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Retour à Alger

Retour à Alger
Après quelques courts métrages, le jeune réalisateur algérien Lamine Ammar-Khodja signe un premier long métrage documentaire, Demande à ton ombre, Prix Premier au FID-Marseille 2012, chronique désenchantée d’un retour temporaire à Alger. Entretien.

Votre projet de film a-t-il pris d’emblée la forme d’un journal ?

Non, pas exactement, mais je me suis beaucoup intéressé aux cinéastes qui parlent d’eux-mêmes, Moretti, Perlov, Kawase, Varda ou d’une autre manière Marker, et la matrice vient plutôt de là. Ce serait très difficile d’expliquer comment ils m’ont influencé. J’ai essayé de faire quelque chose qui me ressemble. Le personnage que j’ai construit est davantage un fil conducteur narratif qu’un personnage qui parlerait de moi. Il crée un lien à travers des choses dont je ne voyais pas bien comment elles faisaient sens en les mettant ensemble.

 

Aviez-vous déjà exploré l’autoportrait au cinéma ?

Non, j’ai fait des courts métrages et j’avais l’impression de me chercher. La forme hybride de Demande à ton ombre est celle de quelqu’un qui se demande quel cinéma il a envie de faire. Et ce film m’a beaucoup appris en termes de liberté d’écriture, de montage, de récit, de la place que je veux occuper dans le film. Les questionnements du personnage qui s’interroge sur le sens de son retour en Algérie se retrouvent aussi dans la forme du film. Il contient plusieurs cinémas, plusieurs formes. Il y a de l’essai, de la fiction, de la contemplation, une recherche plasticienne. La forme du journal est très libre. La seule contrainte est de le rendre cohérent pour un spectateur.

 

Avez-vous reçu une formation de cinéaste ?

Après des études d’informatique, j’ai passé un an à Lussas en master 2 mais je me suis surtout cultivé dans les livres. L’année à Lussas m’a beaucoup apporté grâce à des intervenants formidables comme Jacques Deschamps ou Claire Atherton. Mais une école de cinéma, pour moi, ce devrait être un lieu où l’on vous apprend à maîtriser l’outil pour qu’on se le réapproprie et qu’on fasse un cinéma qui vous ressemble. Il me semble que dans les écoles de cinéma, on append une manière de faire du cinéma, il faut s’en libérer très vite.

 

Le film commence par une citation du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Est-ce que cela correspond à votre situation au début du film ?

Oui, je venais de finir le master et, au bout de huit ans en France (entrecoupés de quelques allers-retours), je sentais que c’était pour moi le moment de revenir. Au début, je ne pensais pas à réaliser un film précis mais je voulais prendre le temps. A Alger, où je ne suis pas obligé de courir derrière l’argent pour payer mon loyer, je peux m’offrir le luxe d’un temps à moi. Lorsque je suis rentré en septembre 2010, je n’avais pas du tout prévu que des émeutes éclateraient en janvier suivant. Je découvre alors un monde que je pensais connaître mais qui s’avère beaucoup plus complexe.

 

Au début du film, vous passez du centre d’Alger où vous côtoyez une jeunesse assez privilégiée à une banlieue, celle de votre enfance, où vous vous mettez à l’écoute de ceux que vous appelez “la jeunesse populaire”. Cette rencontre n’est-elle pas décevante ?

Non, pas du tout. Je me rends compte que je n’ai plus de lien direct avec ces jeunes. Mais ce qui me touche, c’est leur furieuse envie de vivre, bien plus importante que leurs rêves de bling-bling. D’ailleurs, parmi ces jeunes, il y a mon petit frère. C’est une réalité que je connais bien. Pour cette séquence, j’ai mis en scène ce retour au quartier où je les fais exister mais où je fais aussi exister la distance qui nous sépare. Tout le film est construit entre proximité et distance. Après huit ans, elle s’est creusée, géographique et temporelle, et en même temps je suis là, présent sur le terrain, toutes les images du film en témoignent. C’est toujours moi qui filme.

 

Lorsque les premières manifestations commencent à Alger, votre film devient davantage une chronique politique où l’on voit d’un côté les jeunes des banlieues, de l’autre des militants politiques assez âgés.

