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Victimes et bourreaux dans une même humanité

Victimes et bourreaux dans une même humanité
Présenté à Cannes et diffusé sur Arte en 2003, sorti en salles en février 2004, S 21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Pan a reçu un accueil considérable parmi les critiques, mais aussi les historiens et les philosophes. Images de la culture a interrogé Marie-José Mondzain, philosophe et spécialiste de l’image, sur sa lecture du film.

En revoyant S 21 aujourd'hui, six mois après sa première diffusion sur Arte, recevez-vous autrement le film ?

Lors du premier visionnage, je n’avais pas été frappée à ce point par la scène d’ouverture centrée sur la question d’une cérémonie, au double sens du terme : cérémonie pour apaiser les morts et cérémonie cinématographique qui participe au rituel d’apaisement.

Trois catégories d’humains sont concernées par cet apaisement : les morts, les victimes survivantes et les bourreaux. Le fait que ceux-ci se donnent eux-mêmes comme des victimes – condamnés comme les autres, ils n’auraient fait qu’assurer leur survie en devenant bourreaux – fait surgir une espèce d’abîme entre les deux ensembles de survivants, car si les bourreaux se clament victimes, comment nommeront-ils leurs propres victimes ? C’est la question posée par un survivant. Mais alors, que signifie survivre à l’état de bourreau ? Cette question fait écho aux paroles d’ouverture de la mère d’un d’entre eux. Il se dit dans ce film quelque chose de très profond sur la vie des bourreaux : il faut avoir déjà tué en soi-même l’humanité pour devenir un tueur, en tout cas, il se dit quelque chose de cet ordre-là. Dans leur histoire, toutes les conditions ont été réunies pour les séparer d’eux-mêmes, de leur désir : souvent arrachés très tôt à leur famille et à leur village, ils ont été dressés et traités comme des objets sans vie.

La cérémonie cinématographique semble permettre aux victimes survivantes de faire état de leur douleur, de construire la sépulture de leurs morts et de renouer avec la vie. Mais j’ai le sentiment qu’elle nous laisse dans l’énigme de ce qui s’accomplit pour les bourreaux survivants ou plutôt de ce qui ne peut s’accomplir. Il y a de ce côté-là quelque chose d’irréparable. Les vraies victimes semblent davantage sur le chemin d’une réparation et d’un réaménagement de la mémoire et de la souffrance. À l’inverse, les bourreaux demeurent brisés à l’intérieur d’eux-mêmes et nous laissent face à une atteinte sans retour.

 

Il y aurait donc une répration possible pour les vitimes ?

Les survivants comme Nath sont dans le deuil de morts réels ; ils font pour leurs morts œuvre de sépulture. Cette cérémonie difficile, de revenir sur les lieux et de parler avec les bourreaux, va leur permettre aussi – j’y pense aussi parce qu’après le génocide juif, quelque chose d’irréparable a conduit certains survivants au suicide – de vivre dans une relation d’apaisement avec leurs morts, de rendre hommage à la vie, même si la douleur reste inconsolable. Le film même fait œuvre de sépulture. À l’inverse, les bourreaux survivants ne peuvent pas enterrer leurs victimes. Ils sont dans un éternel présent qui est le présent de l’enfer. Ils ne peuvent ni se mettre en règle avec les morts ni trouver des raisons de vivre.  L’œuvre de mort se poursuit en eux, ils ne sont pas des survivants mais plutôt des morts-vivants. Je vois là la différence entre les corps des survivants, d’un côté, ceux qui vivent encore et, de l’autre, ceux qui sont toujours du côté de la mort. Le film met en place des dispositifs théâtraux quasiment hallucinatoires, telle cette scène où l’ancien gardien dans le couloir ouvre, ferme, va aux fenêtres quatre ou cinq fois, comme une mécanique compulsive hypnotisée pour toujours par les ordres des maîtres.

 

Les anciens bourreaux semblent à jamais prisonniers de ce rôle qu'on leur a fait jouer ?

Ils sont dans une répétition hypnotique qui leur fait accomplir des gestes imposés par une force invisible. Ils sont toujours possédés. Voilà sans doute ce qui leur a permis d’accepter cette rencontre, qui reste pour eux irréelle, puisque leur réalité est restée figée depuis ce désastre. Prostrés, immobiles, ils ne veulent pas penser, ils boivent, ont mal à la tête. Une sorte d’hypocondrie sans nom et sans visage. En eux, nulle culpabilité, nulle responsabilité, ce n’est pas l’inhumain, mais c’est l’humain comme trou noir. En ce sens, lorsqu’ils disent qu’ils sont victimes, ce n’est pas un leurre scandaleux, mais une porte ouverte pendant une seconde sur une autre vie qui aurait peut-être été possible : résister, fuir. Pourtant, aucun ne fait allusion à une quelconque échappatoire. Cependant, l’un d’eux dit : “J’aurais préféré mourir au front mais ils me l’ont refusé.” On arrive à cette situation paradoxale puisque c’est au nom de la vie qu’ils tuent. C’est une réflexion radicale sur ce que vivre signifie quand on se réclame de l’humanité. Quelle est cette vie à laquelle ils tenaient tant et quelle est cette vie dont ils sont aujourd’hui privés ?

