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Siffler en travaillant

Siffler en travaillant
Pour la collection Cinéma, de notre temps, Julie Bertuccelli suit Otar Iosseliani alors en préparation de son film Jardins en automne. Dans Otar Iosseliani, le merle siffleur, le cinéaste se révèle tel que ses films : truculent et fantaisiste.

Julie Bertuccelli : “C’est quoi le contraire du merle chanteur ?”

Otar Iosseliani : “Quelqu’un qui travaille tout le temps !”

 

En 2005-2006, Otar Iosseliani préparait Jardins en automne, qui reste son dernier film à ce jour. Julie Bertuccelli l’a suivi et interrogé, des 220 feuilles d’un story-board dessiné sous nos yeux à la dernière journée d’un tournage pluvieux. Elle en a tiré un récit en “286 collures”, ponctué de brefs extraits de films tournés pour certains avant son départ de Géorgie (Il était une fois un merle chanteur, 1970 ; La Chute des feuilles, 1966), pour d’autres après son installation en France (La Chasse aux papillons, 1992 ; Lundi matin, 2001 ; Brigands, chapitre VII, 1996 ; Adieu, plancher des vaches !, 1999). Badinerie technique avec son chef opérateur William Lubtchansky ou bras de fer répétés avec l’extraordinaire productrice Martine Marignac sur le nombre de semaines budgétées, de sangliers à filmer ou de mètres de pellicule qui finiront au “chutier”, le portrait du cinéaste en créateur sûr de son art, fin et obstiné, ne ressemble guère à celui du nonchalant Gouia de Il était une fois un merle chanteur.

Certes, Otar Iosseliani distribue les mêmes sourires contagieux que Gela Kandelaki ; il aime, comme lui, les chants poussés en fin de banquets, ponctuations essentielles de la culture géorgienne, et lorsqu’il reçoit la pianiste de son film, écoute en connaisseur les Gymnopédies de Satie. S’il y a du merle en Iosseliani, si hérons, guépards et Michel Piccoli grimé en vieille dame épatante viennent dire la fantaisie dans les labeurs de la création, il ne pouvait pas être chanteur. Julie Bertuccelli l’a bien saisi, mais siffleur. Á la dernière demi-heure du film, le tournage de Jardins en automne commence. Après le réglage des 213 plans-séquences prévus par le scénario, une ultime répétition avec Pierre Etaix et Jean Douchet aux abords d’un cercueil, ou la vérification des affiches d’un décor (“Tu veux rendre mon film politique ou quoi ? Bien collé, bien droit… ce genre de truc communiste, ça je déteste !” lance-t-il à Manu de Chauvigny), le vieil Iosseliani, dans la verdeur de ses 70 ans passés, lance enfin la première prise de la caméra d’un improbable… coup de sifflet !

 

Otar est de retour

Dans Depuis qu’Otar est parti (2003), Julie Bertuccelli racontait l’histoire d’un autre Otar exilé en France, un absent, dont parlaient trois femmes de générations différentes, restées dans la Géorgie d’aujourd’hui. Ce premier long métrage de fiction devait toutefois beaucoup à Otar Iosseliani : la jeune réalisatrice, de 34 ans sa cadette, avait travaillé six mois sur le tournage de La Chasse aux papillons, en 1992 près de Tbilissi, et était tombée amoureuse de son pays natal, comme auparavant elle avait succombé au charme de son cinéma. En élisant une rencontre parmi celles qui l’avaient faite cinéaste (elle a également été assistante de Krzysztof Kieslowski, Bertrand Tavernier, Emmanuel Finkiel, Rithy Panh), Julie Bertuccelli avait en quelque sorte placé son cinéma sous le signe d’“Otar”. Et de fait, si Depuis qu’Otar est parti signifiait de manière oblique, par la fiction, son attachement à Otar Iosseliani, Le Merle siffleur l’atteste cette fois sans détours.

Comme tous les grands opus de la série Cinéma, de notre temps, ce film de 92 minutes brosse le portrait d’un cinéaste au travail tout en enregistrant le lien essentiel tissé entre filmeur et filmé. O. Iosseliani s’adresse à J. Bertuccelli comme “collègue”, l’invitant à sortir de sa position de témoin du film en train de se faire (Jardins en automne) pour celle de cinéaste avec qui dialoguer : “Il y a [dans le scénario] 10 % de ce qu’on avait dans la tête... Pour Fellini, c’est 5 %... C’est le cas de tous nos collègues, y compris de toi.” Il aime l’interroger à son tour : “Toi aussi tu te fous des dialogues ?” ou “tu en fais-toi [des story-board ] ?” Cette complicité soutient le cinéaste : “Le scénario, c’est beaucoup de travail dans la solitude ; quand tu es là, ça va encore…” Et c’est probablement ce lien qui autorise Julie Bertuccelli à enregistrer les moments de faiblesse du vieil homme (“Je suis fragile, chaque mot que tu me dis… cela commence à me faire douter” lance-t-il à sa productrice ; laquelle rétorque intraitable : “c’est le but de la manœuvre !”), et ses remèdes pour tenir : de bonnes vieilles bouteilles de vin rouge ou de vodka. Il n’est alors pas anodin que Otar Iosseliani, le merle siffleur enregistre les périodes de travail les plus pénibles au cinéaste, l’écriture et le tournage, et s’arrête avant celle qui lui est la plus agréable, le mixage, le montage son. Le documentaire est en effet plus qu’un regard de cinéaste sur les jardins d’un créateur : il procède d’une délicatesse amie ; il est la compagnie offerte par Julie Bertuccelli à la préparation et la tension d’un film d’automne.