Les banlieues en Algérie n’ont pas la même connotation qu’en France. D’ailleurs cette jeunesse populaire n’est pas seulement en banlieue. Les premières émeutes ont éclaté à Bab-El-Oued, non loin du centre-ville. Mais les premières grosses manifestations organisées par l’opposition démocratique ne commencent qu’un mois après les émeutes de la jeunesse. Ce délai temporel est significatif du décalage entre les papys des années 1990 et la jeunesse populaire qui, du fait de son importance démographique, devrait être la force principale du mouvement.

 

Mais ces jeunes n’ont pas la même culture politique.

La rupture est flagrante ! Je me demande si les vieux militants essaient réellement par leurs discours de toucher ces jeunes-là. J’en doute. Le film montre cette cassure. Quand les émeutes ont éclaté en janvier, elles n’ont reçu aucun soutien. Les partis politiques auraient dû les soutenir et travailler à politiser un mouvement surgi spontanément. La réaction des jeunes qui viennent par la suite saboter leur manifestation est assez compréhensible.

 

Pourquoi accordez-vous une telle place à Camus dans le film ?

Camus m’intéresse pour de nombreuses raisons. D’abord parce qu’il a été marginalisé par les Algériens à partir du moment où il n’a pas pris clairement position pour l’Indépendance. Mais il a aussi été marginalisé par le milieu culturel parisien parce qu’il ne s’est jamais vraiment reconnu dans ce milieu bourgeois et installé. Le fait qu’il ne soit ni d’un côté ni de l’autre me touche. Il a un problème vis-à-vis de sa terre natale et je crois que je m’identifie à des écrivains qui ont vécu cela : Gombrowicz, Naipaul, Dany Laferrière ou James Baldwin. Camus porte cela de manière très forte. En même temps, il y a une ambiguïté chez Camus que Kateb Yacine note très justement : sa manière d’exalter la terre, le paysage algérien, sans voir le peuple qui y vit. D’autant que Camus a grandi dans un quartier populaire, Belcourt, où il y avait beaucoup d’Arabes. Il a peut-être péché par excès d’honnêteté en se disant que, ne connaissant pas les Arabes, il valait mieux ne pas en parler.

 

N’est-ce pas singulier de la part d’un jeune Algérien de votre génération de revenir à Camus ?

Je ne peux pas avoir la même lecture que Kateb Yacine et ceux qui lisaient Camus dans les années 1960. Sans doute parce que j’ai une distance vis-à-vis de la guerre de Libération que je n’ai pas vécue. 

 

 

 

La séquence que j’ai tournée à Tipaza, où l’on voit un écrivain se faire arrêter par la police parce qu’il donne une lecture en public, est très représentative de l’ambiguïté algérienne. L’Algérie est un pays magnifique – le paysage de Tipaza semble béni des dieux – et en même temps la pression policière constante, cette pression qu’on ressent quand on vit à Alger, le rend invivable.

 

A quoi correspondent les images d’archives de la fin du film où l’on voit Camus mimant une corrida ?

On pense toujours au philosophe. Il y a un Camus plus léger, plus sensuel, qui aime la plage et celui-là me plaît aussi. Un critique m’a dit que cette tauromachie se retrouvait aussi dans tout le mouvement du film. On essaie d’approcher d’une réalité et à chaque fois que cela devient trop dangereux, on s’en éloigne. Je ne l’ai pas fait consciemment mais l’idée me plaît et cela fait écho aussi à la musique espagnole qu’on entend au début.

 

Parler de soi n’est-il pas un exercice dangereux ?

J’ai ressenti une certaine douleur. En tout cas, je me suis efforcé d’être honnête, y compris par rapport à mes sentiments. À un moment, dans une manifestation, je dis que je me suis trompé de trottoir. Je suis à ce moment-là entouré d’un groupe d’amis et en même temps, je sens que je ne suis pas à ma place. Avouer cela dans un film, juste par honnêteté vis-à-vis de mes sentiments, cela m’a coûté beaucoup d’efforts. Ce film m’a permis de comprendre que je ne pourrais pas vivre constamment à Alger.

