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Travailler sur les rapports que les films entretiennent avec leur époque

Travailler sur les rapports que les films entretiennent avec leur époque
Cofondateur du quotidien Libération qu’il a dirigé de 1973 à 2006, chroniqueur régulier de la vie politique et sociale à la télévision et à la radio, auteur de plusieurs ouvrages politiques, on connaît peut-être moins la passion de Serge July pour le cinéma. Depuis 2003, il dirige et coréalise une collection de documentaires sur le cinéma, produite par Folamour Productions et diffusée sur Arte et France 5. Chacun des numéros de Il était une fois…, consacré à un film qui a marqué l’histoire du cinéma, s’enracine dans son époque. Entretien.

Comment est née l’idée de cette collection ?

C’est Marie Genin, fondatrice de Folamour Productions, qui a eu une idée à laquelle j’ai adhéré immédiatement : travailler sur les rapports que les films entretiennent avec leur époque, suivre en quelque sorte l’école historique des annales françaises. Car les films sont des documents exceptionnels pour parler d’une époque, et cela même quand ce sont des films en costume. Il y a l’idée d’un aller-retour constant entre l’époque et comment le film se fait, l’histoire singulière d’un réalisateur ou d’un scénariste. C’est ainsi que nous avons d’abord réalisé Il était une fois… Tchao Pantin, qui a été le pilote de la collection. D’emblée, France 5 s’est engagée sur ce concept. Arte souhaitait y participer, mais pour des films dont elle pouvait par ailleurs acquérir les droits de diffusion, puisqu’elle voulait diffuser le documentaire avec le film.

 

Comment choisissez-vous les films ?

Tout d’abord, nous partons toujours de films que nous aimons. Il faut de l’empathie avec l’œuvre. Il y a deux collections en quelque sorte. La première, pour France 5, s’intéresse à des films relativement anciens, jusqu’au milieu des années 1970. Le choix se fait avec la chaîne. En général, les réalisateurs ont disparu ; le facteur déterminant est l’existence ou non d’archives. On voulait faire un documentaire sur un des films de Tati, ce sont les archives qui ont décidé, car il y avait des archives formidables sur Mon oncle [1958]. Pour les films plus récents comme Tess [1979], Tchao Pantin [1983] ou Le Dernier Tango à Paris [1972], dont le producteur principal est Arte, il faut le réalisateur, et au moins un ou deux des acteurs principaux. Par exemple, j’ai eu la malchance de choisir Manhattan [1979], seul film dont Woody Allen ne veut pas parler. C’est un film qu’il veut détruire pour des raisons personnelles : il a même proposé à United Artists de détruire le négatif. Diane Keaton et ses collaborateurs ne feraient pas le documentaire contre lui. C’est pourtant un film magnifique, sur une période assez déterminée de l’histoire de New York.

 

Quel est votre rôle précisément dans cette collection ?

Je la dirige avec Marie Genin ; je suis co-auteur de chacun des documentaires ; je fais le commentaire, un certain nombre d’interviews – pas toutes maintenant que la série se développe. Et nous faisons appel à des réalisateurs jeunes ou moins jeunes qui viennent principalement du documentaire (Fabrice Ferrari, Bruno Nuytten, Daniel Ablin…). Nous achevons actuellement cinq films pour France 5 : sur Mon oncle donc, Lawrence d’Arabie de David Lean [1962], Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy [1964], Certains l’aiment chaud de Billy Wilder [1959] et Jules et Jim de François Truffaut [1962] ; et trois autres pour Arte : sur Sailor et Lula de David Lynch [1990], Jackie Brown de Quentin Tarantino [1997] et Le Grand Bleu de Luc Besson [1988]. Pour la saison 2009, sont en développement cinq autres films que nous choisirons parmi une douzaine de films déjà sélectionnés. Il était une fois… deviendra un rendez-vous régulier.

 

Vous partez à la recherche de ceux qui ont connu l’aventure du tournage. L’idée d’un regard rétrospectif était-elle importante ?

Il y a en fait trois éléments. Il y a un regard récent de jeunes cinéastes par rapport à une œuvre ancienne, comme Christophe Honoré qui parle des Parapluies de Cherbourg ou Olivier Assayas de David Lean. Parfois, on fait appel au soutien de l’historien, regard très utile dans le cas d’un personnage comme Lawrence d’Arabie, pour expliquer le contexte de la région ou un personnage qui donne lieu à polémique. Parfois encore, c’est un historien du cinéma qui parle pour montrer par exemple comment, pour contourner le code Hays, Billy Wilder fut le spécialiste des ruses et des transgressions. Et puis enfin, troisième cas, nous interviewons des membres de l’entourage du cinéaste. Pour David Lean, les archives ne sont pas d’une grande richesse. On a donc interviewé sa dernière épouse, qui n’a pas connu le tournage mais qui a connu par contre la restauration du film.