 

Ce qu’Arendt appelle le bios par opposition à la zoe ?

Exactement. Il faudrait leur demander “à quelle vie êtes-vous fidèle ?”. Cela éclaire quelque chose qui n’est jamais énoncé clairement à propos de l’Allemagne nazie concernant le rapport à la vie des enfants de bourreaux. On ne se remet pas de cette posture de bourreau par n’importe quelle dénégation ou exorcisme. Les enfants des bourreaux sont habités par une terrible question : à quel titre ceux qui ont donné la mort, en étant morts à eux-mêmes, ont-ils pu donner la vie à leurs propres enfants ? Il n’y a pas de travail de deuil possible du côté des bourreaux tant qu’ils n’ont pas quitté l’éternel présent de leur propre enfer. C’est cet état de prostration que Rithy Panh a filmé.

 

Ce sont les victimes qu'on voit pleurer, mais pas le bourreaux qui semblent ne plus avoir de larmes.

La cérémonie rituelle n’est possible que pour ceux qui vivent. On se demande quelle stratégie d’anéantissement subjectif a pu mettre les bourreaux dans cet état psychotique. La reconstitution se fait sans écart. Ils réinvestissent totalement la voix, les gestes, les mots qui furent les leurs quand ils étaient tortionnaires. À la fin, quand Nath remue doucement un tas de cendres sur le sol où il trouve un bouton, on sent bien son intimité avec l’humanité des morts, on sent le partage du sol et des cendres. Les bourreaux, eux, sont assis sur ce sol où agonisaient leurs victimes sans rien en partager. La caméra insiste beaucoup sur le sol de ces lieux désertés. Ceux qui se rencontrent là vont-ils enfin partager un même espace, une terre commune ?

 

Il semble que ce soit le réalisateur qui ait provoqué cette rencontre entre victimes et bourreaux ?

Ce qui est admirable, c’est qu’il ait rendu possible cette rencontre. Un point me paraît intéressant, c’est le lien entre ce rituel cinématographique et la culture de l’Extrême-Orient, notamment l’hindouisme pour lequel la vie de chacun de nous est à la fois une aventure individuelle irréductible et un fragment signifiant dans une histoire cosmique. Chaque être humain doit répondre de ce qu’il fait de sa vie en solidarité avec les grands cycles de libération progressive. Le film fait allusion au karma et donc au retour des vies dans une histoire évolutive. Les bourreaux font partie de cette histoire et vont devoir payer une dette à l’humanité. En ce sens, ce qui sépare les bourreaux des victimes n’est pas d’ordre psychologique ou sociologique, mais appartient à une histoire commune sur une très longue durée.

 

Cette manière de saisir victimes et bourreaux dans une même vision, n’est-ce pas un des traits par lesquels on pourrait opposer S21 à Shoah ?

S 21 est à une distance considérable non seulement de Shoah, mais de tout ce qui se fait au nom de la mémoire dans les cultures chrétiennes, où l’inscription de la subjectivité est décisive pour penser la culpabilité et la responsabilité. Le pronom je, qu’on entend dans le film de temps en temps, n’a aucune référence égocentrique. La douleur est individuelle mais la question est collective. Les victimes sont là au nom de toutes les victimes et les bourreaux au nom de tous les bourreaux. Ce qui est en question entre eux, c’est l’humanité comme telle, dont aucun n’est ici le représentant privilégié ou l’exemple. C’est l’impossibilité de franchir ce qui les sépare qui met en danger l’humanité même, c’est entre eux que gît le problème.

 

Ce serait une manière de rappeler que ceux qui commettent des crimes contre l'humanité sont aussi des humains ?

Si l’on compare S 21 à Shoah, il semble que Lanzmann est plus soucieux de la place du spectateur, ce qui est un des mérites de notre culture et de son cinéma. Ici, je trouve que nous ne sommes pas sollicités pour prendre position ou pour nous identifier. Nous sommes saisis par deux douleurs, habités par la douleur du deuil et par celle d’assumer notre propre cruauté. La puissance du film réside dans cette profonde déstabilisation du jugement. Il est plus proche d’une réflexion sur la résistance que sur le génocide, d’un questionnement sur la survie de tous que sur la cruauté. Il ne laisse pas au spectateur la possibilité de se dire “moi, j’aurais fait autrement”.

