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Une cellule dans la ville

Une cellule dans la ville
En 1993, l’artiste franco-israélien Absalon conçoit six cellules habitables, destinées à être implantées dans six villes différentes de par le monde et à devenir ses maisons. Pour son premier film, Un Virus dans la ville, à Tel-Aviv, Paris, New York, Zürich ou Tanger, Cédric Venail s’est mis en quête des lieux qui auraient pu accueillir ces cellules. Entretien.

Absalon, fils révolté du roi David, sachant qu’il ne laisserait pas de descendance, fit construire de son vivant une stèle pour perpétuer sa mémoire. Nul ne dit que ce récit biblique est à l’origine du pseudonyme de l’artiste Absalon, mort à l’âge de 29 ans en 1993, six ans à peine après sa première exposition. Il y a pourtant dans son œuvre quelque chose de funéraire, ou du moins d’archéologique, comme si elle était constituée des vestiges d’une civilisation morte ou d’un futur éloigné. Propositions d’objets quotidiens, Propositions d’habitation : Absalon s’intéresse à l’habitat, aux objets qui constituent notre environnement, au mobilier. “Armé d’une pensée intégralement esthétique”, il se libère des exigences de l’architecture et du design : les formes qu’il crée ne répondent plus à l’impératif de la fonction. Elles suggèrent des usages ambigus, indéchiffrables : est-ce une chaise, un lit ou une table ? Dans la lignée du modernisme, Absalon est convaincu que “le plus court chemin pour changer la vie […] est de changer ce qui nous entoure”, mais il refuse l’humanisme progressiste propre à ce mouvement (Le Corbusier, Bauhaus, De Stijl) : “Je change seulement pour changer, non pour faire mieux.”

Dénué de justification, ce changement instaure une rupture critique avec le présent : il révèle l’arbitraire des formes qui nous entourent et des comportements qu’elles conditionnent. Du modernisme, Absalon conserve le principe de la mise en ordre géométrique. Son geste artistique procède du rangement : ses objets sont de taille égale, uniformément blancs, disposés dans des boîtes, sur des étagères ou des socles. “Cette organisation géométrique est pour moi la base de la création, comme ranger une table avant de commencer à écrire. Il faut en quelque sorte tuer la table avant de commencer une nouvelle vie.” Chercher un commencement absolu, rompre avec le désordre du monde réel où “toujours quelque chose me perturbe”, voilà la nécessité à laquelle répond l’œuvre. Cette nécessité devait trouver une solution dans le projet des cellules habitables, interrompu par la mort de l’artiste. Ce projet, qui concentre toute la réflexion d’Absalon sur l’habitation, représente un véritable saut : le passage d’un travail théorique à une expérience menée sur soi-même ; de la critique des formes et des rapports qu’elles induisent à l’invention d’un lieu singulier qui échappe à la codification de ces rapports. Construites à l’échelle du corps de l’artiste, les cellules sont des espaces de vie individuels, restreints et hyperfonctionnels, conçus comme des “dispositifs de résistance à la société qui m’empêche de devenir ce que je dois devenir”. Résistance et non retranchement, car elles doivent prendre place dans l’espace public. Au conformisme de la vie collective, qui ne propose que des formes moyennes, Absalon oppose l’utopie d’un seul : pour qu’il y ait de l’autre, se produire soi-même comme autre, affirmer sa différence, et provoquer la rencontre. À sa manière, Un virus dans la ville est une réponse à cet appel.

 

 

Comment avez-vous rencontré l’œuvre d’Absalon ?

