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Arrêt sur image - Trabalho Escravo

Arrêt sur image - Trabalho Escravo
Au Brésil, dans Trabalho Escravo, Nikola Chesnais filme une brigade de fonctionnaires de l’Inspection du travail faisant irruption dans une fazenda d’Amazonie, pour surprendre en flagrant délit un propriétaire coupable d’employer dans des conditions proches de l’esclavage une trentaine de paysans. Décryptage d’un photogramme à la 31e minute, par Eva Ségal.

Langage de corps

À la 31e minute de Trabalho Escravo de Nikola Chesnais apparaît une image fugitive. Elle ne dure que deux secondes, on croit l’avoir mal vue. Non, c’est impossible. Retour en arrière. Oui, l’enfant se passe une corde autour du cou. L’homme au chapeau pendant ce temps-là continue de répondre aux questions de l’inspectrice du travail, sans prêter attention à son jeune fils. Il explique les risques qu’encourt celui qui quitte la fazenda avant d’avoir payé ses dettes au magasin. Bien sûr, tout le monde rêve de briser ses chaînes. Mais à quoi bon fuir quand les propriétaires ont tous les moyens de vous rattraper, des miliciens à cheval, des 4x4 puissants et la police locale à leur service ? Et où aller ? Un camarade a tenté l’aventure – l’homme au chapeau s’en souvient – c’était le compagnon qui construisait des murs. Il est parti et apparemment s’en est bien tiré.

L’homme au chapeau s’est fait embaucher avec ses deux fils. L’aîné, 14 ans, défriche la forêt amazonienne avec les adultes, mais quand on lui demande sa date de naissance, il ne sait quoi répondre. “Ton anniversaire, c’est quel jour ? insiste l’inspectrice, tu sais le jour du gâteau et des bougies !” Non, ça ne lui dit rien. Sans doute ne l’a-t-il jamais fêté.

Et voici le cadet, 10-11 ans au plus. Dans le film, celui-là ne parle pas. On ne saura pas ce qu’il fait. Est-il chargé d’allumer le feu ? D’apporter des sandwiches à l’équipe des défricheurs ? De porter l’eau ou les bidons d’herbicide ?

“Enfant”, étymologie “infans”, celui qui ne parle pas. L’enfant n’a pas de mots mais il a un corps, des gestes. Il s’invite dans le cadre où se tient son père depuis quelques minutes, il regarde la caméra, fait descendre du toit une corde, se la passe d’abord autour du front, fait mine de jouer avec, tourne un peu la tête vers son père. Puis il fait glisser la corde autour de son cou. En un instant, le jeu a changé de sens : il ne joue plus pour lui-même, il joue devant la caméra, il joue pour nous.

Ce jeu ne vient pas contredire les propos de son père, les amoindrir ou les parasiter. Il fait éclater une vérité que les mots ne peuvent pas dire. Ce que mon père ne vous dit pas, c’est que nous sommes foutus. Nous n’échapperons à l’esclavage que par la mort. Autant nous pendre tout de suite. De toute façon, nous sommes déjà en train de crever. Regardez cet abri insalubre sous lequel nous campons depuis des mois, écoutez la quinte de toux du vieillard qui tremble de fièvre dans le hamac voisin.

Nikola Chesnais se souvient de ce moment du tournage : “J’étais très concentré sur cet homme au chapeau qui était le plus lucide de tous les travailleurs-esclaves. Sans doute était-ce lui qui avait alerté la brigade des contrôleurs. En tout cas, il n’avait pas semblé surpris de nous voir arriver, il semblait même nous attendre. Je faisais de grands efforts pour le comprendre. Il parlait un portugais créolisé, patoisant, émaillé de termes techniques qui renvoient au travail de la terre. J’avais de la peine à suivre.”

L’image de l’enfant se passant la corde au cou, Nikola Chesnais l’a filmée sans la voir. Il regardait le père, attentif à le cadrer dans la distance classique des films de John Ford. Cadre parfait, posé. Chose incroyable, c’est à son retour à Paris, en visionnant ses rushes, qu’il a découvert l’enfant. Un pur moment de cinéma, si l’on définit ainsi ce qui surgit, fait irruption, brise la chaîne des causalités. Il n’appartient pas au réalisateur de documentaires de mettre en scène ce genre de moments, il peut seulement les laisser advenir grâce à un dispositif assez ouvert pour que la vie ait une chance d’entrer dans le film.

Accueillir l’inopiné, l’impromptu voire le saugrenu est un art. Il faut savoir recevoir ce genre de cadeaux et les accepter comme une grâce. Surtout quand ils viennent d’un petit garçon qui ne possède rien d’autre que la vie même.

 

Eva Ségal, janvier 2010.