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Les palpitations d’une ville

Les palpitations d’une ville
En 2011, Marianna Francese et Jaad Gaillet sont à Istanbul, grâce à une bourse Erasmus. Jaad, dans le cadre de ses études d’ingénieur, s’intéresse aux déchets avec le projet de se spécialiser dans le développement durable ; Marianna se forme en anthropologie, en photographie et en photojournalisme. Ils s’installent à Tarlabaşi, un quartier pauvre en plein cœur de la ville, et font la connaissance de Mustafa, un chiffonnier dont la personnalité va leur inspirer le désir de réaliser un film. Sans expérience professionnelle du cinéma, équipés très sommairement, ils passent l’été 2013 à filmer Tarlabaşi dans les pas de Mustafa. Entretien avec les deux réalisateurs.

Comment avez-vous rencontré votre personnage principal ?

Pendant l’été 2012, dans le cadre de la préparation d’une exposition commune, nous faisions des photos dans le quartier de Tarlabaşi. Nous voulions vivre au plus près des habitants mais, à cause de la pression du tourisme, le prix des logements avait augmenté. Nous avons trouvé une location dans une maison squattée par des dealers. Sans le savoir, nous logions à une centaine de mètres du dépôt de Mustafa. Un jour, nous cherchions un cordonnier pour réparer des sandales. Mustafa est descendu dans son dépôt et nous a rapporté une paire de baskets trouvées dans une poubelle : “Toutes neuves !” a-t-il dit en plaisantant. Et il rajouté qu’il avait bien fait d’aller se faire raser car, plus tôt, nous aurions eu peur de lui. Avec Mustafa, nous communiquons en tarzanja, un mélange de turc et d’anglais. Nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à la fin de notre séjour. Et nous avons décidé de revenir pour raconter son histoire dans un film.

 

La rencontre avec Mustafa joue donc un rôle déterminant dans votre projet de film ?

Il nous a tout de suite paru le mieux placé pour pénétrer ce quartier aux mille visages car il était, comme nous, une sorte d’intrus. Il ne vivait pas à Tarlabaşi par nécessité économique mais pour se fondre dans la foule. Pour un homme qui sort de prison, c’est l’endroit idéal, et vivre en récupérateur, la meilleure couverture. Ici, beaucoup de gens apparaissent et disparaissent dans l’anonymat. A travers ses yeux, nous voulions regarder ce flux incessant d'individus chargés d'histoires et de mystères. Son activité de chiffonnier avait un aspect politique et social qui nous intéressait, entre autres parce qu’elle impliquait toute la ville : la circulation des marchandises et la production des déchets, la diversité des strates sociales et des groupes ethniques. Mais ce qui allait en définitive nous toucher le plus, c’est le côté profondément humain du contact quotidien avec la saleté, synonyme de dégradation sociale et morale. Les chiffonniers (kagit toplayici, littéralement cueilleurs de papier) sont comme des ombres errantes qui rythment silencieusement la vie de la métropole. Pour Mustafa, ce travail épuisant était aussi un moyen d’éviter de penser à son passé. Il n’y avait qu’à le voir s’échiner à tirer sa charrette à bras (en fin de collecte, elle peut peser jusqu’à 100 kg). Même avec beaucoup d’agilité et de force, l’exercice est très périlleux. Evidemment, le spectacle avait aussi une valeur esthétique.

 

A-t-il été difficile de gagner la confiance des habitants de Tarlabaşi ?

Il a fallu d’abord montrer que nous-mêmes, nous n’avions pas peur de faire ce saut dans l’inconnu. Au bout de deux ans, nous nous sommes fait accepter. Il y en a qui se cachent, comme Mustafa, ou préfèrent rester invisibles. Les autres vivent leur vie normalement mais la règle tacite veut que personne ne juge autrui. La rue étant un prolongement de l’espace domestique, on rencontre souvent des difficultés à filmer des scènes banales de la vie quotidienne – un tapis qu’on lave devant sa porte, des épis de maïs qu’on épluche. Une fois, alors que nous tournions des plans larges du quartier, nous nous sommes fait tirer dessus à la carabine à plomb. Des jeunes ont cru que nous les espionnions ; le malentendu s’est réglé autour d’un verre de thé. Mais rien n’est jamais acquis : pendant la dernière semaine de tournage, nous nous sommes fait cambrioler une bonne partie de notre matériel.

 

Tarlabaşi est-il un quartier très singulier ?