J’ai découvert la cellule n°6 lors d’une exposition d’Absalon à Paris à la galerie Chantal Crousel. Le texte du projet des cellules qui est lu au début du film était également présenté. J’en avais noté des passages, ceux où Absalon parle des cellules comme d’espaces mentaux plus que physiques, ou d’un dispositif de résistance à la société, à ses conditionnements. C’était très excitant, rebelle et méthodique à la fois. J’y pensais régulièrement. Je me disais qu’un jour, en me promenant à Paris ou à New York, j’aurais peut-être l’occasion de croiser une cellule. J’irais frapper à la porte et, avec un peu de chance, Absalon serait là... Je suis finalement retourné à la galerie pour en savoir plus. En apprenant qu’Absalon était mort et que le projet des cellules était de fait interrompu, j’ai réalisé que tout ce que j’avais pu imaginer depuis des années était plus riche que ce qui s’était réellement passé – c’est-à-dire quasiment rien. Depuis sa mort, on ne peut plus voir les cellules que dans des musées, un contexte qui les anesthésie et où elles ne sont pas considérées comme de véritables maisons mais seulement comme des œuvres d’art. Toute la dimension vitale du projet s’est évanouie. Il y avait un film à faire pour le remettre en jeu. J’ai commencé par me promener dans les villes des cellules. Sur plusieurs années, j’ai fait des repérages à Zürich, New York, Tel-Aviv, Francfort, Tokyo. Je me demandais où la cellule avait été, où elle était, où elle aurait pu être. Je cherchais des “lieux de mémoire”, des lieux de projection – ce que sont toujours les lieux de mémoire. Mon regard était tendu par le projet d’Absalon. Je recherchais la confrontation, les endroits où ça dialoguerait. J’aime beaucoup l’idée d’une œuvre qui aiguise notre regard au quotidien.

 

Combien existe-il de cellules? Combien ont été effectivement réalisées ?

Le projet d’Absalon comporte six cellules, mais il existe différentes étapes de réalisation : les dessins, les maquettes à l’échelle 1/10e, les prototypes à taille réelle et les cellules habitables. Les prototypes ont tous été exposés au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 1993. Ils permettaient à Absalon de voir si l’espace lui convenait, si l’économie générale était juste. Les cellules ne font jamais plus de neuf mètres carré. Les cellules n°2 et n°3, pour Zürich et New York, sont très ramassées, comme si leur forme avait été générée sous vide avec Absalon assis au bureau, debout dans le coin cuisine, allongé sur le lit, sous la douche. La circulation entre ces quatre espaces de vie qu’on trouve dans toutes les cellules est la plus sévère possible. C’est une empreinte de son corps et des gestes les plus élémentaires. Il n’y a pas un mètre cube de trop. Les cellules n°1 et n°4, pour Paris et Tel-Aviv, sont à peine plus spacieuses, mais leurs formes sont plus douces et arrondies, sans rupture. À l’exception de la cellule n°6, qu’Absalon entendait déplacer, chaque cellule témoigne du sentiment qu’il avait de la ville à laquelle elle était destinée. Très classique pour Paris, moderniste pour New York, proche de la tour de surveillance pour Francfort. Cette cellule, la n°5, est inspirée de tours en pierres que se construisaient des moines irlandais au Moyen Âge pour se protéger des attaques ; Absalon les a réactualisées selon son idée de l’Allemagne et, pour une fois, lui-même n’a pas échappé aux a priori : il pensait qu’il fallait faire attention, se méfier – d’où les meurtrières du premier étage qui couvrent une vision à 360°. Aujourd’hui, les six prototypes sont disséminés dans différentes collections à travers le monde, aucun ne se trouve dans la ville prévue initialement. Enfin, la dernière étape – ou plutôt l’étape suivante, car je pense que le projet aurait évolué, – ce sont les cellules habitables construites dans des matériaux plus solides et entièrement équipées (chauffage, douche, réfrigérateur, etc.). Absalon n’a eu le temps de construire que les deux premières cellules habitables : celle pour Paris, aujourd’hui installée dans la cour du Musée d’Art Contemporain de Marseille et qui se trouve en très mauvais état, et celle pour Zürich, qui appartient à une collection privée et est enfermée dans un hangar en Suisse.

 

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ces cellules ?

