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Les limbes

Les limbes
Présenté dans de nombreux festivals internationaux et multi-primé, Les Chebabs de Yarmouk d’Axel Salvatori-Sinz nous touche d’autant plus que depuis le tournage, ce camp de réfugiés palestiniens au sud de Damas a subi de plein fouet la guerre en Syrie.

Le cinéma depuis sa naissance s’est repu du corps des hommes, qu’il régurgite en autant de spectres et de fantômes. Il y avait – il y aurait – comme une collusion entre les ectoplasmes de nos cauchemars et les premiers filmés, que les films primitifs, dans leur qualité d’image particulière, montraient directement en proie à la corrosion du temps, qui les dissout en grains d’images et en atomes.

“Quelque chose qui serait, à sa manière, contemporain de la diffusion et de l’accélération du continent onirique qui, comme un fuseau dévide sa laine, tisse sa toile depuis le début du XIXe siècle ; quelque chose, encore, contemporain de la mode spiritualiste, des hypothèses sur les rêves, de la pratique médicale de l’hypnose, de son exploitation de cabaret. D’un pur et simple relais des séances de magie et de spiritisme. Ou du grand symptôme social d’orphelinat et de deuil d’un monde qui commence à inventer des gouvernements sans paternité dynastique. Tous les morts y font retour.” 1

Le retour des morts, comme cette capacité du cinéma à faire surgir post-mortem une Lauren Bacall rendue à sa jeunesse hawksienne ou, plus troublant peut-être, un Philip Seymour Hoffman contemporain de sa propre mort. Autant d’effets de manches auxquels l’habitude sans doute a ôté le pouvoir même de surprendre. Ou ce paradoxe, éminent mais classiquement énoncé, d’un cinéma qui conserve à notre regard le travail mortifère du temps, sa grande entreprise d’effacement général.

A ce folklore à la fois émouvant et indifférent, il n’est pas impossible que le film d’Axel Salvatori-Sinz ajoute quelque chose. Dans ces limbes entre présence et souvenir, un nouveau département, qui n’ait pas la clarté arrangeante du passé – ce visage, ce corps, n’existent plus pour être simplement passés – mais persisterait peut-être, aujourd’hui, dans le présent – un “qu’est-il advenu ?” plus impérieux, plus inquiétant que jamais.

Qu’est-ce à dire ? Que les chebabs de Yarmouk, Hassan et Waed, Samer, Ala’a, Tasneem, n’auront pas forcément eu le loisir de s’amuser de ce petit commerce avec l’occulte dont le cinéma aime parfois à s’effrayer, comme pour sur-poétiser son être documentaire. Pourtant les limbes, sans doute n’ont-ils connu qu’elles, à vivre dans ce que l’anthropologue Michel Agier nomme le “hors-lieu” 2 du camp palestinien de Yarmouk. Mais voilà : à peine se sont-ils arrachés à l’invisible, à cette vie de marges et d’interstices à laquelle être Palestiniens les condamnent, que la guerre d’Hassad les a projetés dans d’autres régions sans lieu, victimes collatérales des printemps arabes (cf. Infra).

Non pas errer dans les limbes du passé et de la mémoire, sous l’action inéluctable des temps, mais arpenter celles du présent, les limbes de ce monde-ci, le nôtre, ici ou là, maintenant. Les mouvements géopolitiques se télescopent parfois avec une ironie glaçante, que le film de Salvatori-Sinz nous fait ressentir plus douloureusement – son tournage s’est déroulé entre 2009 et 2011. Quitter l’invisibilité du camp pour une autre invisibilité, d’une qualité sans doute différente. Les Chebabs de Yarmouk nous rappelle en tout cas que le cinéma peut avoir partie liée avec les spectres autrement qu’à la faveur d’une théorie rêveuse sur l’évanescence des images : par l’histoire de ces guerres dont il est le contemporain et souvent, bon gré mal gré, l’archiviste.

 

immobile, la vitesse

Collision d’élans contraires, la gravité et l’inertie qui plombe toute légèreté et compromet justement les essais d’évanescence : est-il vraiment question d’autre chose dans Les Chebabs de Yarmouk qui, s’il ne verse jamais dans la description de cette “esthétique du camp’, gigantesque, monstrueuse et compassionnelle, qui s’est développée subrepticement dans les médias, les documentaires et le photojournalisme” 2, en décrit, avec finesse et rigueur, l’étonnante mécanique ?

Ce camp sommé de s’élever toujours, où l’on semble vivre à hauteur de toits et où l’ailleurs – le repos, l’isolement – est souvent au-dessus : ainsi de ce thé que Samer et Tasneem boivent avant la fin du film, ou de cette maison que Hassan et Waed construiront bientôt en haut des autres. En attendant mieux, c’est-à-dire de pouvoir rendre à l’ailleurs ses qualités essentielles, sa capacité à (se) projeter, non plus dans l’empilement mais à l’horizontale, aussi loin que possible : au Chili, en Pologne – pas dans cet ailleurs sinistre où les attire l’armée syrienne, auquel Samer tente en vain d’échapper et qui, on le comprend, n’est qu’une variante de sa réclusion quotidienne.

