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Un petit vélo dans la tête

Un petit vélo dans la tête
Présenté en compétition au FID-Marseille 2012, A peine ombre de Nazim Djemaï se balade tranquillement dans le domaine de la clinique de La Borde, mettant en scène dans une belle lumière déclinante une succession d’entretiens, sans que l’on sache réellement qui est qui, même le directeur-fondateur du lieu, Jean Oury, décédé depuis le tournage.

Dédié à “Geneviève et à tous les pensionnaires” pour “qu’ils cheminent le mieux possible”, A peine ombre s’ouvre sur une petite cartographie de La Borde, cette clinique psychiatrique différente, installée depuis 1953 dans le Loir-et-Cher. Citant son fondateur le docteur Jean Oury, une femme assise sous une grande verrière décrit les lieux : au centre, le château ; à l’est, le jardin et la serre où elle se trouve ; à l’ouest, la salle de spectacles ; au nord, le poulailler et les chevaux ; au sud, enfin, la garderie. Surprenante organisation de l’espace qui ne correspond en rien à celle d’un hôpital : à la place des médecins et des malades, des lits en fer et du réfectoire, on imagine des végétaux, des enfants, des comédiens et des animaux.

A vrai dire, cette femme a quelque mal à rapporter chacun des lieux à l’un des quatre points cardinaux, car ce qui compte, elle le dit elle-même, c’est qu’ils constituent des repères grâce auxquels on peut se situer – s’arrêter aussi – pour ne pas se perdre. D’emblée, La Borde nous apparaît comme un territoire circonscrit où l’on peut circuler, un asile au sens premier du terme. Et c’est d’une parole sensée mais incertaine qu’en émerge d’abord l’idée.

Immédiatement après cette première scène, se succèdent quelques plans montrant La Borde au matin : le château devant lequel un homme passe, un terrain de volley désert, au loin trois enfants accompagnés d’un adulte qui s’avancent vers une forêt. Le film est ainsi presque entièrement formé de ces vues sans action notable et de scènes où des gens réfléchissent, racontent. Il ne s’immerge pas dans le fonctionnement d’une institution ni n’en retrace l’histoire. C’est dans un mélange de proximité (les entretiens) et de distance (les vues) qu’il donne à voir un lieu et ses habitants ; habitants, plutôt que pensionnaires, médecins ou moniteurs, car jamais n’est indiquée l’identité ou la fonction de ceux qui s’expriment dans le film. Principe déstabilisant pour le spectateur toujours porté à accréditer un discours en fonction de la qualité de celui qui l’énonce, mais dont on comprend très vite la raison : à La Borde, il est précisément question de ne pas figer le malade dans sa maladie, de reconnaître non pas seulement l’humanité du fou mais ce que la folie nous apprend de l’humain.

Dans une bibliothèque familière par sa simplicité, la seconde femme qui apparaît à l’écran préfère du reste le terme de “troubles” à celui de “maladie”. Elle, que ses citations désignent comme “psy”, laisse de longs silences entre les phrases, s’interrompt, fume de manière compulsive comme certains des pensionnaires qu’on verra ensuite. Quand elle évoque la souffrance à dire, à s’exprimer avec un corps figé, on ne peut faire autrement que de penser à elle-même. Tout le monde, dit-elle, a un petit vélo dans la tête. Le plan parfois s’interrompt et reprend après une courte pause. La distance varie légèrement comme une tentative d’accompagner cette parole qui va à son rythme.

 

moniteurs et pensionnaires

S’il arrive qu’on distingue difficilement les pensionnaires des moniteurs, c’est que les uns et les autres raisonnent juste tout en ayant l’air un peu fou. L’une, qui anima longtemps l’atelier-photo, parle avec beaucoup de finesse sans cesser de manipuler un petit objet, tandis que l’autre, vraisemblablement pensionnaire, expose avec un grand souci de clarté les principes de la physique quantique. Pour autant, le film ne cache pas les visages silencieux, les regards absents, la difficulté à accomplir le plus simple geste – terrible scène d’un pensionnaire tentant désespérément d’allumer une cigarette avant de finalement sortir du champ. Parfois, à l’arrière-plan sonore, on entend des mots hurlés, des cris.

Les deux seules fois où des moniteurs parlent avec des pensionnaires, le dialogue est compliqué. Lors d’une leçon d’anglais, malgré le calme et la bonne volonté, les mots manquent pour se comprendre. Plus tard, une dame derrière un comptoir, que tout caractérise comme une “administrative”, ne remet des médicaments à un pensionnaire qu’après s’être assuré, en passant un coup de fil, du bien-fondé de la demande. Cela n’a évidemment rien à voir avec la violence physique dont un autre pensionnaire raconte avoir été l’objet lors d’un internement d’office, mais ce n’est sans doute pas non plus ce type de relations que La Borde visait à instaurer entre soignants et soignés. Un homme, griffonnant constamment sur un petit carnet, évoque les personnalités opposées de Jean Oury et de Félix Guattari, et l’énergie que leur couple suscitait. Aujourd’hui, admet-il, elle s’est un peu tarie.

