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Tendu comme un arc

Tendu comme un arc
Martin Verdet est graphiste indépendant. En 2005, Il réalise son premier film, Donner le jour, sélectionné aux Etats généraux du film documentaire de Lussas et prix du Premier Geste Long aux Écrans documentaires à Arcueil. Puis il coréalise Charles Fourier : l’illusion réelle, en 2007. A la demande de Christine Krabbe, qui organise des résidences musicales dans son manoir sur l’île de Frederiksal au Danemark, il signe Les Archers, présenté en compétition française au FID Marseille 2009. Entretien.

Comment de graphiste en êtes-vous venu à réaliser des films ?

A la mort de ma mère dont j’étais très proche, j’ai commencé un travail sur le deuil, en photographie. 464 pages en noir et blanc, des photos numériques. Je voulais des pleines pages sans bord blanc, et je n’avais écrit qu’une phrase au début et à la fin de l’ouvrage. C’était aux photos muettes de raconter l’absence. Cette narration silencieuse par l’image était, finalement, déjà un projet de cinéma ! Avec l’argent de l’héritage de ma mère, j’ai pu payer un très bon imprimeur, un papier de rêve, et on a fini cet objet, Lison, en 2005 (aux Editions de l’Œil). Je n’arrivais pas à abandonner ce livre. J’ai donc voulu continuer à travailler ce sujet qui me rongeait. J’ai décidé d’en faire un film et je me suis acheté une caméra. Je ne connaissais rien au documentaire, j’essayais de me convaincre que mon sujet était : “Et après le livre…” À ce moment-là, ma compagne tombe enceinte, et je me retrouve avec un vrai sujet, sans me rendre compte de ses qualités scénaristiques innées : j’avais une date de début, une date de fin, la mort de ma mère mise en perspective avec la première naissance. Donner le jour, c’est neuf mois de tournage pendant lesquels je suis à la découverte, à la fois du cinéma et de cet intime-là. Je ne sais tellement pas comment filmer que je fais presque tout avec un pied en plan fixe – ce qui m’a beaucoup aidé. Je fais un premier montage, seul. Puis, la monteuse Anne Baudry, très touchée par mon travail, m’aide considérablement durant trois semaines, partant de mon montage tout en conservant son esprit. Ensuite, j’ai la chance de montrer mon livre à Alain Cavalier, qui vient voir le film à la maison. Lison a un succès d’estime : Christian Caujolle, Agnès Varda l’aiment aussi beaucoup. En 2008, dans un coffret incluant le film, il a été distingué dans la catégorie “Les plus beaux livres français”.

 

Comment êtes-vous passé d’un film si intime à un film où vous avez une position avant tout d’observateur ?

Je ne veux plus de rapport entre mes images et mon propre intime – c’est très pesant. Entre Donner le jour et Les Archers, j’ai coréalisé un film sur le philosophe Charles Fourier : 100 minutes de la parole de Simone Debout, une philosophe très âgée que j’adore, assise, avec des lunettes qui empêchent presque de voir ses yeux ! Filmer la parole, la pensée en mouvement, était une vraie gageure. Avant ça, j’avais presque totalement abandonné le graphisme et je m’étais lancé dans un film abominable où je filmais des voitures accidentées au Mexique, en parallèle avec des photos de mon fils – une obsession très morbide... J’ai abandonné ce film en prenant conscience que je n’allais vraiment pas bien ! Christine Krabbe, que je connais depuis mon enfance, est venue me trouver au moment où je cherchais un sujet. Elle devait quitter son manoir au Danemark et voulait faire un film pour garder une trace. Il y a peu de temps, pas d’argent. Le sujet est très ouvert, une véritable carte blanche. Mon film est encore très vague, car je suis intéressé autant par la musique que par cette famille danoise au destin très romanesque. Je voulais leur faire jouer leur propre rôle. C’est en filmant que je découvre mon sujet. Pendant un an, je filme huit fois une semaine, en me concentrant sur les master classes et le quatuor à cordes. La famille est un thème trop bouillant et complexe. La musique s’impose… Comment la filmer ? Comment faire pour que l’image n’illustre pas le son ? Représenter des violoncellistes ou un quatuor à cordes me semblait clichés, et je pensais à la phrase d’une amie chef opératrice : quand dans un concert la musique me passionne, je ferme les yeux. Je décide de filmer l’attention à la musique et de créer une triangulation entre l’élève, le professeur et le spectateur du film. Je veux faire confiance au son, à la force de ce qu’il véhicule. Me porter non pas sur l’origine du son, le musicien, mais sur l’attention du regard, de celui qui écoute le son. J’ai moi-même fait dix années de musique. Quand on joue, on se concentre et notre espace mental s’extrait du lieu où l’on est, il devient abstrait. L’oreille prend la place de l’œil. Je montre au début les pièces dans lesquelles travaillent les musiciens pour ensuite pouvoir créer un autre espace géométrique, celui de la concentration. Mon cadre reconstruit quatre murs sensoriels qui constituent cet espace abstrait, à l’intérieur duquel l’image, associée au son, doit toujours redynamiser la tension.

