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Ahlan wa sahlan, l’archive au présent

Ahlan wa sahlan, l’archive au présent
Deuxième long métrage de Lucas Vernier, Ahlan wa Sahlan débute par un tournage en Syrie entre 2009 et 2011. Initié autour d'écrits et de photographies réalisés par son grand-père, le projet de Lucas Vernier est interrompu par la guerre. Quelques années plus tard, le réalisateur reprend le tournage mais pour retrouver cette fois les personnes exilées avec qui il a noué amitié. Travaillant avec tous les possibles de ces objets de témoignages, Lucas Vernier fait à sa manière – au présent, avec pudeur et délicatesse – œuvre de mémoire et de transmission. Entretien, par Caroline Châtelet.

Le point de départ de votre film est votre grand-père, méhariste dans l'armée française en Syrie entre 1928 et 1931, un livre qu'il a écrit et ses photographies. Qu'est-ce qui vous a amené à vous saisir de ces documents ?

Tous mes films débutent par une recherche personnelle. Mon grand-père, que nous appelons dans ma famille Abouna (notre père, en arabe) est mort sept ans avant ma naissance. J'ai grandi avec cette figure de la mythologie familiale. Fils d'officier rêvant de devenir écrivain et n'aimant pas l'esprit militaire, il a finalement fait Saint-Cyr, seul moyen pour lui de se faire payer des études littéraires. Son parcours atypique est lié à l'Histoire : il a combattu dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale, publié des livres sur le monde arabe, écrit pour Le Monde diplomatique, pris des positions anticolonialistes au détriment de son avancement militaire, etc. Dans Qédar. Carnets d'un méhariste syrien, il raconte son expérience dans la Syrie sous mandat français, évoquant les Bédouins, la steppe, les récits traditionnels, ses rencontres et amitiés. Et les nombreuses prises de vue que j’ai retrouvées m’ont saisi par leur qualité, leur dimension anthropologique et humaniste. En m'appuyant sur Qédar, j'ai essayé d'identifier les personnes et lieux qui y figurent, de construire des liens entre les images. J'ai alors décidé de me rendre en Syrie pour retrouver les enfants des personnes qu'Abouna a côtoyées et leur faire découvrir les photographies. En 2009, j'avais 24 ans, l'âge que mon grand-père avait quand il a été envoyé en Syrie. Je souhaitais dépasser sa vision fantasmée d’un pays par ma propre expérience.

 

Est-ce en vous appuyant sur Qédar que vous avez construit l'itinéraire de ce premier séjour ?

Je suis arrivé en Syrie avec le livre en tête. Je connaissais jusqu'aux noms de certains puits et collines de la Badia – le désert syrien. Mais j'ai d'abord visité des villes par lesquelles mon grand-père était passé sans y créer de relations : Alep, Damas, Hama ou Deir ez Zor. J'étais animé par une obsession qui consistait à reproduire les mêmes cadres que ses prises de vues. Il y avait un côté sériel dans ce désir de filmer les espaces de sa cartographie intime, d'y constater ce qui avait changé ou disparu. Puis je me suis rendu à Palmyre, Soukhné et Sélamiyé. C'est là que les familles que je cherchais se trouvaient et que mon enquête a pris sens.

 

Cette quête – ludique – des cadres de prises de vue offre un levier génial de dialogues et d'échanges.

Les Syriens que j'ai rencontrés étaient très enthousiastes. C'était pour eux presque un jeu de relier d'anciennes images aux endroits qu'ils ont toujours connus. De même à l'écran, le surgissement d'une photo ancienne noir et blanc au cœur d'une séquence actuelle en couleur peut créer un effet saisissant. Quant aux familles de Palmyre ou du désert alentour, comme celle d'Ahmed Ibn Debel – l'une des personnes dont Abouna a été le plus proche –, voir débarquer un jeune Français avec une quinzaine d'images de leur père a été très fort humainement, eux-mêmes ne possédant aucune photographie ancienne.