Tel est le schéma du camp : la base se réduit proportionnellement à mesure que les parpaings s’empilent. Cette forme de croissance verticale n’est-elle pas, tendanciellement, particulière à ces “hors-lieux” ? Au cœur du camp, cette fosse creusée par les immeubles en est comme le foyer de gravitation, où s’entassent aussi les détritus, et où la caméra d’Axel Salvatori-Sinz, en plongée, nous ramène aussi souvent qu’un prisonnier à sa cellule. Voir le ballet récurrent des oiseaux (pigeons, palombes ?), dès le deuxième plan du film, dont on note, moins la possible métaphore, que la dynamique de jokari. Le regard les suit, effleure le champ de paraboles sur les toits, se perd dans les montagnes – revient avec d’autant plus de violence.

 

 

 

Rien de neuf dans cet enfermement que chacun pourra éprouver en fonction de sa sensibilité. Mais le camp se distingue-t-il simplement par sa simple faculté d’exacerbation ? Il est plutôt une ville autre, avec ses logiques propres qui, ramenées aux nôtres, paraissent avoir versé dans la folie. Les Chebabs de Yarmouk met au jour ce voisinage avec l’irrationnel : la chasse aux passeports auxquels se livrent les protagonistes, à coups de pots-de-vin et de reports, les désespoirs d’une vie oisive, l’appartenance à un Etat palestinien sans Etat… Ou la logique aberrante du “droit au retour” – les chebabs l’exposent dès l’entrée du film – qui est avant tout un “impossible départ”, le piège d’un régime qui ne les veut ni chez lui ni ailleurs, d’une frontière comme doublement étanche (ni passage, ni retour).

C’est aussi que le temps a changé. Agier encore : “Maintenu là, dans l’inachèvement d’un parcours de mobilité, [le déplacé encampé] n’est ni immigré ni émigré mais suspendu en migration. Le camp est tout à l’image de cette frustration. C’est une expérience du monde vécue dans un maintien à la marge des Etats, dans un maintien dans l’interstice et l’intervalle spatial, juridique et politique.” 2 Le camp de Yarmouk, sa logique verticale, où “retour” et “départ” se compensent et s’annulent : moins une forme d’immobilité qu’un mouvement gelé. Les Chebabs de Yarmouk se donne comme un spectacle de forces, chacune si violente qu’elles s’annulent pour l’heure (qu’elles s’annulaient : le camp a par la suite été bombardé). Aussi les individus n’y sont-ils pas oisifs, mais soumis constamment à ces tensions contraires : un arrêt sur image, un départ proprement arrêté. Ou le temps englué, anormalement long, d’un transitoire devenu pérenne tant son rythme s’est ralenti.

Le premier plan ne dit pas autre chose. Un train passe, filmé d’en haut. Les toits de ses wagons défilent à grande vitesse, leur donnant l’apparence d’un tapis roulant usé. Puis la caméra se relève pour voir le train s’éloigner. D’un coup la vitesse s’atténue, le paysage s’ankylose. Cette décélération définit la vie du camp. Simple illusion d’optique pourtant ? La démarche de Salavatori-Sinz prend ici toute sa valeur. Hassan, Ala’a et les autres ont des envies de théâtre et de cinéma, qu’ils assouviront ou non. Les Chebabs de Yarmouk leur donne en tout cas l’occasion de ce cinéma qui les attire tant. Ou bien ce thé sur les toits encore, entre Samer et Tasneem, dont la conversation a priori ininterrompue trahit un minimum de travestissement pour que la caméra puisse passer de part et d’autre des personnages sans rien perdre de leurs paroles. Un jeu d’acteurs, a minima peut-être, qui leur offre une possibilité perdue en même temps que leur liberté. Rendre ainsi à qui, strictement, ne peut plus passer un peu de cette évanescence qui est le propre et la légende du cinéma.

 

Mathieu Capel (février 2015)

 

1 Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, éd. Cahiers du cinéma, Essais, 1997.

2 Michel Agier, L’Encampement du monde, in Agier (dir.), Un Monde de camps, La Découverte, 2014.

 

 

Addendum d’Axel Salvatori-Sinz

 

Dans un entretien, Axel Salvatori-Sinz dresse le bilan suivant : “Hassan, le jeune homme passionné de théâtre qui fait son service militaire, avait décidé de rester dans le camp, comme un acte de résistance. Pour lui, pas question d’abandonner Yarmouk. Son arme, c’était une caméra : il faisait des films sur le camp. Un jour, il s’est fait arrêter à un checkpoint, à la frontière avec le Liban. Il savait qu’il était sur liste noire, mais il pensait qu’un bakchich arrangerait le coup. Sa famille n’a pas eu de nouvelles de lui pendant deux mois et demi, puis ils ont reçu une lettre qui indiquait : Hassan est mort le jour de son arrestation. En langage syrien, cela signifie qu’il a été torturé à mort, qu’ils ne veulent pas rendre sa dépouille parce que le corps n’est pas montrable. Hassan est donc décédé entre septembre et décembre 2013, il y a maintenant un an. Sa compagne, Waed, a fui au Liban quand elle a appris sa mort. Samer a terminé son service militaire et a, lui aussi, rejoint le Liban en décembre 2013. Ils y sont restés six mois, de façon illégale. Puis ils ont décroché l’asile, en partie grâce à mon film, qui a été beaucoup projeté dans les festivals. Ils sont arrivés en France en juillet 2014. Tasneem avait un passeport allemand. Les chebabs insistaient pour qu’elle profite de son passeport afin de commencer une nouvelle vie ailleurs, parce qu’à Yarmouk elle risquait de mourir. Elle éprouvait beaucoup de culpabilité. Au bout de deux ans et demi, elle est partie vivre en Sicile avec son copain. Quant à Ala’a, il vit toujours au Chili. Il a terminé son école de cinéma. Et il est papa.” (Télérama, 28 octobre 2014).