Retour

Une maison-laboratoire en tunisie

Une maison-laboratoire en tunisie
Le projet pédagogique binational de restauration d’une maison de la médina de Mahdia en Tunisie, que relate sur plusieurs années le film La Maison-laboratoire de Mahdia de Jilani Saadi, a mis en perspective les bénéfices d’authentiques échanges interculturels et en a éprouvé en même temps les limites. Agnès Deboulet et Rainier Hoddé, alors enseignants à l’Ecole nationale d’architecture de Nantes (pilote du projet) reviennent sur cette expérience.

L’histoire pédagogique que relate le documentaire La Maison-laboratoire de Mahdia se déroule sur une presqu’île battue par les vents méditerranéens. On est en Tunisie, et la situation exceptionnelle de Mahdia se conjugue à une histoire riche, qui échappe étrangement jusqu’aux années 1990 aux pressions touristiques, donc à la patrimonialisation qui en est le prix.

La ville ancienne, improprement appelée médina, compte un millier de maisons. C’est un lieu vivant et actif, avec ses stratifications sociales établies et ses transformations architecturales en devenir, comme le montrent les enquêtes que plusieurs promotions d’étudiants français et tunisiens réalisent entre 1997 et 2000 dans le cadre de la coopération décentralisée entre le Gouvernorat de Mahdia et le département de Loire-Atlantique. Ce travail de terrain met au jour le désarroi partagé et les opinions diverses des habitants et des professionnels concernant les techniques disponibles, les matériaux accessibles, les savoir-faire dominants et les améliorations souhaitées 1.

Quand la municipalité de Mahdia décide de confier à l’Ecole d’architecture de Nantes une maison “témoin” située au cœur de la médina et vouée à la démolition, elle engage un prolongement inédit, atypique et incertain, de ces enquêtes : le chantier s’ouvre, à l'été 2000, démonstratif d'autres approches, visible de tous et suscitant la parole publique. Durant six sessions, étudiants et professionnels d'horizons divers s’engagent dans cette approche participative, accueillent passants, riverains et professionnels, donnent la parole à tous et filment. La maison-laboratoire affirme ainsi sa dimension expérimentale, chacun y allant de ses convictions, présupposés, raisons, incertitudes ; mais les divergences avec le régime autoritaire de Ben Ali auront raison de cette expérience qui avait été perçue comme technique alors qu’elle engageait une liberté d’agir et de penser.

 

des savoirs revisités et interrogés

Première dimension atypique jusqu’au milieu des années 1990 : la question environnementale et la volonté de partager les savoirs techniques. Dans ce pays “émergent” en développement économique très rapide, le Dieu ciment a précipité l’obsolescence de ces maisons et le changement est pensé à partir de la reconstruction de “villas” sur les maisons à patio dont les terrasses deviennent des terrains. La filière de la chaux est en morceaux, les conventions constructives sont un lointain souvenir, mais des voix dissonantes se font jour, y compris dans la partie ancienne de cette ville moyenne : elles défendent un habitat synonyme d’identité, elles regrettent de voir s’effondrer un savoir-faire reconnu et hérité, et elles soulignent les qualités spatiales de ces maisons d’où “on peut voir le ciel”.

Rétrospectivement, chercher à inventer une réhabilitation écologique avec des matériaux et des savoir-faire locaux ne pouvait que paraître bien ou trop avant-gardiste dans un contexte oscillant entre une valorisation de l’idéologie de la modernité triomphante et le retour à un vocabulaire traditionnel de l’architecture “arabo-musulmane”. Mais c’est précisément ce projet qui a mis en mouvement toute l’équipe pédagogique et les principaux acteurs tunisiens et français, comme on peut le voir dans ce film : l’idée de rendre possible une transformation en douceur, partagée et alternative de l’espace à vivre.

La recherche a ainsi accompagné l’expérimentation : recherche de matériaux et de filières notamment, nombreuses interviews avec les personnes ressources (habitants et corps de métiers encore porteurs de la mémoire des lieux). Ces échanges ont progressivement constitué un projet à contre-courant des tendances dominantes et ont dépassé la simple expérimentation. Le partage d’expériences, par le biais d’une stratégie peu habituelle de slow chantier et d’ouverture maximum de ce lieu d’ordinaire interdit au public a opéré : le “chantier invisible” s’est constitué ainsi, à la convergence de la dimension sociale qui s’invite dans le technique, soumettant les représentations des uns et des autres à rude épreuve.