 

Se joue aussi le “Ça-a-été” que Roland Barthes théorise dans La Chambre claire1, cette double idée de réalité et de passé d'un événement, d'un moment.

Ça-a-été et pour ma part, j'y étais. Cette quête d'images me semble aujourd'hui d'autant plus importante que mes vidéos ont désormais valeur d'archives : ce que j'ai filmé en 2009 et 2011 garde la trace, la mémoire de lieux qui ont depuis été détruits ou ont changé beaucoup plus radicalement dans les dix dernières années que dans les soixante-dix-huit précédentes. Au-delà de mes images, il me reste aussi le souvenir de nombreux moments générés par mon enquête et qui, même si laissés hors champ, imprègnent sûrement des séquences du film.

 

Vous dites dans un entretien pour votre film précédent, Behind The Yellow Door (2015), Le film est plus qu'un portrait, c'est une relation.” Est-ce cela le travail documentaire ?

La rencontre me semble être au cœur du métier de cinéaste documentariste. Peut-être qu'un film ne commence à exister que lorsque certaines personnes deviennent des personnages. Un mouvement est souvent là depuis longtemps, fait d'intuitions et de recherches. Mais à un moment donné s'opère une transaction entre le filmeur et les filmés, un endroit se crée qui est un lieu de partage tout autant que de tournage. Des relations naissent et le film se nourrit de leur évolution. En dépit de la barrière de la langue et de nos différences de modes de vie, nous avons humainement beaucoup partagé avec les enfants de certains amis syriens de mon grand-père. J'ai noué de belles relations, dont certaines perdurent jusqu'à aujourd'hui.

 

À quel moment vous est-il apparu que le film continuerait sous une autre forme, le projet initial ne pouvant plus se poursuivre en raison de la guerre ?

Cela ne s'est pas fait automatiquement. Fin avril 2011, j'ai quitté la Syrie plein d'espoirs pour la révolution naissante – j'avais prévu de revenir trois mois plus tard. Nous étions au début de la circulation via les réseaux sociaux de vidéos tournées par des Syriens dans l'urgence, au téléphone portable, pour témoigner de la violente répression du régime. Personne ne prévoyait alors que la situation s'enliserait. Cette guerre n'est pas ma souffrance – contrairement à beaucoup de gens que je connais, je n'en ai pas été une victime –, mais je me suis retrouvé inquiet, impuissant, hébété. Des personnes que je connaissais sont mortes. Les autres ont peu à peu fui Palmyre, parfois dans des conditions très difficiles, d'abord pour d'autres localités syriennes, puis pour l'étranger... C'est mon ami Abdulsalam Abdellatif (et personnage d'Ahlan wa Sahlan) qui, depuis son exil, m'a encouragé à continuer mon projet, me rappelant que les images que j'avais filmées sont aujourd'hui les traces des vies que les exilés avaient dû quitter, et qu'elles montrent autre chose que les images terribles que le monde reçoit depuis des années de ce pays et de son peuple. Il m'a fallu du temps pour arriver à ce cheminement, mais jamais je n'ai abandonné mon projet, travaillant la langue arabe, essayant de garder ou renouer le lien avec mes amis et connaissances désormais dispersés de par le monde. Cette Syrie que j'avais découverte à travers mes rencontres n'existe plus, mais j'en fais émerger des fragments dans mon film, pour construire une mémoire commune à laquelle les personnages et moi continuons de croire. En me rendant en Turquie ou en Grande-Bretagne, je leur ai ramené mes images tournées en 2009 et 2011 comme je leur avais ramené celles de mon grand-père dix ans plus tôt. Ce faisant, quelque chose de ma démarche initiale – liant recherche de filiation autour de la figure d'Abouna, enquête photographique, évocation critique de l'histoire commune entre la France et la Syrie –, subsiste dans le film final, lui donnant une profondeur historique. Avec la monteuse Marie-Pomme Carteret, nous avons cherché à rendre compte de ce mouvement aux lignes bouleversées, en faisant cohabiter toutes ces strates d'histoire, ces fragments de mémoires dans un même récit.

