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Pour qu’un jour on puisse s’embrasser dans les rues

Pour qu’un jour on puisse s’embrasser dans les rues
A l’occasion de l’entrée au catalogue de ses deux derniers films, Construire ensemble la rue Auguste Delacroix, coréalisé avec Sophie Ricard, et Dis-moi pourquoi tu danses…, Jacques Kebadian, en entretien avec Nicole Brenez, revient sur sa filmographie, sa collaboration de longue date avec l’architecte Patrick Bouchain, et l’histoire arménienne, avant et après 1915.

“S’il était vrai que ce fait de nourrir un étranger se rencontrât dans toute la Nature et eût le caractère d’une loi générale – bien des énigmes seraient résolues.” Goethe (1827), cité par Pierre Kropotkine in L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902).

 

C’est l’une des plus belles et gratifiantes biographies de cinéaste : un tract en trois feuillets ronéotypés, daté du 15 novembre 1970. “Le Comité du Secours Rouge du Cinéma proteste violemment contre la manière arbitraire dont la police a présenté à la presse l’arrestation de Jacques Kebadian, le cinéaste qui a été l’assistant de Robert Bresson, qui a collaboré avec Jean-Luc Godard 1, et qui a pris une large part à la création des États Généraux du Cinéma en Mai 68. C’est depuis cette date que, cinéaste révolutionnaire, il décide de se lier plus concrètement au combat de la classe ouvrière. Il s’intègre à la lutte, il le fait comme ouvrier des usines Valentine, militant contre les conditions de travail inhumaines réservées aux ouvriers de cette usine : intoxication par vapeurs de soude, maladies mortelles, ‘accidents du travail’, polices patronales. Tout cela pour 3,40F de l’heure pour les travailleurs immigrés, et entre 4F et 4,70F pour les travailleurs français. Intellectuel militant révolutionnaire, il avait considéré que l’action politique menée dans une usine devait être la suite logique – une logique populaire et non bourgeoise – de son combat cinématographique. Il fut chassé de l’usine avec d’autres militants qui distribuaient des tracts, il est, depuis le 25 septembre, écroué à la Santé sous le régime des condamnés de droit commun.”

En octobre, Jacques Kebadian est condamné à deux mois de prison avec sursis. Trente ans après, en mars 2000, il se voit condamné pour “vociférations” contre la police. Tout cinéphile assez heureux pour avoir rencontré le très élégant et doux Jacques Kebadian ne peut manquer de sourire. Tout spectateur de Remords (1973), malicieuse parabole de René Vautier sur la lâcheté des cinéastes français face à la guerre d’Algérie et au racisme, appréciera les circonstances de l’interpellation : “Lorsque des agents de la force publique s'en prennent sous ses yeux à un individu d'origine africaine, Kebadian met fatalement son grain de sel. ‘Un policier m'a dit : circulez ! Mais j'ai parfaitement le droit d'assister à la scène !’ Le Black de la rue Montorgueil n'est finalement pas le voleur à la tire recherché. ‘Pour éviter de rentrer bredouilles à la maison’ dit le cinéaste, les policiers le verbalisent.” 2 Les jeunes gens dans Albertine (1972), les sans-papiers D’une Brousse à l’autre (1997), les Indiens zapatistes de La Fragile Armada (2003), la classe ouvrière, le lumpenprolétariat, les exilés, Jacques Kebadian se poste aux côtés de tous les opprimés, aussi désespérée et inégale soit la lutte.

Ne jamais se résigner, surtout pas à la disparition : une longue série de films consacrés à l’Arménie avant et après le génocide de 1915 ponctue un trajet qui se caractérise avant tout par ses nombreuses fidélités. Fidélité aux origines arméniennes, collaborations au long cours avec d’autres créateurs (Jean-Robert Ipoustéguy, Pierre Guyotat, François Marie Anthonioz, Patrick Bouchain…), constance du travail avec d’autres cinéastes (Franssou Prenant, Serge Avedikian, Joani Hocquenghem…), assiduité à bâtir une galerie de portraits de femmes exemplaires (Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Chouchan Kebadian et ses sœurs, les danseuses Apsaras du Cambodge…). Là où guerres, massacres et violence économique les ont arrachés, les films de Jacques Kebadian tissent et retissent les liens de l’écoute, de la solidarité, de l’intelligence et de la création artistique (danse, architecture, littérature, peinture).