Pour les Stanbouliotes, il est perçu comme une zone à part. Originellement, il était peuplé d’Arméniens, de Grecs et de Juifs ; en témoignent encore les quelques églises et synagogues qui ont survécu. Aujourd'hui, il sert de refuge à des migrants, des déracinés, des gens qui se cachent. C'est un sanctuaire pour les victimes du tremblement de terre du quartier de Bingol, les dealers, les transsexuelles, les Roms, les Kurdes, les Pakistanais, les Afghans, les Nigérians... Dans le contexte actuel de gentrification du centre d’Istanbul, les spéculateurs cherchent à détruire les maisons jugées insalubres. Comme les habitants actuels ne possèdent pas de titre de propriété, ils sont facilement expulsables.

 

Qu’est-ce qui vous fascine dans le Tarlabaşi d’aujourd’hui ?

Son authenticité, sa vie intense, de jour comme de nuit. Un jour, des Romanlar (Roms), ont improvisé en quelques minutes une fête pour nous, et d’un coup, on a vu apparaître un cheval harnaché de toutes les couleurs. Une nuit, des Romanlar et des Kurdes échangeaient des coups de pistolet pour une femme… Tarlabaşi est un formidable microcosme, l’arrière-cour de la luxueuse avenue Istiqlal, l’envers du miroir. Beaucoup d’habitants du quartier exercent des petits métiers au centre-ville (les vendeurs de thé, les musiciens roms des restaurants, les ramasseurs de bouteilles en plastique).

 

Le film s’intitule en français Tarlabaşi et moi. Qui est ce “moi” ?

Mustafa, évidemment. Dès que nous avons fait sa connaissance, nous l’avons suivi dans le quartier et dans son travail de chiffonnier. Il faisait une première collecte le matin entre 6 h et 9 h, et recommençait le soir après 18 h. À partir de 2 h du matin, on le retrouvait sur le marché des chiffonniers. Il connaissait toute la ville et pouvait nous emmener aussi bien dans un restaurant très chic qu’auprès des enfants qui travaillaient dans les décharges d’ordures. Mustafa maîtrisait tous les codes et n'était enfermé dans aucun discours communautariste. A vrai dire, nous ne nous attendions pas à trouver chez un chiffonnier tant de recul, de sagesse, de lucidité, d’humour.

 

D’où Mustafa tire-t-il ce regard si philosophe ?

De son expérience. Il a été fleuriste, cadre de banque, mafieux. Il a été arrêté, torturé, incarcéré pendant sept ans. À sa sortie de prison, il ne se sentait plus capable de reprendre sa vie d’avant. Entre-temps, il avait perdu sa femme. Après avoir plongé au fond du trou, il ne pouvait plus que remonter. Il est devenu gardien de parking, conducteur de poids lourds, vendeur de CD... S’il se cache, c’est aussi parce qu’il a honte, qu’il n’a pas réussi à se pardonner, qu’il cherche à se réinventer. Pour Mustafa, “un homme doit tout essayer”.

 

Qu’est-ce qui rend ce personnage si attachant pour vous ?

Il est extrêmement humain et vulnérable. Et imprévisible. Ce qui nous a touchés, c’est qu’il s’est mis à nu, peut-être pas complètement, mais cela faisait sept ans qu’il n’avait rien partagé. Ses contradictions aussi le rendent fascinant. C’est un homme qui se bat avec lui-même. Un jour, il nous a dit : “J’ai l’impression de dormir avec le diable. Je m’endors avec une idée et je me réveille avec une autre idée tout à fait différente.” Pour nous qui étions très jeunes à l’époque (23-24 ans), Mustafa représentait à la fois un grand frère, un oncle, un personnage à la Taxi Driver. D’une certaine manière, c’est lui qui menait le jeu. Il vivait entièrement au rythme de la ville. Il ne dormait jamais. A l’été 2013, au milieu des manifestations du parc Gezi, la ville non plus ne dormait jamais. Notre tournage devait s’adapter à tout moment autant à lui qu’au chaos de la situation politique.

 

Ce ne sont pas ces événements qui vous ont fait revenir à Istanbul en 2013 ?

Non, lorsque nous sommes revenus, les manifestations anti Erdogan avaient déjà commencé et elles se sont poursuivies après notre départ. A priori, elles ne rentraient pas dans notre projet de film. La défense du parc Gezi, où le pouvoir avait décidé d’implanter un énième centre commercial, a réuni la jeunesse anti Erdogan et tous ceux qui étaient attachés à la diversité ethnique, architecturale et historique de la ville, ceux qui s’opposaient au rouleau compresseur du pouvoir. Mais chaque groupe défendait ses propres revendications. De leur côté, les habitants de Tarlabaşi, bien qu’ils soient les premiers concernés, continuaient à vendre du thé et certains récupéraient les cartouches des bombes lacrymogènes pour les revendre plus tard au poids.