 

Votre film est nourri de références aux arts : littérature, musique, arts plastiques avec de petites installations… Votre témoignage n’est-il pas d’abord celui d’un artiste ?

A un moment, dans la cuisine j’attrape un cafard et je l’enferme dans une boîte. C’est peut-être cela que vous appelez une installation, mais c’était sans doute trop simple et ça n’a pas toujours été compris. J’ai l’impression d’avoir écrit un roman et pas tellement d’avoir fait un film. Les livres m’ont plus appris à raconter des histoires que les films.

 

Travaillez-vous à un nouveau film ?

Je suis parti d’une commande où il s’agissait de filmer Alger pendant l’été 2012, été du 50e anniversaire de l’Indépendance 1. Ce sont des petites chroniques qui parlent de l’ennui, de l’amour, du rapport à la Révolution. Il est évident pour les jeunes aujourd’hui que le discours officiel sur cette Révolution est totalement anachronique. Les hommes du pouvoir sont figés dans une stagnation qui date des années 1970. On se demande ce qu’ils savent vraiment de la vie quotidienne de leurs compatriotes. J’ai l’impression que pour eux, le peuple est en trop. D’une certaine manière, ils ont réussi à désincarner la politique. Le mot politique fait peur, comme s’il s’agissait d’un ogre qui vient dévorer les enfants la nuit. Il faudrait que les gens, notamment les jeunes, s’emparent à nouveau de la politique qui n’est rien d’autre que l’affirmation qu’on a le droit d’avoir des droits. Il m’a paru très difficile de parler de cela avec les gens qui m’entouraient.

 

On ne voit guère de femmes dans les rangs de la jeunesse populaire que vous filmez. N’est-ce pas la participation des femmes qui manque à la politique ?

J’ai filmé ce que j’ai trouvé devant moi, et c’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de femmes dans le film. Mais je repense à L’Etranger de Camus. La population arabe, à première vue absente du roman, est tellement puissante dans le hors champ que finalement elle devient présente. Le fait que les femmes ne soient pas présentes dans le film signifie aussi quelque chose. Les faire exister coûte que coûte aurait été, à mon sens, une falsification.

 

Votre film explore d’autres absences, l’absence d’avenir, d’énergie collective. Vous vouliez surtout ouvrir des questions ?

Le film ne donne pas trop de solutions. Il fait sentir une ambiance. Lorsque j’ai commencé à filmer, ma démarche était très spontanée, en réaction aux images médiatiques. Au moment où j’avais rassemblé assez de matière, je me suis demandé ce que je pourrais faire avec ça. Du coup, le film a pris la forme d’une mosaïque sur Alger. Cela correspond à la difficulté de filmer une réalité devenue tellement complexe. Tant de solitudes disparates. Qu’est-ce qui fait lien entre tout ça ?

 

On ne voit guère les islamistes. Est-ce un choix délibéré ?

Dans cette chronique politique, ils n’avaient pas leur place. Belhadj (ex-numéro 2 du Front Islamique du Salut) a bien fait des tentatives de prise de parole en public pendant les émeutes mais les gens n’ont pas adhéré. Je crois que l’islamisme tel qu’on l’a connu il y a vingt ans est anachronique et les gens ne croient plus qu’il peut apporter la solution politique. Mais en même temps il a gagné dans les mentalités, dans la bigoterie ambiante qui prévaut dans la rue. Et au-delà de la chronique politique, ce qui restera du film si on le regarde encore dans vingt ans, ce sera l’histoire de quelqu’un qui cherche sa place dans son pays natal sans y parvenir.

 

Votre film a-t-il été montré en Algérie ?

Malheureusement non. On m’a plusieurs fois promis une projection à Alger. Ça devrait se faire bientôt.

 

 

Propos recueillis par Eva Ségal, mars 2013.

 

 

 

1 Web-documentaire Un Eté à Alger, avec les films de Hassan Ferhani, Yanis Koussim, Amina Zoubir et Lamine Ammar-Khodja. Coproduction Narrative/Une Chambre à Soi, avec la participation de TV5 monde et du CNC.