Dans Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma (1986), à une théorie de figurants défilant tour à tour devant une caméra, Jean-Luc Godard donnait à délivrer mot par mot la fin d’une nouvelle de William Faulkner, Sépulture Sud : “…non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masses, les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants, protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine.”

Chez Jacques Kebadian, à travers la survie des vivants (qu’il nomme parfois “les rescapés”), il s’agit de trouver toujours à rendre hommage aux victimes des génocides – principalement arménien et khmer dans son cas ; simultanément, dans la présence de ses contemporains, que ceux-ci soient militants, immigrés ou artistes, il s’agit de déceler la dimension créative qui concrètement, organiquement, spirituellement, projette l’humain vers son humanité, selon l’ancienne acception humaniste et revendicative de ce terme. Protéger les morts au nom de la pulsion de vie : ce qui meut les danseurs de Dis-moi pourquoi tu danses…. Vivre pour protéger autrui : ce que bâtissent les architectes et les habitants de Construire ensemble la rue Auguste Delacroix. Décrire le monde pour en extraire, en célébrer, en transmettre la possibilité de la fraternité et de l’amour : l’œuvre d’une vie, celle de Jacques Kebadian. Reconstruire, préserver, écouter les survivants, traverser le temps grâce aux traditions populaires, observer comment se cristallise la vie grâce aux œuvres savantes ou spontanées,  transmettre la rumeur et les idéaux des peuples au combat : le travail de Jacques Kebadian affilie le cinéma à cette fonction résistante, solidaire et secourable qui, selon Goethe et Kropotkine, caractérise – aussi – l’espèce humaine. N.B.

 

1 En 1968, en tant que membre de l’Atelier Recherche Cinématographique, Jacques Kebadian fournit quelques images pour Un Film comme les autres.

2 Renaud Lecadre, Le Monde du 18 mars 2000.

3 William Faulkner, Sepulture South, Gaslight, 1954.

 

 

Le projet de réhabilitation du quartier défavorisé du Chemin Vert à Boulogne-sur-Mer frappe par son caractère engagé, mais aussi parce qu’il inclut d’emblée la réalisation de ton film, le futur Construire ensemble la rue Auguste Delacroix, aux côtés des ateliers Choix des intérieurs ou Jardin commun avec Kinya Marumaya. Comme la reconstruction des maisons, le film est planifié en amont et ton nom figure parmi les membres de l’équipe Construire [agence rassemblant architectes, scénographes, artistes, ingénieurs…]. Comment as-tu été recruté pour ce projet ? Connaissais-tu déjà le travail de Patrick Bouchain ?

Je n'ai pas été recruté pour ce projet, dans le sens où ce n'est pas un film de commande ; mais ayant déjà réalisé avec Construire et Notre Atelier Commun [atelier rassemblant architectes, artistes, élus…] plusieurs films ou ébauches de projets entre 2004 et 2014, j’ai assisté aux premières heures de l'évocation par Patrick Bouchain de ce chantier à Boulogne-sur-Mer.

Patrick Bouchain, je l'ai rencontré il y a presque quinze ans, aux urgences de l'hôpital Cochin où nous avions accompagné Pierre Guyotat pris d'un malaise après une lecture qu'il avait faite de ses derniers livres, Progénitures et Explications, tiré du long entretien avec Marianne Alphant que j'avais filmé fin 1999. Patrick Bouchain était un ami de longue date de Pierre Guyotat, et aussi de Jack Lang, dont il était le conseiller à la mairie de Blois. En évoquant les années fastes du théâtre d'avant-garde, je lui dis que j'étais en train de filmer André Acquart dans son atelier, à propos des grandes réalisations scénographiques qu’il avait accomplies dans les années 1960-70 avec les formidables metteurs en scène de ce temps : Roger Blin, Jean Vilar, Jean-Marie Serreau (les pièces de Genet, Brecht, Dubillard, Sartre)... Patrick Bouchain, qui admirait le travail d'André Acquart en tant que scénographe, me dit qu'il était le dernier à avoir gardé mémoire des Paravents de Jean Genet mis en scène par Roger Blin, qui avait fait scandale à l'époque de sa création au Théâtre de France, et que ce serait bien d'en faire un film. Je lui propose que nous le réalisions ensemble, et c'est ainsi qu'a commencé notre collaboration pour le film La Bataille des Paravents (2005) ou la rencontre de deux penseurs de l'espace et de la scène. Par la suite, sa manière de concevoir l'architecture m’a conquis : construire autrement, construire ensemble... cette vision utopique du vivre ensemble et de bâtir à l'échelle humaine, de déplacer les règles et de transgresser les lois du genre, et ma façon militante, politique et indépendante de fabriquer un film, ont scellé notre collaboration sur plusieurs projets dont certains sont devenus des films : Construire autrement (2008-2010) 1, Rase pas mon quartier (2013) 2. Quant à moi, ce qui m'a plu, c'est de montrer le combat de ces forces vives pour redonner à la construction sa dimension collective, sociale et humaine.