 

Cette abstraction est renforcée par l’utilisation des gros plans.

Pleinement, c’est certain. Je filme en gros plan de façon instinctive, quasi obsessionnelle. J’ai monté seul la première version de la séquence du début, sur le Schubert. Je l’ai montrée à la monteuse Catherine Rascon qui m’a dit : cette scène est complète, elle campe le mystère, la découverte du rôle entre professeur et élève et surtout la dynamique entre l’image et le son, mais on ne veut plus voir la même chose dans les suivantes. J’avais 80 heures de rushes, ce que je ne ferai plus jamais. Dans Donner le jour, j’en avais 45, mais il y en avait seulement 3 de valables ! Là, comme j’avais appris à filmer, j’avais des images de qualité. Catherine me les a passées en accéléré, sans son, pour que je vois tous mes tics : c’était une leçon formidable, mais très douloureuse sur le moment. Avec elle, on s’est attaché à développer ce qui était singulier dans chaque leçon, que cela vienne compléter et non pas redire. Même pour montrer la maison, Catherine a été diabolique, elle m’a dit : tu as trois plans qui sont très bien et qui disent la même chose, tu choisis, je n’en veux pas deux. Aujourd’hui, dès que je vois deux plans semblables au cinéma, cela me fait sortir de la narration du film.

 

Malgré le tournage étalé sur un an, le passage entre les scènes garde une forte tension. Comment avez-vous procédé ?

C’est le cheminement du titre. Le premier titre était la traduction d’une composition de Per Nørgård, Harvest Timeless (Une Moisson sans saisons). Mais une amie m’a cité cette phrase de Mahler qui m’a poursuivi pendant le tournage : “Le créateur est comme un archer qui tire dans le noir.” J’opte pour le titre Ces archers qui tirent dans le noir. Et puis, Catherine appelle machinalement le film Les Archers et me raconte l’anecdote d’un professeur de violon qui faisait s’entraîner ses élèves au tir à l’arc. J’en ai moi-même fait. Dans le tir à l’arc instinctif, sans viseur, celui que pratique Robin des bois et qui vient des Indiens d’Amérique du Nord, on doit ressentir la justesse du geste : cela ne repose pas sur un alignement de croix, mais sur une sensation et l’ajustement de la tension. Pendant le tournage, j’étais moi-même tendu dans un coin de la pièce pendant que les musiciens jouaient. Au montage, j’étais obsédé par cette idée, je ne voulais pas relâcher la tension : comment ne pas la perdre, comment ne pas la rompre en passant d’une séquence à l’autre ? Après la tension de la première leçon, on passe à la chair d’un saumon dont on arrache la peau, puis à un immense couloir qui s’ouvre sur la perspective d’une allée d’arbres d’où jaillit une étrange machine. On arrive dans le champ, sans cassure, jusqu’à l’ouvrier agricole – son visage, sa grande concentration, la minutie de ses gestes – puis à la matière brute des fruits rouges de la récolte, et de là, on retrouve dans la cuisine des pommes lavées, en gros plan. Un musicien mange une pomme en écoutant une nouvelle leçon ; il la fait tomber ; mais c’est la tension de la leçon qui prend le dessus, et nous voilà en piste pour une seconde séquence musicale.

 

Il y a un travail au bord de l’abstraction sur les raccords. Par exemple, quand la maîtresse des lieux coupe un chou rouge et qu’on passe au pull pourpre d’un élève. On a l’impression que la logique visuelle guide au moins autant les raccords que la logique narrative.

On a énormément travaillé cette idée. Avec Catherine, on était maniaque sur toutes les jonctions, car cela se joue sur presque rien. Il fallait que les associations soient efficaces, jouissives et sincères. C’est une logique poétique du cinéma et non pas une association d’images symboliques. Le réalisme doit être secondaire, sinon on ne surprend plus et la tension se rompt.

 

Le montage a-t-il été long ?