 

débat public, pédagogie interculturelle, contexte politique

Deuxième dimension atypique : le débat dans un contexte de fermeture de l’expression publique. Il s’agit de la Tunisie d’avant la révolution, un pays dont les citoyens sont interdits de critique et privés d’espace de débat.

 

L’idée d’un chantier-ouvert est dès lors tout à fait politique : sans pouvoir le nommer, cet espace de débat autour d’un objet matériel, la maison, devient alors le support d’une circulation d’idées peu courante. Tout est mis en œuvre pour que le plus grand nombre de citadins possible puissent venir visiter le chantier, poser des questions, échanger des savoirs, troquer des représentations entre eux, avec les maçons, les architectes, les sociologues. La caméra et le carnet de notes se complètent ; ces échanges et consignations se font au fil des visites dans la maison ou lors d’évènements organisés pour susciter un intérêt autre que balnéaire durant ces étés de chantier. Le tout sans la moindre autorisation ce qui, pour un tournage en Tunisie relève alors d’une exception totale.

Troisième dimension atypique : la pédagogie interculturelle et transdisciplinaire. Ce sont jusqu’à 40 étudiants en architecture, en cinéma, en histoire, en histoire de l'art, en sociologie, qui se retrouvent durant trois étés et autant de sessions d’hiver, à travailler de concert avec la truelle et l’enregistreur, avec la pelle et la caméra. Ils viennent de Tunisie et de France et parfois du Maroc. Les enseignants de l’Ecole d’architecture de Nantes sont seuls car l’ENAU (Ecole nationale d’urbanisme de Tunis) a refusé de participer au chantier en raison, précisément, de la vision non-patrimoniale et ouverte qui est affirmée : un chantier dans une maison “ordinaire”, un chantier lent car démonstratif, des apprentis sociologues.

Les carnets de bord collectifs et certaines séquences du documentaire témoignent de la vivacité des débats et de la force des doutes, et montrent cette réflexivité en acte que constitue le propre de l’enseignement. Les enseignants tentent de clarifier les controverses qui les opposent autant que les accords qui leur permettent d’agir. Les étudiants comprennent que l’incertitude est un moteur d’apprentissage, ils entendent directement les raisons, si absentes tout au long de leur formation, des habitants comme celles des techniciens ou des politiques. Cela est d’autant plus productif que le décentrement joue dans ce contexte qui ne leur est pas familier. Mais des étudiants de Tunis ne s’y trompent pas non plus, lorsqu’ils viennent de façon officieuse manier mortier de chaux et enquête sociale. C’est cette jubilation pédagogique partagée que retrace ce film.

Mais rétrospectivement, comment pouvait-t-on imaginer un autre scénario et un autre aboutissement que ceux dont témoigne le documentaire ? Quelle alternative au retrait des Français et de l’équipe tunisienne d’origine, qui sonne le glas d’une coopération démocratique et d’une coproduction dans un contexte politique figé ? Le conflit était-il surmontable ? L’échange technique était-il le seul possible, et l’illusion d’un autre espace de partage n’a-t-elle perdurée que grâce à l’équilibre instauré par le soutien de l’Unesco (Programme Most) au projet ?

Cette caution a en effet permis d’ouvrir les portes de l’expérimentation citoyenne avec des acteurs attentifs, responsables et respectueux. Mais, en devenant trop visible, la maison-laboratoire est apparue sous ses enjeux de vitrine pour les autorités. Comme partout, et certainement aussi en Europe, les élus semblent s’intéresser à la possibilité d’afficher ce qui se voit plutôt qu’à la montée en compétences et en pertinence du débat public. Ils se méfient d’ailleurs de ces initiatives qui viennent de la base et se revendiquent indépendantes. La conjonction entre la volonté de rendre visible et marchandisable une réalisation, et la reprise en main répressive d’un processus expliquent le revirement de la dernière année, qui a conduit les initiateurs de la maison-laboratoire à s’en retirer, non sans regret. Et à la voir repasser entre les mains d’autorités locales et d’une Ecole d’architecture qui s’empresseront de la finaliser, saturant ainsi son potentiel de paroles et de diversités, techniques et sociales.

 

Agnès Deboulet et Rainier Hoddé (février 2015)

 

1 Publication de ces enquêtes sous forme de monographies de maisons qui mêlent coupe temporelle et appréhension sociologique pour comprendre les modes d’occupation de l’espace et leurs évolutions dans des maisons sans cesse en projets : A. Deboulet & R. Hoddé (coord.), Une médina en transformation : travaux d’étudiants à Mahdia, Tunisie, éd. Unesco-Most, Paris, 2003.