 

Pour refonder la notion galvaudée voire falsificatrice d’Ensemble, Sophie Ricard s’installe rue Auguste Delacroix et vit pendant deux ans parmi les habitants. En ce sens, le travail conduit dans le quartier du Chemin Vert accomplit au plus près les idéaux politiques qui sont au cœur de ce que revendique Construire. Patrick Bouchain explique, à propos de Sophie Ricard : “C’est dans la permanence que les bonnes choses se font, pas dans l’instant. [Sophie] s’est mise totalement dans cette permanence : sociale et culturelle, intellectuelle, physique, architecturale. Je n’avais expérimenté cela nulle part à ce point.” Comment concrètement as-tu suivi le tournage ? T’es-tu aussi installé à Boulogne-sur-Mer pendant de longues périodes ?

En effet, je crois que l'originalité de ce chantier, c'est la permanence. Pour la première fois, Patrick Bouchain demande à la jeune Sophie Ricard qui faisait là son premier chantier après être sortie de l'École d'architecture et avoir fait son stage à l'agence Construire, de vivre tout le temps de la construction dans un studio, au n° 5 de la rue Auguste Delacroix. Bien sûr, cela a permis d’établir des liens très étroits et forts avec les habitants. J'ai pu, en partageant aussi quelques nuitées dans son studio et plus tard dans la maison de chantier quand celle-ci a été aménagée, profiter de cette intimité et confiance des habitants. Pas tous, une minorité ne voulait pas être filmée, mais personne ne s’est opposé au projet. L’un des points forts de ce chantier était aussi le rapport de Sophie aux enfants. C'est en faisant avec eux des ateliers – d'abord l'aménagement du jardin et du potager, ensuite l'atelier couleur – que se sont tissés des liens avec les parents. Les ateliers ont permis à Sophie de franchir la porte des maisons, non pas en simple technicienne pour faire des relevés mais comme amie des enfants. La première fois que je suis venu avec une caméra pour filmer, les enfants m'ont fait visiter le jardin, fiers d'avoir participé au potager, aux fleurs et à la fabrication de la cage à lapins. Ce sont eux qui m'ont fait découvrir les deux rues du quartier du Chemin Vert, en fait un quartier “ghetto” en boucle où ne circulent que les véhicules des habitant et, deux fois par jour la camionnette multicolore du marchand de glace et bonbons.

 

Mais ne penses-tu pas que la présence elle aussi permanente d’une caméra a soutenu le chantier, en alimentant le désir d’aller jusqu’au bout, en servant parfois de confidente, de surmoi, d’alliée ?

C'est une question difficile que de comprendre si la présence d'une caméra alimente un désir. Le mien sûrement, celui de Sophie aussi, de participer à la fois comme architecte et comme actrice et personnage du film. Beaucoup d'autres dans la rue ont joué leur propre vie : ils étaient en dialogue avec la caméra, certains même se sont transformés au cours de ces trente mois qu'a duré le chantier. Bien entendu, le fait d'être seul à faire l'image et le son me transforme moi aussi en personnage du film. Très souvent, la distance de la caméra au sujet est mon propre regard sur ces gens que je découvre et finis par aimer. Je pense parfois qu'une caméra arrive à caresser, à embrasser, à sourire et même pleurer. Sophie me racontait les histoires de cette rue mais, en d’autres occasions, quand j'allais filmer seul, c'est moi qui lui révélais certains secrets qu'elle n'avait pas encore découverts. C'est de là qu'est venue l'idée d’établir, à partir du plan de la rue et des 64 maisons, les liens de parentés entre les familles. Réaliser ce film avec Sophie l'a sûrement renforcée, mais elle a une telle énergie et force que sans elle, je ne sais pas qui aurait pu faire aboutir aussi bien ce chantier, sans aucune casse humaine ni sociale.