Le projet qui les anime. Comme toute maison, les cellules sont un potentiel. Tout dépend de la manière de les habiter. Ce sont des outils conçus par Absalon pour réinventer sa vie, se la réapproprier. Leur singularité tient à ce qu’elles ne s’accordent qu’à lui. Il ne les propose pas comme un modèle à suivre. En cela, il n’est ni un architecte ni un urbaniste : il ne cherche à améliorer ou à organiser la vie de personne, excepté la sienne. Absalon se tient seul. Mais sa solution peut nous intéresser – au moins comme symptôme – car nous sommes tous concernés par l’habitat. Ses cellules lui permettent de choisir sa vie. Choisir au sens le plus noble du terme : élire mais aussi refuser. L’exiguïté des cellules l’oblige, par exemple, à refuser le superflu, à être toujours en contact avec lui-même.

 

Plus peut-être que le Bauhaus ou Le Corbusier, auxquels Absalon fait référence, les cellules rappellent l’esthétique du bunker. Les murs blancs, les ouvertures étroites, la lumière pénétrant par le toit donnent l’impression d’un espace clos, fermé sur lui-même.

Le Corbusier, il l’avait lu, il connaissait le Modulor et il a visité le cabanon de Roquebrune-Cap-Martin. Mais il a fait table rase de ces références. Le bunker, c’est l’impression première qu’on en a. Mais dès que l’on visite les maisons, on a un sentiment d’apaisement. À l’intérieur, la blancheur procure une sensation de sérénité. Tout est conçu de manière très précise : allongé sur le lit, par exemple, on ne rencontre pas d’arêtes dans le champ de vision. On est dans un blanc complet, l’espace intérieur devient infini. En même temps, vous ressentez fortement la fragilité de ces maisons, notamment par le son qui pénètre de l’extérieur. Une cellule ne constitue pas une protection effective, elle manifeste l’idée de protection, le besoin de se protéger, c’est très différent. C’est une coquille fragile qui s’expose en fait terriblement. Elle dit : “Je suis à part” ; “remarquez-moi” ; “faites attention à moi.” Et comme toute chose différente, elle attire les regards, les convoitises, les haines… elle peut susciter le dialogue ou le conflit – ce qui est aussi une façon d’entrer en contact.

 

La conception des cellules est basée sur l’idée de s’imposer un ensemble de contraintes liées à la réduction de l’espace à la plus stricte fonctionnalité, des contraintes qui, selon Absalon, devaient avec le temps se changer en confort.

Toutes ces contraintes, c’est pour ne pas s’oublier. Comme des exercices qu’on s’impose pour s’entretenir. Absalon cherchait un lieu où il puisse sentir sa propre présence. Au bout d’un moment, il allait parfaitement utiliser ses maisons, y “danser”, et être le seul à savoir y danser tant les contraintes physiques impliquent une manière de se mouvoir particulière. Il y a un grand plaisir à connaître son outil, à l’avoir façonné et à le maîtriser – je parle aussi bien des cellules que de son propre corps et de son esprit. Il est évident que sa notion du confort n’est pas celle que l’on entend habituellement. L’entreprise d’Absalon consiste à choisir et à redéfinir, à se donner les moyens de tout remettre en question en prenant l’habitat pour point de départ. Cela peut aller très loin. Dans le film, Absalon a une phrase amusée qui donne une idée de son engagement : “Quand une idée est bonne pour deux personnes, c’est qu’il y a un malentendu.” C’est idéaliste. C’est une exigence.

 

Le fait que les cellules soient construites sur mesure renforce l’absence de celui qui devait les habiter, il est presque dérangeant que d’autres puissent y pénétrer.

Oui. J’ai essayé de rendre cette gêne sensible dans le film, notamment en creusant ce vide, l’absence d’Absalon. Les cellules ne sont pas faites pour d’autres corps que le sien et lorsqu’on se déplace à l’intérieur, on sent que quelqu’un manque. La coquille est vide. C’est comme quand on visite des ruines : avec ce qu’il reste, il faut imaginer. Ce manque pèse sur tout le film et demande à être comblé. On entend la voix d’Absalon au cours du diaporama, mais sa présence physique fait défaut. Beaucoup de plans sont vides, particulièrement ceux qui concernent les “lieux de mémoire”, filmés en vidéo. Dans ces plans, il y a toujours quelque chose qui manque : une cellule, de la vie, l’action qui a déjà eu lieu ou que l’on attend, qu’il faut inventer. Plus quelque chose est vide plus on a envie de le remplir. Absalon n’est pas le seul à manquer, il y a aussi les spectateurs du diaporama. Je ne sais pas ce que le “spectateur” peut apporter, mais le film compte sur lui.