 

Être rattrapé ainsi par l'actualité a-t-il modifié votre manière de penser le travail documentaire ? Je pense notamment aux séquences en Jordanie, différentes de celles tournées en Syrie.

En 2013, lorsque j'ai rejoint la Jordanie où Abdulsalam avait fui, les frontières avec la Syrie n'étaient pas encore fermées. Beaucoup de Syriens se réfugiaient dans ce pays. J'ai vécu des moments très étranges dans un appartement où se retrouvaient de nombreux hommes de Palmyre. Ils passaient leur journée à suivre les actualités à la télévision ou via leur compte Facebook nouvellement créé, vivant dans une saturation d'informations douloureuses. La religion prenait encore davantage de place dans le quotidien, comme un repère. Ils éprouvaient à la fois un grand désespoir, un déclassement social brusque et une forte solidarité. Mais les destins n'étaient pas encore scellés, certains s'apprêtant à rentrer en Syrie pour combattre dans les rangs de l'armée libre, beaucoup espérant encore que le régime de Bachar el-Assad s'effondrerait et qu'ils pourraient rentrer chez eux. Tous m'avaient croisé à Palmyre ou avaient entendu parler de l'histoire d'Abouna. Tous me demandaient de leur montrer mes vidéos dans lesquelles ils reconnaissaient des gens. Parfois la lourde monotonie était rompue par des explosions cathartiques de danses, de blagues. Ils riaient, prenaient ma caméra à partie. Leur parole se libérait aussi, eux qui de toute leur vie n'avaient jamais eu le droit de parler de politique. La Jordanie a été pour moi une expérience intense et perturbante. J'en suis assez nostalgique, notamment car ça nous a soudé avec Abdulsalam. Mais ma candeur en a pris un coup. On aime à dire que le cinéma documentaire consiste à porter un regard sur le monde, offrir une représentation du réel, etc. Là, j'ai été totalement dépassé par le réel ! Je me suis aperçu que l'on pouvait se noyer dans un documentaire. Lorsqu'un événement aussi immense se produit, vous êtes obligés d'accueillir cela, de remettre votre regard en question, d'abord en tant que personne puis en tant que réalisateur. Il a fallu que les émotions se décantent avant de parvenir à redéfinir ma place, celle d'un témoin narrateur, à la fois lointain, extérieur au drame syrien, et intimement concerné, amical.

 

Que vous permettait cette forme de film à la première personne, en voix-off ?

Il me semble que les films narrés avec sincérité à la première personne peuvent nous offrir un référentiel de témoignage clair, depuis lequel une histoire qui rend compte d'une expérience vécue est racontée. Le je est intime mais il se déploie dans le monde. Il est mouvant, vivant mais surtout il s'adresse aux autres et s'ouvre à eux. C'est un endroit depuis lequel je pars pour aller ailleurs. De même, les personnes rencontrées s'approprient cette démarche qui au départ m'est personnelle. Si le film est tourné quasiment entièrement en caméra subjective, et qu'avec Marie-Pomme nous avons été sensibles à conserver des interactions entre les personnes filmées et moi-même, ce n'est pas pour faire mon introspection, mais pour mieux structurer la trajectoire qui couvre plus de dix ans durant lesquels mon regard aura évolué. L'essentiel pour moi est de donner à vivre et entendre la parole des personnes que j'ai rencontrées – des hommes et femmes de Syrie qui pour la plupart n'ont jamais eu le droit à la parole – et qui s'expriment aussi à la première personne. La confrontation de nos subjectivités forme un nous qui, je l'espère, peut tendre vers l'universalité.

 

Propos recueillis par Caroline Châtelet, janvier 2021.

 

1Le nom du noème de la photographie sera donc : « Ça-a-été » […] cela que je vois s'est trouvé là, dans ce lieu qui s'étend entre l'infini et le sujet (operator ou spectator); il a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà différé.” Roland Barthes, La Chambre claire, éd. Gallimard 1980.