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A la lumière des images mortes

A la lumière des images mortes
Stoppé en pleine ascension par l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, le cinéma cambodgien des années 1960 a disparu : les films ont été détruits, acteurs, cinéastes et producteurs ont été assassinés pour la plupart, et les grandes salles de cinéma sont aujourd’hui des restaurants ou des karaokés. Le Sommeil d’or de Davy Chou évoque avec subtilité la disparition cruciale de ce patrimoine culturel.

Avec Le Sommeil d’or, Davy Chou propose une vision marginale et pourtant essentielle de la guerre du Cambodge (1967-1975), vision dont l’image par excellence est sans nul doute celle choisie pour constituer l’affiche du film : le mur bleu nuit, nu, d’une salle qui jadis fut un cinéma, devant lequel se dresse seul, en pied et de dos, le cinéaste Ly Bun Yim. Le cinéma comme reflet d’une société, de son histoire, l’idée n’est pas nouvelle, mais ce mur aveugle auquel est confronté l’artiste, outre sa beauté plastique, recèle une force évocatrice exceptionnelle : de ce Cambodge, de ce cinéma, il n’y a plus rien à voir, et pourtant tout peut encore être remémoré.

Cette image trouve son pendant dans l’épilogue du film intitulé Le Réveil de l’hippocampe au cours duquel le même homme, Ly Bun Yim, réputé être l’un des meilleurs réalisateurs cambodgiens de sa génération, enchante la caméra en lui livrant le récit fantasmagorique de ce qui devait être son dernier film : L’Hippocampe (1975). Là réside la quintessence de la démarche originale de Davy Chou : ressusciter des œuvres à jamais perdues. Dans cette séquence, Ly Bun Yim devient conteur, redonnant vie à des images dont lui seul se souvient encore, puisque le film, si prometteur et dont la concurrence fut tant redoutée par les autres producteurs, ne connut jamais aucune exploitation en salle, annihilé par l’Histoire. La prise de pouvoir des Khmers rouges engendra la fermeture et la destruction des salles de cinéma, et mit un terme brutal à l’expansion d’un cinéma prolifique, fantasque et romantique, nourri de contes et légendes, de chansons et de drames.

Dans cette séquence, le réalisateur se fait griot, l’auteur se mue en sa propre marionnette et mime, et dans le surcadrage d’une grande fenêtre rectangulaire dont l’horizon se partage entre la carcasse d’une habitation inachevée et des maisons modernes, le vieil homme laisse ses souvenirs s’envoler vers son œuvre portée disparue. De face, en plan rapproché taille, il s’anime au fil des détails de son scénario ; derrière lui le jour baisse progressivement et il finit son récit en contre-jour, ou plutôt il profite de l’obscurité pour dérober la fin d’un film invisible à la connaissance du spectateur-auditeur qui replonge alors encore plus profondément dans la frustration et le manque : “Si je continue, je vais vous donner envie de voir le film, or je ne peux plus vous le montrer” ajoute-t-il. L’Hippocampe retourne au mystère de son créateur.

Comment rendre présents à l’écran des films dont l’absence est irrémédiable ? Toute la problématique de Davy Chou réside dans cette difficulté qu’il contourne par de nombreux subterfuges, dont le récit par Ly Bun Yim de son ultime film sur l’écran stylisé d’une fenêtre au crépuscule est l’une des nombreuses illustrations. Au fil d’entretiens menés avec les derniers représentants vivants d’une industrie du cinéma remarquable, ayant produit entre 1960 et 1975 près de 400 films, Davy Chou retrace ainsi le portrait posthume du cinéma cambodgien à son apogée. Les cinéastes et acteurs ayant été déclarés “ennemis du peuple” par les Khmers rouges, ces interviews constituent également des témoignages précieux sur les exactions commises contre les artistes et la volonté politique d’éradiquer cette frange de la population dont la sensibilité était considérée comme subversive.

 

le son, dernier vestige de l’image

Davy Chou attend la toute dernière séquence du film pour faire apparaître de rares extraits de films qu’il choisit de projeter sur la surface texturée et ocre d’un mur de briques. Les images détériorées retrouvent une forme de poésie surnaturelle sur cet écran en morceaux, comme si elles constituaient le spectre d’un cinéma emmuré vivant. Avec quelques images couleur datant des Actualités françaises et yougoslaves de 1974 et 1978, ce sont là les seuls documents d’époque en images animées.