Plus le film est ancien, plus c’est compliqué, mais, en même temps, le regard de la longue période permet un regard historique plus distant, plus complet : Lawrence d’Arabie, par exemple, sort l’année où la Grande-Bretagne donne l’indépendance à de nombreuses ex-colonies. Si le point de départ du film est la vision positive de la colonisation à travers l’histoire d’un accoucheur du nationalisme arabe, au moment où celui-ci triomphe avec Nasser, le choix des scénaristes successifs raconte une tout autre histoire : le premier est un ex-communiste poursuivi par le maccarthysme, qui veut dénoncer l’impérialisme, et le second, le dramaturge Robert Bolt qui écrira le scénario définitif, est un pacifiste très engagé qui veut montrer l’effet corrupteur et destructeur de la guerre sur les individus, sur leur morale. Toutes les archives du vrai Lawrence ont été ouvertes aujourd’hui, elles n’étaient pas connues au moment de la conception du film.

Pour Rome ville ouverte [1944], par chance, on a de très bonnes archives, en particulier une leçon de cinéma à Houston en plusieurs sessions, très rare. Ces entretiens étaient connus de tous les rosselliniens, mais ils avaient disparus. Nous avons été très heureux de retrouver leur piste. Et il se trouve que tous les enfants de Rossellini font du cinéma. Que ce soit Isabella ou Renzo Rossellini, ils ont été très pertinents. Il y a aussi Vittorio Taviani à qui Roberto Rossellini avait remis la Palme d’or ; c’était une sorte de passage de témoin, le dernier geste de Rossellini avant de mourir. Par chance encore, l’assistant sur le tournage était toujours vivant. À l’époque, il était au Parti Communiste Italien, qui surveillait le tournage par son intermédiaire, car le Parti se méfiait de Rossellini.

 

Pourquoi ce titre générique de la collection qui évoque le conte ?

Au-delà de la notion de conte, de récit, c’est sans doute la formule la plus “historicisante”. Rome ville ouverte, c’est la vie de Roberto Rossellini à un moment très particulier : la fin de la guerre en Italie. Le fascisme s’effondre, et les nazis décident d’occuper la ville. Les habitants mesurent la différence entre le fascisme italien et le nazisme : d’un seul coup, c’est la terreur. Le film raconte cette courte période de neuf mois durant laquelle ils occupent la ville. Rossellini s’inspire de trois épisodes de Résistance. Même les gens qui avaient flirté avec le fascisme se révoltaient contre les nazis. Tous les documentaires sont centrés sur un film et non sur l’œuvre globale d’un cinéaste.

 

Plus généralement, vous donnez à la collection la forme d’une enquête sur les raisons plus ou moins intimes de leur création.

Il ne s’agit pas d’étaler la vie des artistes – il y a quantité de choses qu’on ne dit pas. Ce qui m’intéresse c’est comment leur vie fait le film, comment cela le surdétermine. Le Dernier Tango à Paris, par exemple, est un moment très particulier de la vie de Marlon Brando et de Bernardo Bertolucci. C’est le moment où Marlon Brando vient de finir Le Parrain de Francis Coppola et la Paramount ne sait pas comment sortir le film, pinaille sur le montage ; le temps passe, les bruits de couloir sont mauvais. Quand Marlon Brando signe avec Bertolucci, il est au creux de la vague, il a envie de faire quelque chose de fort. Bertolucci, quant à lui, sort de vingt ans de psychanalyse et sa femme vient de le quitter. Dans la scène où Brando parle devant le cadavre de sa femme, il parle en fait de sa propre jeunesse, il improvise sur son histoire personnelle. Ce n’est pas du tout le texte d’origine. C’est une sorte de cri déchirant à sa mère. Leur vie à un moment donné habite le film.

 

Techniquement, vous utilisez beaucoup le montage parallèle. Les versions des différents protagonistes se complètent. En revanche, vous n’utilisez jamais de confrontation.

Je n’aime pas du tout la position du juge d’instruction. Mon but n’est pas de confronter des gens qui ne seraient pas d’accord. Et puis, les gens parlent moins quand ils sont avec quelqu’un d’autre. Dans le film sur Certains l’aiment chaud, on a réalisé une interview de deux chanteuses ensemble, elles étaient dans l’orchestre avec Marilyn Monroe. Mais c’est un cas particulier. Nous racontons une histoire avec sa part d’indétermination. Nous n’instruisons pas un procès, nous ne cherchons pas à établir à tout prix une vérité. Lorsqu’il y a plusieurs versions nous les donnons. Mais l’objet de la collection n’est pas d’instruire. Nous avons atteint notre objectif lorsque nous donnons envie de voir ou de revoir des films.

 

Propos recueillis par Martin Drouot, janvier 2008.

 

 

Il était une fois… Tchao Pantin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois…Rome ville ouverte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois… Sailor et Lula

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois… Les Parapluies de Cherbourg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois… Certains l'aiment chaud