 

 

Le seul acte de résistance possible dans ce contexte serait-il de choisir sa mort ?

Il n’y a ici aucun souffle épique, aucun moyen de penser que ceux qui ont survécu se sont comportés en héros. Personne ne sort grandi de l’épreuve ; le sujet du film n’est pas de savoir ce qu’est un héros. Les Khmers rouges ont mis en place un système qui ne laissait pas de place pour l’héroïsme. On en a peut-être une idée fugitive lorsqu’on apprend qu’une jeune femme a refusé de collaborer avec ses bourreaux jusqu’au viol et à la mort ; mais on apprend quelques secondes plus tard qu’elle aussi a avoué, en tout cas, on a rédigé pour elle des aveux. Tous sans exception furent brisés. Il n’y avait aucune possibilité pour qui que ce soit de singulariser une figure de l’humanité. Les plus humains ont disparu. 

 

Tous ces disparus dont on ne voit que les photos d'identité ?

Oui, il faudrait parler des archives présentes dans le film et de leur rapport avec la reconstitution. Toutes les traces, les images et les cahiers sont là, intacts ou presque. Rien ne semble détruit par ceux qui auraient voulu effacer leurs traces. Je suis frappée par l’importance de la bureaucratie, par tout ce travail quotidien d’inscription, de transcription et de retranscription, d’enregistrement. Si les bourreaux avaient eu simplement envie de tuer, pourquoi auraient-ils pris tant de temps à tenir ces cahiers ? Il a fallu composer cette partition kafkaïenne, un bureau des falsifications et des mensonges, pour mettre les tueurs en règle avec la paperasserie. L’important était pour eux d’avoir des aveux, vrais ou faux. Tout était bon : complot , KGB, CIA. Il a fallu photographier, classer, empiler…

 

Cette bureaucratie n'a-t-elle pas pour fonction de transformer chacun en exécutant irresponsable ?

On doit obéir aux ordres comme on doit obéir à la lettre de la loi. Il y a ici une fascination pour la lettre, un pharisaïsme. Il faut qu’il y ait du papier, du tampon, du timbre. On légalise l’infamie, on met au secret et on laisse sans cesse derrière soi des preuves. On est frappé par la propreté, le soin de ces cahiers calligraphiés, comme des cahiers d’experts-comptables ou de bons élèves. Rien n’est moins anarchique qu’une dictature par la terreur ; l’industrie de la mort n’est pas une distribution sauvage et désordonnée de la mort. Elle veut être un geste éclairé, policé, exécuté à la lumière de la raison et non du désir. Cet amour de la lettre est l’essence de toute terreur. On est dans un monde où les lettrés étaient relativement rares, mais les bourreaux, eux, savaient écrire, rédiger, même créer des fictions. Ils étaient les maîtres de la plume.

 

Vous évoquiez le rapport entre archives et reconstitution ?

La théâtralisation de la reconstitution ressemble à ces procédures judiciaires où l’on demande au criminel de refaire les gestes du meurtre ou de la torture comme avec des fantômes. On sent ici qu’il n’y a pas de fantômes pour le bourreau, il n’est pas hanté par le fantôme de sa victime mais par le fantôme de son maître. Dans cette reconstitution jouée, le bourreau s’adresse à un vide qui fut toujours pour lui un vide. Là où nous imaginons les corps de ses victimes, lui n’entend que la voix du Parti. Il ne rejoue pas la  relation avec la victime, mais le rapport avec la domination. Pour eux, les victimes continuent d’être une abstraction, c’est cela qui les affronte au vide de leur propre existence.

 

Une des singularités de ce film, n'est-ce pas aussi la manière dont il pose la question du pardon ?

Nath y répond carrément : il ne peut y avoir ni réconciliation, ni pardon tant que les bourreaux ne se reconnaissent pas coupables, ni même responsables. Or nous les voyons absents de leurs propres actes. De ce fait, les survivants sont dans une grande solitude, d’autant que le pays tourne le dos à ses morts, évite de mettre en procès la masse des bourreaux. Lorsque l’on voit les photos de ces enfants torturés à mort, on se demande comment l’ancien bourreau, filmé au début, peut prendre son propre enfant dans ses bras. On comprend qu’il ait mal à la tête comme dans une sorte de schizophrénie.

 

Ce qui se révèle dans S 21 vous semble-t-il commun à toutes les dictatures ou plus spécifique au régime khmer rouge ?