 

 

Le générique présente le film comme “librement inspiré du projet des cellules d’Absalon”. Cette formule semble nous éloigner de l’univers du documentaire, ce qui est confirmé lorsque le film glisse dans une ambiance proche de la fiction avec l’entrée en scène de trois personnages. Pourquoi avoir choisi de jouer sur cet entre-deux ?

La “fiction”, si l’on décide de l’appeler ainsi, commence dès le début du film. Après l’ouverture, la première partie s’organise autour d’un diaporama d’Absalon. Il est construit de façon méthodique afin de présenter les cellules les unes après les autres. À chaque cellule, j’introduis les repérages vidéo qui montrent les “lieux de mémoire”. Si la nature de ces plans les fait apparaître comme “documentaires”, leur statut véritable et leur temporalité restent indécidables. Deux intentions indissociables ont guidé la réalisation du film : la première était de faire connaître le projet d’Absalon ; la seconde était d’investir cette question floue du rapport entre l’œuvre et celui qui la regarde. Qu’est-ce qu’on peut attendre de l’œuvre d’Absalon ? Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un film sur elle ? Le cahier des charges des films sur l’art, avec sa part biographique, ses entretiens, etc., a tendance à m’ennuyer. Je cherchais autre chose. Plutôt que d’accumuler les propos croisés, j’ai préféré m’en tenir à la parole d’Absalon. Absalon est celui qui parle le mieux de son travail et, surtout, le seul à en parler au futur ! C’est l’origine de la fiction. Sa mort ne met pas un point final à son œuvre, elle en suspend le processus. Le diaporama, qui sert de point de départ au début du film, est daté du 4 mai 1993 : on écoute Absalon, on se tourne vers l’avenir de son projet, on attend la suite, les développements, on imagine, on rêve, on verra. Il y a fiction parce que le film ravive les cellules sans les enfermer dans leur histoire, dans ce qui ne va pas se passer. Il y a cette phrase célèbre de Duchamp : “C’est le regardeur qui fait le tableau.” C’est ce que je voulais travailler pour me dégager des effets de la mort d’Absalon. Le film cherche à s’inventer dans ce temps suspendu entre ce qu’une œuvre peut être et le moment où elle se fixe dans le regard, la mémoire, l’esprit de celui qui l’a reçue. C’est cette zone-là qui m’intéresse, irrésolue, là où l’œuvre se joue finalement.

 

L’apparition des trois personnages – la jeune femme, le souffleur de feuilles et vous-même – qui viennent occuper le film entre en contradiction avec la solitude d’Absalon.

Je ne parlerais pas de personnages, ils ne sont pas construits pour cela. Ils valent moins pour eux-mêmes que pour ce qu’ils permettent, les interrogations qu’ils soulèvent. Le souffleur de feuilles a un statut éminemment “documentaire” : il est apparu lorsque je faisais les repérages autour de la cellule n°1 à Marseille. Je ne pense pas que ces personnages soient en contradiction avec la solitude d’Absalon. Là encore, ils viennent creuser un manque. Absalon est d’autant plus absent qu’ils sont là. Ils créent des contrastes. Comme, d’une autre manière, la confrontation entre le décor foisonnant et coloré de la maison qui me sert d’atelier dans le film et le mobilier blanc et formaliste de la vidéo d’Absalon Proposition d’habitation.

 

Une sorte d’enquête ou de filature se met en place : vous êtes sur les traces d’Absalon, la femme semble être sur les vôtres et, à l’horizon du film, il y a une rencontre.