Il s’est étalé sur un an. Il fallait que j’éprouve la matière. J’ai appris sur ce film que ce qui a été observé au tournage – l’esprit de l’œil qui tourne  – ne peut être transformé au montage. J’ai essayé de nombreuses choses ; il fallait parfois que j’aille au bout de mes torts, croyant que je pouvais changer ma matière. Catherine me disait que j’essayais de rendre mon film plus intelligent qu’il ne l’était alors qu’il l’était déjà bien suffisamment. Elle me disait de révéler l’esprit dans lequel j’avais tourné. Révéler l’énergie du tournage, c’est ce qui pouvait m’arriver de mieux. C’est ainsi que quelque chose de sincère et d’authentique jaillit.

 

 

Votre façon de filmer la lumière dans la maison – les couloirs vides, les fenêtres, les portes – rappelle les tableaux de Vilhelm Hammershøi, un peintre qui a beaucoup influencé Dreyer.

Je me suis imbibé de peinture danoise avant de partir, mais là-bas, tout est comme dans la peinture d’Hammershøi ! Je ne pouvais pas faire un cadre sans penser à ce peintre.

 

Dans la première scène, on reste sur la leçon de musique. Par la suite, la musique s’extrait des pièces de travail pour qu’on l’entende du couloir vide, de la cuisine, comme une présence qui plane sur la maison.

Mon désir, sous-jacent, c’était que transparaisse l’idée que la maison se vidait de ses occupants, sans en faire un ressort dramatique. Le dernier quatuor a quelque chose de fantomatique – c’est le seul plan large sur les quatre musiciens, ils réintègrent le décor. Et Christine Krabbe est à la fois la dame servante et le capitaine de cette grande maison fantôme. On a beaucoup travaillé cette silhouette. A la fin du film, on la voit qui ferme une porte, qui s’assied, puis, pour la première fois, de face devant la table redevenue petite avec un bouquet comme celui qui ouvrait le film – faisant une boucle entre les saisons – elle se pose, elle s’arrête, elle écoute – mais sont-ils toujours là ?

 

L’absence de tout commentaire rend le film très mystérieux. On ne sait pas avant le générique de fin qui sont ces musiciens.

Cela m’a été reproché. Cela déconcerte parfois, demande une attention qui n’est plus de mise aujourd’hui à la télévision. Ni Arte, ni Arte Musique ne veulent du film. Le spectateur ne sait pas d’entrée qui joue quoi et pourquoi. On entend bien et on voit bien qu’il s’agit de master classes ou de leçons de violoncelle. Je ne voulais pas être didactique ; je voulais qu’on soit d’abord totalement perdu, parce que ce lieu est magique, puis emmener le spectateur par l’image et non pas par le commentaire. On est dans le nord de l’Europe, c’est clair dès les cinq premiers plans, pour moi ça suffit. C’est un film sur la musique et je veux d’abord que l’on écoute ; c’est un film sur le travail et je veux que l’on observe. Je ne mets pas non plus de noms sur les visages : on ne sait pas forcément que c’est Per Nørgård qui corrige sa partition – le Boulez danois d’aujourd’hui ! – mais on se rend tout de même compte que ce n’est pas n’importe qui ! C’est faire confiance à mes images, à mes personnages et non pas me reposer sur leur renommée.

 

Dans une scène de travail et de recherche entre Per Nørgård et son violoncelliste, le mystère vient aussi du fait qu’on voit la main du compositeur avant son visage. Filmer le monde autour – les gestes de la cuisine ou des champs – a une valeur poétique et met en valeur la dimension du travail de la musique… et du cinéma, puisque vous aussi, avec la caméra, vous êtes en quelque sorte un archer.

Le fil conducteur qui permet de passer d’un monde à l’autre, c’est la tension. Ici tout le monde travaille, les musiciens mais aussi les spectateurs des leçons dont on sent l’attention dans l’œil. Moi, je suis en sueur dans un coin de la pièce, derrière il y a ceux qui travaillent en cuisine. C’est une ruche musicale plantée au milieu des champs agricoles. C’est pour montrer cela que je filme les visages et les mains des ouvriers ; je voulais les regarder comme les musiciens.

 

Avez-vous beaucoup “triché” au montage ?