Il y a un invariant dans toutes les dictatures, mais le traitement me semble très spécifique à une civilisation. Je n’imagine pas qu’on puisse provoquer, à Auschwitz, entre des nazis et des survivants juifs, une confrontation comme celle à laquelle nous assistons. Dans cette civilisation d’Extrême-Orient, il n’est pas question de juger individuellement chaque bourreau, car la subjectivité n’est pas un pôle de fascination. Rithy Panh a fait en sorte qu’il y ait plusieurs bourreaux en face des victimes, ce qui est beaucoup plus éclairant : il n’est pas question de demander à un seul de répondre de la totalité d’un système. Aussi, le film réunit-il peu de victimes survivantes, pour montrer qu’elles sont rares, mais plusieurs bourreaux pour montrer qu’on a affaire non à quelques individus monstrueusement pervers mais bien à un système. Rithy Panh n’est pas intéressé par la personne singulière des bourreaux, ni par leur rapport individuel au bien, au mal, à la religion. Ce sont des Khmers absolument comme les autres. Plusieurs séquences du film nous le rappellent, notamment au début, le dialogue du début entre l’ancien bourreau et ses parents. Nul n’est pris dans sa singularité.

 

L'ancien bourreau à la chemise bleue, qui est entièrement repris pas son rôle à mesure qu'il le mime, n'apparaît-il pas tout de même comme singulier ?

Il incarne l’hallucination, mais pour qu’il ne l’incarne pas trop à titre personnel, un peu plus tard, un autre bourreau va accomplir les mêmes gestes dans l’autre partie du couloir. Le film est très radical sur cette question du désir singulier et de la position subjective : les bourreaux sont totalement désappropriés de leur désir. Au point, d’ailleurs, que l’un d’entre eux éprouve de la “honte” en évoquant un “sentiment” qu’il a éprouvé pour une détenue. Par rapport à l’illusion tenace et rassurante selon laquelle les bourreaux seraient des sadiques, le film ne laisse aucun doute. Leur cruauté ne devait laisser place ni au désir ni aux fantasmes.

 

Quelle place occupent dans le film les tableaux peints par Nath ?

Ils témoignent de la représentation possible et de la construction d’une mémoire en écart. L’allusion à la culture de Duch, ce chef khmer rouge qui parle de Van Gogh et de Picasso à un artiste qui les ignorait, a quelque chose d’étonnant. Les bourreaux savent écrire, ont un rapport à la culture. Mais un des moments les plus déchirants, c’est lorsque Nath raconte comment il a peint le portrait de Duch, dans la terreur, car d’autres peintres avant lui, pour avoir déplu, avaient été exécutés. Nath évoque alors la délicatesse de la touche, cette caresse du pinceau qui confère au visage du bourreau un teint lisse de porcelaine, la douceur d’une joue de jeune fille. On atteint là le summum de la cruauté lorsque le peintre évoque la douceur de ses gestes asservis pour survivre. Nath parle également de ces bustes représentant les bourreaux qui, lorsqu’ils étaient manqués ou mal cuits, n’étaient pas détruits mais enterrés. Cette sacralisation de l’image du pouvoir fait penser au Roi et l’Oiseau. L’allégeance des chefs à l’image est une constante, qu’elle se manifeste dans le narcissisme complaisant ou dans la phobie.

Les tableaux que Nath peint aujourd’hui s’inscrivent dans la cérémonie du film, dans ce travail de sépulture pour les victimes, de catharsis pour les survivants. Il était important pour ce peintre, non seulement qu’on filme ses tableaux mais qu’il soit filmé peignant, dans ce geste à travers lequel il continue d’enterrer les morts.

 

Dans S 21 sont évoqués des actes d’une immense cruauté, mais Rithy Panh n’inflige jamais aux spectateurs d’images insoutenables. Que pensez-vous de ce choix ?

On est absolument à l’opposé de toute érotisation de la torture, qui domine par exemple dans La Passion du Christ de Mel Gibson, à l’opposé de ce sadisme qui s’exerce à l’encontre des spectateurs, de cette exploitation jouissive de la terreur. Dans S 21, les photographies des victimes n’apparaissent pas en plan fixe, la caméra ne s’y attarde pas, elles sont souvent présentées rapidement et de biais. Rithy Panh fait en sorte que nous n’entrions pas dans une curiosité anecdotique ou singulière. Pour cela, il s’interdit de créer des fascinations ou des répulsions. Le spectateur est jusqu’au bout conduit par les énoncés, par la parole. Cette parole qui manque absolument dans le film de Gibson. D’une manière générale, les images de terreur, qu’elles soient diffusées par le journal télévisé ou produites par l’industrie du spectacle, cherchent obstinément à nous priver de la parole. À l’inverse, S 21 propose un rite de sépulture qui passe nécessairement par la parole, la parole des protagonistes, victimes et bourreaux, et, par-delà, la parole de tous les Khmers, car ces crimes pèsent sur tous.

 

Propos recueillis par Anne Brunswic, avril 2004.