Dis comme ça, on dirait un film policier, mais il y a effectivement un côté enquête. La femme apparaît dans un raccord, elle vient occuper le vide de la salle des Beaux-Arts où vient d’avoir lieu la conférence d’Absalon ; plus tard elle pénètre dans l’atelier. Elle est sur les traces d’Absalon, de son projet, ou de cette conférence, ou peut-être sur celles du film. Elle permet de revenir sur les plans, sur leurs temps, de les reconsidérer, d’envisager autrement ce qu’on avait vu ou cru voir. Elle suit le souffleur parce qu’il est un indice de la présence des cellules. Mais à la fin, il passe dans une autre dimension du film. Leur face à face compte beaucoup pour moi car lui porte le désir de voir les cellules, et elle, l’envie d’y croire. Tout au long du film, c’est de ça qu’il s’agit : je veux voir. Le film crée des situations, des rapprochements “pour voir”, pour essayer, pour ranimer les cellules et les mettre en perspective dans le paysage des villes. Cela sans images de synthèse, mais par le montage. C’est le spectateur qui fait l’opération. Le film crée des possibilités d’interprétation, mais il ne produit pas seul du sens, il n’assigne pas. Au risque de perdre le spectateur qui voudrait être guidé, le film cherche à échapper au sens pour ouvrir à une autre attention.

 

Dans la séquence où la jeune femme visite l’atelier, Absalon, dont la présence était jusque-là fantomatique, pousse un hurlement par vidéo interposée.

Ces cris, poussés jusqu’à l’épuisement, sont extraits d’une vidéo d’Absalon intitulée Bruits. Je tenais absolument à ce qu’Absalon résiste à ce que je faisais de son projet. Pour moi, ces cris manifestent toute sa violence. Je savais que le film serait trop doux par rapport à son œuvre, et que ce n’était pas à moi de prendre en charge cette violence. Je ne pouvais la préserver, lui donner une vraie place, qu’en la retournant contre le film. La femme pénètre chez moi, parcourt mes espaces, au même titre que j’ai pris la liberté de me balader dans ceux d’Absalon. À chaque fois qu’on entre dans une cellule, ce n’est pas indifférent.

 

Si Absalon n’a pas réalisé son projet, avec la critique des formes et des conditions de la vie collective qu’il implique, la simple évocation des cellules suffit dans le film à faire ressortir l’étrangeté du paysage urbain. Pour jouer sur l’idée de virus qu’il y a dans le titre du film, c’est comme si le point de vue d’Absalon contaminait notre vision du monde.

C’est la valeur d’usage qui motive tout le film. Mettre une cellule au milieu du paysage, l’y projeter mentalement, crée une échelle de mesure. Comme un point de fuite qui organise l’espace, c’est une donnée à partir de laquelle on peut comparer, considérer. Mais pour que ça marche, il faut savoir ce que c’est, comme la signification d’un panneau de signalisation. Le diaporama, c’est la phase d’apprentissage. Après, c’est à nous de jouer. Le titre Un Virus dans la ville est emprunté à Absalon. C’est ainsi qu’il envisageait les cellules qui, par leur blancheur, leur petitesse, leur différence, allaient transformer l’espace autour d’elles. Cette différence pouvait provoquer le rejet. Il s’attendait à des tags, des dégradations, cela faisait partie du processus, mais aussi du dialogue. Absalon allait au contact. Il allait falloir entretenir les cellules et s’expliquer avec les gens. Remettre le projet en jeu, ce n’est pas juste sortir les cellules des musées pour les inscrire dans les villes mais stimuler la confrontation pour laquelle elles sont faites.

 

Pourquoi avoir privilégié Paris et Tel-Aviv parmi les autres villes possibles ?

J’ai fait des repérages dans toutes les villes envisagées par Absalon, même à Tokyo, qui aurait pu accueillir la cellule n°6. Il existe aussi une séquence montée de dix minutes à New York qui a été écartée pour une question de rythme. Mis à part le quartier des Olympiades dans le 13e arrondissement de Paris, qui est cité par Absalon, aucun emplacement n’avait été déterminé pour les cellules. Tous les lieux du film relèvent de l’hypothèse. Ce sont des propositions. Les Olympiades ont été construites au début des années 1970, avec des tours de trente étages sur une dalle, ce qui est très impressionnant, rare et inattendu à Paris. Les centaines de baies vitrées identiques sont autant de cellules d’habitation. À côté d’elles, la maison d’Absalon est si petite, si indépendante.