 

A mesure que se déroule le film, que les résidents vous deviennent peu à peu familiers, que la couleur revient dans le paysage, on assiste à une renaissance collective. Construire ensemble la rue Auguste Delacroix serait-il aussi un moment d’accomplissement euphorique au regard de l’ensemble de ton œuvre, comme si, après la marche populaire décrite dans La Fragile Armada (coréalisé avec Joani Hocquenghem), le même type de population démunie trouvait un lieu où s’épanouir ?

C'est drôle que tu évoques La Fragile Armada en résonance avec ce film sur Boulogne-sur-Mer, car j'avais oublié de te dire que Patrick Bouchain, s'occupant d'une scénographie au Parc de la Villette sur les Indiens du Mexique, savait que j'étais allé au Mexique filmer avec Joani Hocquenghem la marche des Zapatistes. Il était venu avec Yolande Bacot, la commissaire de l'exposition, voir les images alors que j'étais en train de dérusher. Il nous a demandé de réaliser une douzaine de petits films pour justement donner de la couleur, du mouvement et de la vie à cette exposition d'objets d'art et d'artisanat, en intercalant une douzaine d'écrans dans le parcours de l'exposition. Nous avons montré nos images prises dans les douze Etats du Mexique que nous avions traversés avant d'arriver sur la grande place du Zócalo à Mexico. Et c'est vrai que nous avions ressenti dans cette “marche de la couleur de la terre” l’euphorie gonfler d'étapes en étapes. 
Au Chemin Vert, avec l’arrivée de la couleur et du soleil, on assiste à la renaissance d'une rue : comme dans une fiction hollywoodienne, on voit le décor se transformer, les gens s'installent sur le pas de leur porte comme au spectacle pour voir les façades, portes, volets et belles voisines s'embellir, changer leur quotidien... La rue comme un studio à ciel ouvert. On se croirait un bref moment dans Les Demoiselles de RochefortJe pourrais reprendre ce que disait Patrick Bouchain à Tourcoing : “Cet endroit qui paraissait petit, au bout du monde, est aujourd'hui presque la quintessence et l'expression de ma démarche.” 2 Je crois que j'ai pu approcher là une façon de faire de la fiction en filmant la réalité, de pouvoir penser les séquences en fonction du montage, la caméra-stylo enfin. 

 

 

 

Depuis que je fais moi-même l'image, d'abord avec une vidéo 8 (Calle San Luis Potosi, 1990), puis en HI8, DV, DVcam (D'une brousse à l'autre), j'ai réussi à être en empathie avec les gens que je filme, à partager et transmettre ces petites joies que l'on ressent dans les combats du quotidien pour changer la vie.

 

Les habitants de la rue Auguste Delacroix sont souvent des personnages hors du commun. Qu’as-tu pensé du P’tit Quinquin de Bruno Dumont, tourné la même année, à dix kilomètres de Boulogne-sur-Mer, et qui s’empare de corps et d’individus relevant de la même typologie mais pour en présenter une version burlesque et grotesque ?

Cela m'a vraiment fait souffrir d'assister à ce concours de grimaces que je n'ai pas trouvé burlesque.

 

Pour rester encore un instant dans ce qu’il convient désormais de nommer les Hauts-de-France, ton premier geste de cinéaste, en 1963, tandis que tu étudiais encore à l’IDHEC, fut d’aller filmer les mineurs en grève dans le Nord – exactement d’ailleurs comme René Vautier qui s’échappe un instant de cette école pour participer au tournage de La Grande Lutte des mineurs, en 1948. La Fémis devrait rendre cet exercice obligatoire, au moins il forme de grands cinéastes… Peux-tu nous raconter cette première expérience et s’il en subsiste des images ?