En l’absence de copies, le cinéma cambodgien de 1960 à 1975 n’est en effet jamais évoqué que par des images fixes : photos de tournage, affiches de films, posters, photos personnelles. Le Sommeil d’or illustre ainsi ce paradoxe de la mémoire filmique : le souvenir, bien que marqué par l’image, persiste par le son. Pour preuve, ce cinéphile essayant de faire deviner le titre d’un film à son interlocuteur et ne trouvant pas, après bien des tentatives de stimulation visuelle, de meilleur indice que de chantonner l’un des principaux airs de la bande originale. “Actuellement, ce que j’ai constaté, c’est que les films ont presque tous disparu, mais les chansons restent. Et même les jeunes maintenant, quand tu vas au Cambodge, quand tu vas à Phnom Penh, toutes les chanteuses ont repris les anciennes chansons. Dans les karaokés, on n’entend que ça, les anciennes chansons” raconte la tante de Davy Chou, Sohong Stehlin, fille du producteur cambodgien Van Chann.

 

 

 

De la même manière, le cinéaste Ly You Sreang écoute avec émotion une bande-annonce radiophonique qui constitue l’ultime preuve d’existence de l’un de ses films tourné près de 40 ans plus tôt, La Vierge Démon. Si les films ne sont plus visibles dans leur immense majorité (sur 400 films, il en resterait, selon Davy Chou, une dizaine conservée par des particuliers dans des conditions techniques très limitées datant de la VHS), leur souvenir s’entretient par les récits qu’en font les anciens, par les chansons qui appartiennent désormais au folklore populaire. Le cinéma cambodgien, dont chacun se souvient de l’inventivité, de la créativité, de la capacité à trouver ses propres techniques, ses propres codes, son propre langage, est désormais devenu un élément de culture orale. Il a intégré le monde des récits fabuleux dont il se nourrissait jadis. Il est bien cette présence fantomatique, inscrite dans l’intemporalité pourtant friable d’un mur de brique.

 

cinéma disparu, images immortelles

Lorsqu’elle évoque les photos qui constellent les murs de son appartement, l’actrice vedette du cinéma cambodgien, Dy Saveth, explique : “Cette collection sert à immortaliser mes souvenirs. Les personnes ont disparu, mais les photos subsistent […] Quand je serai morte, il restera de moi mes photos, mes films, ma voix. Ainsi on pensera que Dy Saveth n’est pas morte. On voit son image.” On comprend ici toute l’ambivalence de cette destruction massive et volontaire d’une filmographie : en privant les Cambodgiens de héros, d’icônes modernes, les Khmers rouges espéraient anéantir une culture, un passé, un sentiment d’appartenance à une même communauté par le partage d’un même imaginaire, mais ce faisant, ils ont créé la survie du film en dépit du film, sans le film, une résistance mémorielle érigeant définitivement les films en objets de culte.

Les films disparus restent ainsi attachés au souvenir d’une époque, d’une équipe, d’une famille, raison pour laquelle le réalisateur Yvon Hem a choisi de ne plus revenir sur les lieux de sa gloire d’antan, qui lui rappelait sa femme et ses quatre enfants assassinés par les Khmers rouges. Tous les réalisateurs interviewés dans Le Sommeil d’or témoignent du moment où ils ont perdu leurs films et ce souvenir résonne comme l’écho douloureux de toutes les disparitions humaines. Conscient de la gravité du sujet, Davy Chou ne cherche jamais à combler l’absence, son parti pris, au contraire, est de la souligner en connectant le passé et le présent. Il adopte ainsi des figures de style et autres effets de montage destinés à souligner la fonction de passerelle assumée par son film.

L’un des meilleurs exemples pour illustrer cette volonté de connecter les époques et les êtres réside sans doute dans la séquence de la salle de jeu, où des jeunes Cambodgiens jouent au billard tandis que la caméra opère un travelling de droite à gauche, comme si elle remontait l’espace-temps, pendant que les sons réels de la scène sont sous-mixés (conversations et entrechoquement des boules) au profit de bruitages de guerre (bombardements sourds et amplification des pâles des ventilateurs de la salle de jeu pour faire écho à celles des hélicoptères des combats). Un autre exemple fort est sans nul doute le moment où Dy Saveth retourne sur le lieu du tournage de L’Aiglon quittant son nid pour y rencontrer les villageois qui jouèrent le rôle de ses bourreaux lors d’une scène de lapidation. Cet épisode, sous son caractère anecdotique, est en réalité une métaphore à peine voilée des violences ordinaires et des crimes de masse que traversa le Cambodge dans les années qui suivirent, et de la nécessité dans laquelle se trouvent ses habitants actuellement de réapprendre à se connaître et à vivre ensemble pour mieux exorciser les démons d’une société toujours meurtrie.

Le Sommeil d’or est une réflexion sur le pouvoir magique du cinéma capable de survivre à sa propre mort, capable de hanter les hommes en les enchantant, capable d’être un imaginaire aveugle, à l’image de ces films cambodgiens disparus que l’on a pourtant l’impression, grâce à Davy Chou, de connaître sans les avoir jamais vus.

 

Delphine Robic-Diaz (février 2015)