 

 

 

Oury excepté, les gens nommés dans le film le sont toujours par leurs prénoms. Dans cette communauté, il n’y a que des individus. Chaque entretien est monté en continu, et on ne sait jamais avec certitude si les rares interventions qu’on entend hors champ sont celles du cinéaste.

Sur ces deux aspects, une séquence se distingue, à la moitié du film, significativement. Un jeune homme, debout dans une pièce vide, raconte son arrivée à La Borde en tant que menuisier. Après avoir discuté longuement avec Oury de tout autre chose, il lui demanda in extremis conseil et s’entendit simplement répondre : “Je vous fais confiance, vous verrez.” C’est cette phrase laconique, d’abord un peu perturbante, qui lui permit, dit-il, de rencontrer des gens qu’il imaginait jusqu’alors être des fous dangereux. Le montage interrompt ici l’entretien par un autre récit, celui d’une pensionnaire qui décrit l’humiliante expérience d’une “présentation de malade” (un médecin-chef, accompagné de ses collègues, interroge le patient avant de livrer son diagnostic). Lorsqu'on reprend le cours de la séquence avec le menuisier, celui-ci s'adressant au réalisateur en l’appelant “Nazim”, lui demande s’il peut raconter devant la caméra comment ils n'ont justement pas été présentés. C’était au sortir d’une réunion entre pensionnaires et moniteurs pour discuter d’un projet d’abri fumeurs. (Incidemment, on s’avise alors que le film ne montre jamais ces réunions qui sont la marque de la psychothérapie institutionnelle développée à La Borde, comme si, là encore, la “technique” importait moins que le moment et le lieu). Le menuisier avait demandé à Nazim, qui venait d’exposer les plans de l’abri sur ordinateur de manière très professionnelle, quel était précisément son travail à La Borde. “Ah mais moi je ne travaille pas ici, je suis pensionnaire.” La force de cette scène est que la surprise du jeune homme, encore sensible dans son récit, rencontre celle du spectateur. Nous apprenons de la bouche même d’un acteur du film que le cinéaste est aussi un protagoniste de cette histoire.

 

rapport au temps

Si la révélation donne évidemment un autre relief au film, elle n’en change pas la nature : pas plus après qu’avant, Nazim Djemaï ne racontera son parcours. Il est seulement, comme ceux qu’ils filment, lié à ces lieux. En revanche, l’information suggère une proximité entre le cinéma documentaire, tel du moins qu’il est expérimenté ici, et l’art, quel que soit le nom qu’on lui donne, que pratiquent les moniteurs et les médecins de La Borde. Cette proximité réside dans un rapport au temps. L’attente et l’attention sont requises pour qu’une relation s’établisse avec les pensionnaires, que quelque chose se passe, exactement comme elles sont nécessaires au cinéaste. Dans un cas comme dans l’autre, elles ne garantissent rien ; mais sans elles, rien n’est possible.

Les moniteurs, dit l’animatrice de l’atelier-photo, sont les garants de la continuité du temps. Jean Oury, que n’identifieront que ceux qui connaissent son visage, dit lors du troisième entretien l’essentiel. On juge la qualité d’un musicien à son interprétation du rubato, ce temps noté sur la partition mais qui échappe à la cadence des mesures. Il n’est pas question ici de jouer mais de toucher (tocare).

Dans A peine ombre, se mêlent le passage des saisons, le temps immémorial des contes – un château dans la brume, des enfants marchant vers une forêt, la fantaisie et la peur – et la chronologie d’une journée, de l’aube à la nuit. Dix minutes avant la fin du film, en un plan, la lumière brusquement disparaît. Débutant sous une serre ensoleillée, le film s’achève dans des couloirs anonymes éclairés au néon, qui pourraient être ceux de n’importe quel hôpital, de tous les lieux où sont recueillis, et mis à part, les égarés de la vie. Pourtant, dans ce recoin où se déroule la dernière scène, une vieille femme assise soutient le regard du cinéaste. Elle a une élégance bancale, fumant d’un geste mesuré, presque immobile et pourtant combien présente. Et quand elle lui demande si la cigarette est “photogénique”, on ne peut s’empêcher d’acquiescer en pensant qu’elle est, à sa manière, une grande interprète, peut-être une ancienne reine du cinéma muet.

 

David Benassayag (février 2015)