Les promotions 1962 et 63 de l'IDHEC étaient déjà pour certaines très politisées. On sortait de la guerre d'Algérie et il y avait un noyau d'étudiants d'extrême-gauche qui avait déjà viré sa cuti stalinienne. C'est ce noyau (Françoise Renberg, Michel Andrieu, Renan Pollès, Patrick Meunier et moi-même) qui, contrairement à ceux de l'UEC [Union des Étudiants Communistes] désireux de rester dans la légalité, décide de partir avec les Coutant et Nagra de l'école filmer, durant l’hiver 1963, la grande grève qui paralyse les houillères du nord de la France et que l’ORTF ne couvre pas. Le gouvernement Pompidou prend à l'encontre des grévistes un décret impopulaire de réquisition. A l’issue du tournage à Valenciennes, nous confions nos rushes à une section locale de la CGT. Nous n'avons jamais su ce qu'ils en avaient fait ! Ce noyau de l'IDHEC anti-impérialiste et anti-stalinien a fleuri et est devenu le collectif ARC [Atelier de Recherche Cinématographique] qui a tourné avant et pendant 68. Cela a donné quatre films : Le Droit à la parole, Le Joli Mois de Mai, Comité d'action 13, Ce n'est qu'un début, et ensuite avec le groupe Eugène Varlin, Albertine ou les souvenirs parfumés de Marie Rose.

 

Dis-moi pourquoi tu danses… poursuit ta veine arménienne, cette fois en interrogeant l’imaginaire et les pratiques de la troisième génération après le génocide.

Ma veine arménienne a commencé par la découverte de cartes postales : mon premier film, Arménie 1900 (tourné au banc-titre en 1980), a été un souffle gigantesque pour soulever le poids des un million cinq cent mille morts sous lesquels nous étions ensevelis chaque 24 avril, date anniversaire du génocide. Retrouver ce qu'était la vie avant, c'est une Histoire que je tente de capter et saisir, depuis longtemps, à travers plusieurs films : Colombe et Avédis (1981), Sans retour possible et Que sont mes camarades devenus (1982/83) avec Serge Avedikian, Les Cinq Sœurs (1985), Mémoire arménienne (1995), Vingt ans après (2001). Puis en 2006, au Parc de la Villette, l’installation Mémoires arméniennes où, sur un mur d’images, sont projetés, ville après ville, par témoignages interposés, les récits de l’odyssée tragique des Arméniens de 1915. Dans tous ces films, on parle d’un génocide, mais ce chemin est parfois aussi l’expression d’une survivance. Ce qui m’a intéressé avec Dis-moi pourquoi tu danses…, c’est de raconter une histoire à la fois ancestrale et contemporaine. Et cette histoire dramatique, ce sont les arrière-petits-enfants de 1915 qui la racontent avec leurs corps, en nous faisant ressentir la beauté d’une danse millénaire, leur passé et leur culture ; ils les font partager sur la scène mais leur présent et leur avenir se trouvent ici en France. La danse comme l’un des chemins possibles vers cet ailleurs commun, ce point vers lequel les regards, l’émotion, et l’intention convergent.

 

Comme te le fait remarquer l’un des danseurs : “Je suis né en France, et pourtant je souffre presque comme si j’avais vécu ça.” Ça, c’est-à-dire l’extermination de son peuple. Penses-tu qu’un jour la douleur puisse s’atténuer ?

Ce danseur, c'est Serop Michaël Hovanessian, né en France en 1976. Dans son petit appartement d'Alfortville où il m'a reçu quand je préparais le film, étaient collés au mur un portrait de Paradjanov et une photographie du mont Ararat : “Comme un fantôme qui symbolise l'espoir et la frustration arménienne” avait-il dit. “Peut-être que danser la danse arménienne  dans la compagnie Yeraz, c’est une façon de dire que j’existe, que les Arméniens existent à travers le monde, c’est aussi une certaine façon de révéler, d’exorciser certains fantômes.” Il le redit dans le film.

La douleur sera toujours là. Comme l'Histoire n'arrête pas de se répéter, avec l'âge encore plus… Je ne sais pas ce que ressentent mes deux derniers enfants Rafaël et Angela (18 et 13 ans) ; ils ont vu certains de mes films mais on n’en parle pas. Il faut dire aussi qu'ils partagent avec leur mère, qui est juive tunisienne, un autre génocide... Tout ce que je sais, c'est qu'ils s'affirment antiracistes de façon radicale. Pour les deux plus grands, sûrement que la transmission de l'Histoire s'est faite. Mon aîné Tigrane Boccara-Kebadian partage aussi deux génocides, et c'est avec lui et Itvan Kebadian (Bulgare et Tchèque par sa mère) que nous avons monté l'installation Mémoires arméniennes à la Villette. Un jour, on pourra s'embrasser dans les rues d'Istanbul, de Yozgat, d'Ankara et de Diyarbakir avec les petits-enfants de ceux qui ont massacré ou laissé faire... peut-être !