 

Les Olympiades sont un symbole de l’architecture moderne et la standardisation de l’habitat auxquelles s’oppose Absalon. Est-ce pour cela qu’il avait choisi de s’y installer ?

J’espère que le film suscite ce genre de réflexions, mais en l’occurrence c’est un heureux hasard. En 1993, quand Absalon cherche un emplacement à Paris, le ministre de la Culture, Jacques Toubon, est aussi maire du 13e arrondissement. C’est ce qui a déterminé le choix des Olympiades. À l’époque, il s’agissait de dynamiser cette zone qui était déjà liée au projet Paris Rive Gauche. Absalon avait réalisé les prototypes pour trouver des financements, c’était une opportunité à saisir. Mais le site devait l’intéresser, car il lui est arrivé de refuser des propositions, comme un quartier d’affaire à Francfort.

 

Le film s’arrête plus longuement à Tel-Aviv, vous faites une véritable description de la ville.

Absalon est d’origine israélienne. Il n’a eu de cesse de réinventer sa vie, à commencer par ce nom biblique de fils rebelle qu’il s’est donné. Je ne voulais pas l’enraciner où que ce soit, et je crois ne pas l’avoir fait, mais des cinq villes qu’Absalon a choisi, Tel-Aviv est celle que j’ai eu le plus envie d’investir et d’explorer. C’est une ville très festive, une bulle qui cherche par tous les moyens à oublier la situation du pays, avec des aspects terriblement superficiels. La guerre est pourtant présente, comme en témoignent les hélicoptères militaires qui descendent vers la bande de Gaza et reviennent, sans cesse. Cela fait partie du quotidien. Ce n’est pas plus étonnant que ces jeunes filles et ces garçons armés dans les rues ou ces religieux qui dansent sur de la techno pour apporter de la joie. Cela me plaisait de confronter l’esthétique extrêmement épurée d’Absalon, rigoureuse, voire austère, avec la trivialité des plages de Tel-Aviv. La guerre, le religieux, le trivial, le conditionnement, l’ordre, la peur, la possibilité d’avoir un lieu, une terre, une patrie à soi – ou pas, – Tel-Aviv me permettait de mettre tout cela en résonance avec l’œuvre d’Absalon comme aucune autre ville. Le film n’explique rien et n’interprète pas, mais tous ces éléments gravitent autour des cellules. La dernière fois qu’Absalon parle dans le film, il évoque sa double nationalité, française et israélienne, et sa détestation d’appartenir, son désir de s’inventer une patrie, une culture en dehors de toutes frontières, de toute identité et géographie imposées. Les résonances se poursuivent. Pour apprécier son propos, en prendre la mesure, j’avais besoin de tout ce qui précède.

 

Est-ce que Tanger, sur laquelle le film commence et se termine, avait été envisagée par Absalon comme ville possible ?

Non. J’ai choisi Tanger pour ouvrir les cellules à d’autres horizons. Même si les cinq villes choisies par Absalon sont incomparables, elles appartiennent toutes au monde occidental, à l’univers reconnu de l’art contemporain. J’avais envie de lâcher les territoires d’Absalon, d’emmener les cellules “ailleurs”. Tanger est la première ville que l’on rencontre quand on quitte l’Europe vers le Sud. Visuellement et au niveau du son, il y a un contraste fort. On est pris dans des sonorités, des musiques, des bruits, qui tranchent. Je suis sûr que si Absalon s’était installé à Tanger, cela aurait suscité beaucoup d’interrogations et de dialogues. On serait venu frapper à la porte, on aurait posé des questions, beaucoup plus qu’à Zürich probablement.

Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, juin 2009.

Sylvain Maestraggi tient à remercier Karin Tanguy de la galerie Chantal Crousel à Paris, qui a aimablement fourni les documents dont sont extraites les citations de l’introduction : le catalogue de l’exposition d’Absalon au Credac (Ivry-sur-Seine, 1989), les textes intitulés Proposition d’objets quotidiens (exposition Absalon au musée Sainte-Croix, Poitiers, 1990).