sur un tournage d'Alexei Guerman. Ils ont réalisé ensemble le court métrage Transformator (2003) et le moyen métrage Vivre en paix (2004). C'est sur le tournage de ce dernier qu'ils ont rencontré Lioubov, qui travaillait dans le même kolkhoze que les réfugiés tchétchènes qu'ils filmaient alors.

3 Sur TSR Info, le 14 avril 2008.