 

Ici encore le tournage s’est inscrit dans la durée : pendant neuf mois tu as suivi la compagnie Yeraz (qui signifie Rêve en arménien) dans ses répétitions et ses spectacles à Alfortville, Paris, Beyrouth.

Certainement plus de neuf mois, le film a été tourné entre 2007 et 2015. C'est l'avantage des films indépendants que de n'avoir pas de comptes à rendre, de pouvoir s'interrompre plusieurs années faute d'argent pour la post-production et de reprendre quand même. Le centenaire du génocide en 2015 m'a redonné l'énergie et l'audace de lancer une petite souscription pour terminer le film et parachever le cycle de mon travail sur la mémoire de notre peuple.

 

Souvent, autant que des danseurs en activité, tu réalises des portraits splendides des danseurs lorsqu’ils restent spectateurs dans le contrechamp, tu décris leurs regards qui apprennent, éprouvent, réfléchissent. C’est comme s’ils incarnaient la genèse des gestes dansés, ou au moins, en rappelaient la complexité. Y a-t-il chez toi une éthique du contrechamp ?

Pour que le film ne se réduise pas à une simple captation des répétitions et de certaines parties du spectacle, il a fallu que je trouve la manière de mettre au premier plan les personnages que j'avais choisis, pas seulement par la voix off, mais aussi dans les moments de poses où ceux-ci regardent les autres répéter, dans les coulisses par où ils suivent le spectacle quand ce n'est pas leur tour, dans les loges où ils se préparent et se transforment pour devenir une princesse ou une légende. Mais si tu me poses cette question, c'est sûrement aussi pour cette séquence dans le hall de l'hôtel à Beyrouth où toute la troupe se regarde, se dédouble. Je crois que c'est une constante chez moi, trouver à montrer comment les êtres se confrontent à leur passé, à leur mémoire, c'est un moyen de circulation entre passé et présent et entre les différentes séquences. Dans Sans retour possible, c'est encore plus complexe. Quelquefois c'est circulaire comme des ondes qui se propagent sur une surface liquide quand on jette une pierre, comme dans Trotski (1967), mais cela peut être aussi une pierre dans un miroir qui vole en éclats, Sans retour possible et Apsaras (1989), ou des fenêtres que l'on traverse et qui vous mènent ailleurs comme D'une brousse à l'autre. Cela renvoie aussi au regard du spectateur qui pourrait à son tour être le contrechamp de ce qu'il regarde. Apprendre, éprouver, réfléchir et se réfléchir, est-ce que c'est la raison qui m'amène à filmer le réel comme si j'étais le seul à pouvoir le raconter de cette façon ?

 

Au cours de l’un des spectacles, en voix off l’un des danseurs précise : “Ce n’est pas exactement de la danse comme en Arménie.” Quelles sont les différences ?

Pour répondre à ta question, je vais faire appel à la personnalité de Christina Galstian, danseuse et chorégraphe qui dirige la compagnie Yeraz. Christina est née à Erevan. Dès l’âge de sept ans, elle s’initie aux danses traditionnelles. A 16 ans, elle rejoint le Ballet national d’Arménie. Après le tremblement de terre de 1989, sa famille vient s’installer en France. Elle a emporté son pays à la semelle de ses souliers. Elle a emmené avec elle les couleurs, les sons et les rythmes de son enfance. Mais sa démarche artistique laisse une grande place à la création originale. Elle est aidée en cela par la provenance riche et variée de ses danseurs et danseuses solistes : Sevane Garibian, née au Caire, Serop Michaël Hovanessian, né à Alfortville, Tigrane Vyrabian, né à Erevan, Chouchan Der Haroutounian, née à Téhéran, Spidag Balian, née à Paris, Manoug et Vahan Basmadjian, nés à Lyon, Lylia Melkonian et Kariné Koloyan, nées à Beyrouth.

 

Tu as désormais consacré des films au théâtre, à la scénographie, à la peinture, à la musique, à la sculpture, au dessin, à l’écriture, à la danse, à l’architecture, à la lecture. Hormis le cas du bref portrait Paradjanov, souvenir (1983) – Serguei Paradjanov incarnant à lui seul une synthèse des arts et des artisanats – ne manquerait-il pas un documentaire consacré au cinéma ?