 

Les événements politiques vous ont-ils conduits à modifier en profondeur votre projet ?

D’abord, ils ont compliqué notre tournage et l’ont rendu encore plus imprévisible. Nous respirions des gaz lacrymogènes comme tout le monde et nous étions pris par l’atmosphère générale de soulèvement populaire. Dans le film, les images de démolition dans le quartier de Tarlabaşi montrent ce qui aurait pu se produire au parc Gezi si les Stambouliotes ne s’étaient pas mobilisés. Mustafa faisait le lien entre ces deux lieux et ces deux réalités. On avait l’impression que, s’il l’avait voulu, grâce à son charisme, le quartier entier aurait pu le suivre et se joindre au mouvement. Mais les gens de Tarlabaşi se situent dans la survie, manifester est pour eux un luxe et leur arme, plus que la politique, c’est l’humour. Lorsqu’ils participaient aux affrontements avec la police, c’était plutôt pour se défouler. Ils se retrouvaient alors côte à côte avec les jeunes du parc Gezi qui se réfugiaient dans les ruelles étroites du quartier pour fuir la police.

 

L’essentiel de votre film est tourné la nuit. Cela vient-il de nécessités pratiques, d’un choix esthétique ?

A Istanbul, on peut aller chez le coiffeur ou le barbier à 3 h du matin, la ville ne dort jamais, encore moins à Tarlabaşi. Et ceci est encore plus vrai pendant le mois du Ramadan où, après la tombée de la nuit, la vie est intense et festive. Vers 2 h du matin, le marché à la brocante ouvre, c’est le moment où se font les meilleures affaires. Il nous est ainsi apparu, d’un point de vue esthétique, que la nuit correspondait bien aux mystères du personnage de Mustafa.

 

En dehors de cette séquence où Mustafa parle au téléphone avec son avocat (et lève un coin du voile), le film donne l’impression d’une totale spontanéité. Quelle place y tient la mise en scène ?

Cet échange avec l’avocat est la seule véritable mise en scène. Pour le reste, nous n’avons jamais fait répéter une action. Ce n'était pas forcément par manque de confiance ou d’expérience dans le cinéma, mais parce que les personnages, les situations et nos réactions suffisaient. Nous respections leurs rythmes, leurs envies, sans leur imposer quoi que ce soit. Par exemple, lorsque nous tournions dans un endroit où la radio était allumée, nous aurions pu demander qu’on coupe le son, ce qui aurait simplifié le montage mais toute la couleur de la scène aurait été modifiée – en plus, la musique était bonne ! Nous ne voulions pas interférer avec la réalité. Mais il faut beaucoup de souplesse et de réactivité pour que les gens gardent leur spontanéité. A côté des moments où les habitants du quartier paraissent oublier la caméra, il y en a d’autres où ils s’adressent directement à elle, ce qui permet d’introduire de la distance et de l’humour.

 

Comment s’est déroulé le montage ?

Pour ne pas perdre la dynamique de Mustafa et de sa parole, trouver un bon équilibre (ou déséquilibre) entre la voix et les images, nous nous sommes appuyés sur la théorie de Térésa Faucon qui envisage le montage du point de vue des forces et des flux 1. Au fil du montage s’est dessinée une sorte d’entonnoir. Le film part de la vidéo publicitaire Istanbul 2020, qui donne la vision panoramique de la ville telle qu’Erdogan la rêve. Viennent ensuite les manifestations filmées à Tarlabaşi. À partir de là, le film plonge dans la réalité (visible puis invisible) du quartier. Mais, du début à la fin, la réalité est vue à travers le regard de Mustafa. C’est lui qui donne le tempo entre la pulsation de la ville et ses états d’âme. Le rythme est frénétique quand Mustafa s’épuise dans le travail, s’échine à mettre à distance les souvenirs qui le hantent ; mais lorsque le doute et la fragilité prennent le dessus, le rythme du film ralentit en de longues respirations. Le film brouille à dessein les limites entre les espaces, reflétant à la fois la porosité de Tarlabaşi et l’aptitude remarquable de Mustafa à ignorer les frontières. En marge du filmage, nous avons enregistré en son seul quatre heures d’entretien où Mustafa raconte un flot d'histoires, d'anecdotes, de fables sur le monde et sur lui. Cette matière sonore, flux d’une conscience perpétuellement en mouvement, nous a beaucoup aidés au montage à construire une continuité dans le bouillonnement bruyant de Tarlabaşi.

 

 

Propos recueillis par Eva Ségal, janvier 2018.

 

1 Térésa Faucon, Théorie du montage : Energie, forces et fluides, éd. Armand Collin, 2013.