Catherine dirait : “On n’a pas triché, on a monté !” J’ai réinventé toutes les transitions, mélangé les saisons pour recomposer l’énergie propre au lieu. Mais dans les séquences de musique, j’ai toujours gardé le son direct. J’ai mis de faux spectateurs parfois, mais il y en avait toujours plus ou moins. J’ai seulement changé la musique entre les moments musicaux dans les couloirs. Toutes les scènes avec Christine sont préméditées, par contre. La dernière semaine de tournage, j’ai filmé des plans précis de Christine et de la maison qui me manquaient. Je l’avais vu couper un chou ; alors six mois après, je lui ai demandé d’en couper un, mais on n’avait pas prévu qu’elle allait le couper en trois fois ! Tous les passages quand elle ouvre les portes, descend les escaliers, lit une lettre ou cueille des jonquilles sont rejoués, mais ce sont des gestes qu’elle fait naturellement au quotidien. J’avais besoin de ses déplacements pour montrer l’espace de la maison.

 

Comment avez-vous travaillé le son ?

J’étais très souvent seul au son. J’ai beaucoup retravaillé les bruits de couloir, de la maison. J’avais heureusement un ingénieur du son pour certains enregistrements du quatuor et pour la scène du pamplemousse qui n’aurait pas eu la même valeur sans cela. C’est un son riche, puissant. Je voulais que Per Nørgård épluche ce pamplemousse et le filmer comme s’il arrachait la peau d’un astre. J’avais pensé mon cadre, mais pas qu’il allait le manger ni essuyer la table ! Ce sont les cadeaux du tournage.

 

Vous ne parlez pas le danois. N’étiez-vous pas frustré de ne pas comprendre ce qui se disait pendant les leçons de musique ?

C’était bien sûr une épreuve de ne pas savoir, mais en même temps, on sent l’intensité d’une séquence par son cadre et sa dynamique. Ils parlent souvent de leur “cuisine” : un fa dièse, une attaque plus forte… J’ai pu monter de nombreuses scènes sans savoir ce qu’ils disaient, en fonction de la tension. J’ai eu une très bonne surprise quand on a traduit le poème que récite Per Nørgård, mais on pouvait déjà sentir, à les voir, la solennité de ce moment. Cela fait partie de la thématique du film : on n’est pas en train d’expliquer la réalité de leurs échanges, mais on saisit la matière même, celle que crée la très grande concentration, et que je peux ensuite faire “résonner”, littéralement, avec toute la maison et ses environs.

 

On ne voit jamais la flèche dans la cible, le résultat du travail. Les scènes débutent quand la leçon a déjà commencé et s’achèvent avant la fin du cours. On est dans un progress sans début ni fin.

Cela vient de cette maison qui est complètement perdue dans le temps, qui semble n’avoir ni début ni fin. Elle a été construite l’année de la naissance de Mozart, en 1756. On y voit le musicien âgé, le tout jeune, tous sont constamment en recherche. C’est ce mouvement qui m’intéresse, la puissance de ce choix de vie, sans véritable début ni fin.

 

Comment le film a-t-il été produit ?

Le film a été produit par Nicole Zeizig de Z’azimut Films, une petite société de production basée sur Lyon. Nicole avait vu Donner le jour à Lussas et m’avait dit qu’elle aurait beaucoup aimé avoir produit ce film. Elle est très intuitive, nous sommes très proches. Quand j’ai commencé à tourner, elle est venue voir mes rushes et était sûre que si je partais huit fois là-bas, je ramènerais un film. Mais on n’a touché d’argent d’aucune structure. Christine Krabbe a payé mes billets d’avion. Une fois terminé, le film n’a pas été sélectionné à la bourse à la qualité au CNC, il a fait cinq festivals, mais je sens bien que je suis en marge de pas mal de circuits documentaires. Pourtant, les gens qui m’intéressent au cinéma sont encore bien plus culottés ! Depuis deux ans, je travaille à un nouveau film. C’est comme si je recommençais à zéro, sur le fond comme sur la forme.

 

Comment Les Archers a-t-il été reçu par les musiciens ?

La première à Copenhague s’est très bien passée, il y avait 450 personnes. Tous les musiciens ont aimé le film. Ils ont beaucoup ri. J’étais terrifié à l’idée de montrer le film à Per Nørgård qui est très impressionnant par sa culture, sa puissance et son verbe. Il me fait penser à Jean-Marie Straub. Il a été très agréablement surpris par la liberté que j’avais prise avec la narration. Il se méfie du documentaire télévisuel. Il a même composé un morceau à partir du film ! Cela lui a aussi plu que je garde la scène où on le voit se tromper – c’est son élève, Jacob, qui le reprend... Il s’est d’ailleurs rendu compte qu’on avait fait une erreur – corrigée depuis – dans la traduction d’une note de musique dans un sous-titre ; il m’a dit très gentiment que c’était comme dans la belle céramique japonaise : le défaut lui donne encore plus de prix.

 

Propos recueillis par Martin Drouot, août 2010.