Je crois qu'en faisant ces films sur toutes les autres disciplines artistiques, j'ai cherché à comprendre ce qu'était pour moi le cinématographe, pour reprendre le mot utilisé par mon maître Robert Bresson pour qui j'ai eu la chance et le bonheur d'être l’assistant sur trois de ses films, Au hasard Balthazar (1966), Mouchette (1967) et Une Femme douce (1969). Le prochain film que je ferai ne sera pas un documentaire consacré au cinéma, mais un film de fiction qui se nourrira de tout ce que j'ai appris à l'école du documentaire et aussi à la Cinémathèque française.

 

Sans parler de ceux que tu as produits et de ceux auxquels tu as participé d’une façon ou d’une autre, notamment avec ton interlocutrice à l’échelle d’une vie, Franssou Prenant, tu as réalisé un nombre considérable de documentaires, de tous formats, durées, formes. Des films uniques, des films sériels, des captations, des essais méditatifs, des journaux de voyage, des portraits individuels et des portraits collectifs… Comment formulerais-tu ta conception du documentaire ?

Je pense que j'ai eu deux périodes dans la réalisation de ces films documentaires. D’abord, ceux que j'ai pu réaliser avec une équipe image et son en coproduction avec l'ORTF, à une époque où la télévision n'était pas formatée comme aujourd'hui. Dans cette première période, je dirais que la mise en scène était pensée avec l'écriture du scénario. Je pourrais nommer au titre de cette façon de travailler : Trotski, Albertine, Ipoustéguy et son œuvre sculptée (1975), Histoires d'une sculpture (mon premier film monté avec Franssou Prenant, 1980), Sans retour possible, Les Cinq Sœurs, Apsaras. Et puis, seconde période, ceux que j'ai réalisés seul avec des petites caméras. Quand j'ai pu faire l'image et le son, j'ai créé la mise en scène en résidant à l'intérieur du sujet que je traitais ; la caméra c'était moi et quand je l'enclenchais, je vivais la scène en la découpant comme on fait avec la fiction, en multipliant les points de vue comme au montage, parfois en transe quand surgissait une rencontre avec le hasard, en feignant comme disait le poète d'en être l'organisateur. Transe qui pouvait se transformer en rage quand on s'apercevait au montage que j'avais oublié d'enregistrer. Calle San Luis Potosi, D'une brousse à l'autre, La Fragile Armada, Vingt ans après, Ipoustéguy l'âge de la décision (2000), Construire ensemble la rue Auguste Delacroix, Dis-moi pourquoi tu danses... relèvent de cette seconde esthétique. Dans le meilleur des cas chaque fois, c'est aussi une parcelle de ma vie, un moment de mon histoire, que je partage en réalisant ces films.

 

Propos recueillis par Nicole Brenez, avril 2016

 

        1 Construire autrement (73’) : “Pendant les travaux, le chantier est ouvert au public.” Telle est l'une des particularités, qui apparaît comme un manifeste, du chantier du Channel. En toile de fond : la métamorphose des anciens abattoirs de la ville de Calais en Scène nationale. Passage d'un lieu de mort à un lieu de vie qui sert de décor aux histoires humaines se jouant à l'intérieur même du chantier. Ecoliers, visiteurs, curieux, étudiants, architectes, ouvriers, artistes vont se croiser, échanger, discuter apprendre, découvrir et, pour beaucoup d’entre eux, s'ouvrir au monde qui d'habitude lui est strictement interdit.

2 Rase pas mon quartier (65’) : L'îlot Stephenson à Tourcoing était promis à la démolition, ses habitants au déplacement. Pour sauver leur patrimoine, en 2001, 15 foyers de la rue Stephenson et de la Tossée se sont mobilisés en créant l'association Rase pas mon quartier. Patrick Bouchain dit avant toute chose : “Si je suis ici c'est parce que j'ai rencontré Madame Parent [présidente de l'association Rase pas mon quartier].On ne démolit pas, on reconstruit, c'est un chantier sans machine, sans bruit, on peut le visiter, il n'y a pas d'interdiction, on fait tout à la main... Cet endroit qui me paraissait petit, au bout du monde, est aujourd'hui presque la quintessence et l'expression de ma démarche.”