 

 

l’essentiel, c’est qui va où

“Je ne suis pas un cinéaste, je suis un ballet maestro” commente amusé Otar Iosseliani alors qu’il vient de régler le déplacement de ses acteurs dans le hall d’un vaste hôtel particulier. Dans une autre séquence, il précise encore ne pas supporter les “trucs” et les “clichés” des comédiens professionnels. A l’image de la vieille Narda Blanchet présente dans tous ses films français jusqu’à Lundi matin, il leur préfère les personnes “simples”, “normales”, qui “se conduisent comme il faut”. Cette attention aux déplacements se porte sur les hommes comme sur les bêtes, dont le passage dans ses films est autant signe du merveilleux qu’admiration de la puissance souveraine des corps fauves ; elle régit également son mode privilégié de filmage, le plan-séquence, et semble même commander sa propre manière de se mouvoir dans l’espace, aux côtés de ses collaborateurs et face à la caméra de Julie Bertuccelli. Otar Iosseliani a le goût et le don pour l’écriture kinesthésique du mouvement.

Ainsi, par exemple – au terme de la première demi-heure du Merle siffleur, – de la série de négociations avec la productrice, occasion d’une très belle démonstration d’éloquence gestuelle. “Je trouve que c’est trop long !” martèle Martine Marignac. Otar Iosseliani sort son chronomètre, et nous assistons à cette scène muette : story-board ouvert, le cinéaste suit méticuleusement les mouvements d’un personnage imaginaire, les accompagne de petits battements souples de la main, scrute cette scène qui n’existe pas encore et conclut, scientifique, qu’elle dure “deux minutes” ! Un film en préparation, qu’est-ce sinon du rêve partagé ? Et un film tourné, qu’est-ce sinon le lieu d’un ajustement – ajustement entre une idée et le réel de sa mise en boîte ? En visite dans l’appartement qui servira de décor naturel, Otar Iosseliani a cette phrase mi-amusée mi-sentencieuse : “Qu’importe le décor, l’essentiel c’est qui va où.” Le travail du maestro, tel qu’on l’appréhende à travers le regard de Julie Bertuccelli, pourrait relever tout entier de cet axiome.

Otar Iosseliani, le merle siffleur filme en effet les méandres de la création, entre ce qu’il faut tenir et ce qui peut être abandonné, pour arriver à l’essentiel. De ce point de vue, la scansion des réunions de production, dans sa dimension pratique, a aussi valeur de métaphore. Comment concilier le désir de filmer toutes les séquences nécessaires au récit (l’huissier insomniaque doit être vu en train de lire Rabelais, le spectateur doit apprendre qu’il est le fils d’Isidore, etc.) et l’intransigeance finale d’un film qui ne dépasse pas les deux heures puisque le cinéaste géorgien “n’est pas comme Rivette” (Martine Marignac) ?

A travers les péripéties de la préparation et du tournage, Julie Bertuccelli dessine ainsi un mouvement d’ensemble qui ressort de son utilisation des extraits de films. Elle les introduit de façon a-chronologique, selon deux principes : un premier évident où l’image vient illustrer les propos que l’on vient d’entendre ; et un autre plus souterrain qui rythme en trois temps la création. Il y a d’abord l’heure légère de l’imagination au pouvoir, lorsqu’il s’agit de chanter ou chasser les idées pour le scénario (Il était une fois un merle chanteur, 1970 ; La Chasse aux papillons, 1992) ; vient ensuite la gravité d’un premier rendez-vous qui pourrait se tenir le Lundi matin (2001), où les échanges rusés avec la productrice sont ponctués d’extraits de Brigands (1996) ; enfin, le temps du tournage est à bien des égards celui de la perte des rêves (La Chute des feuilles, 1966) et d’un final un peu mélancolique (Adieu, plancher des vaches ! 1999).

Le film de Julie Bertuccelli s’achève avec la dernière prise de Jardins en automne où l’équipe applaudit longuement Otar Iosseliani, et sur cette réponse du maître : “On va essayer de continuer à vivre…” Pour un cinéaste qui fit un film d’amour amer sur l’histoire de son pays natal (Seule, Géorgie, documentaire de 1994), le cinéma apparaît ici comme le lieu de l’être ensemble, et Julie Bertuccelli celle qui regarde le (un peu moins) Seul, Iosseliani.

 

Frédérique Berthet, décembre 2009.