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Attention, fragile !

Attention, fragile !
Migrants, clandestins, sans-papiers, exilés, réfugiés… derrière les mots jetés en pâture à l’opinion, des gens malmenés, maltraités à outrance. En territoire hostile, de Chloé Guerber-Cahuzac, et Murs de papiers, d’Olivier Cousin, portent sur ces arrivants un regard fraternel et dénoncent ce que la politique de non-accueil fait à ceux qui, désarmés, la subissent. Voyage au pays des Droits de l’Homme.

Les meurtrissures infligées par la machine étatique sont diverses, la plupart du temps inaperçues. Mais comment ne pas voir à Paris les centaines de tentes serrées sur les trottoirs, le long des canaux, dans les interstices urbains ? Comment ne pas voir ces hommes errants et pourchassés dans le nord de Paris ?

Les plus chanceux vivent à l’abri d’un pont et à l’abri des regards. En Territoire hostile débute avec un homme qui dort sous le pont d’Austerlitz, plutôt essaie de dormir tant le froid et l’angoisse le tenaillent. Le campement n’attire guère les regards. Les rares promeneurs ne s’approchent pas de ces étranges SDF. Venus de pays en grande souffrance, ces exilés en quête d’un statut de réfugié endurent de nouvelles souffrances auxquelles ils ne s’attendaient pas. Le film fait œuvre de pédagogie. Qui est demandeur d’asile ? Comment obtenir que la demande d’asile soit examinée en France ? Le règlement Dublin III, pas plus qu’aucun règlement européen, n’est un sujet photogénique ; le film ne se dérobe pas devant la difficulté. Tout commence par des empreintes. Leurs courbes sinueuses, leur tracé labyrinthique, encre noire sur fond blanc, ne présagent rien de bon. Toute personne arrivant sur le territoire européen est contrainte de faire enregistrer ses empreintes. Ces données biométriques informatisées sont partagées par tous les pays européens participant au vaste troc des demandeurs d’asile. En vertu du fameux règlement de Dublin, la demande d’asile doit être examinée par le pays de premier accueil. Obligation donc de faire marche arrière vers l’Italie, la Bulgarie, l’Allemagne, la Norvège pour celui, celle qui, par hasard, y a débarqué.

Le premier témoignage comme les suivants respectent l’anonymat. Le visage reste hors-cadre, mais le torse et les mains disent assez. Un jeune homme décidé à ne pas demeurer en Italie a refusé de donner ses empreintes. Il montre ses poignets et ses avant-bras. Les policiers l’ont forcé avec une décharge électrique et ces empreintes ont fixé son destin pour les années suivantes. Dès l’arrivée sur le territoire européen, les hostilités sont déclarées. De nombreux mois s’écouleront avant qu’un fonctionnaire ne s’enquière des fortes raisons qui l’ont contraint à tout quitter. “En ce moment, je devrais faire des études, fonder une famille. Le temps, c’est plus précieux que l’argent, ça ne se rattrape pas”, déclare un autre jeune homme.  Les mois, les années sont un gouffre pour ceux qui chaque jour font face à des urgences vitales.

 

En territoire hostile tient la chronique de cette survie. A l’été 2016, l’ordre tombe d’évacuer manu militari tous les campements du nord de Paris. Avant l’aube, un détachement policier équipé pour la guérilla urbaine lance la charge. Abasourdis, des hommes fuient en tirant après eux tentes et couvertures, des femmes et des enfants tirés de leur sommeil hurlent. La réalisatrice Chloé Guerber-Cahuzac fait partie des “soutiens”. En pareille circonstance, les soutiens ne peuvent que filmer avec leurs téléphones portables au milieu du chaos, des cris, des gaz. Les exilés n’opposent aucune résistance. Leur seul tort est d’être là alors qu’ils ne devraient être nulle part. Le film montre ces violences, il en dénonce aussi l’absurdité. A quoi servent ces opérations spectaculaires puisque, faute d’alternative, les campements se reconstituent deux ou trois jours plus tard, parfois cent mètres plus loin ? A rendre invisibles les indésirables ? A montrer ses muscles ? Les images qui suivent les évacuations sont plus glaçantes encore : des agents de nettoyage entièrement vêtus d’amples combinaisons blanches, le visage couvert d’un masque blanc, font place nette. Tentes, matelas, vêtements, tout doit disparaître jusqu’au dernier cafard et au dernier pou. Les indésirables sont traités en nuisibles. Un cap est franchi.

Un père de famille témoigne en tordant ses mains calleuses. Par une rude nuit d’hiver, il reçoit du Samu social un SMS. La chambre d’hôtel disponible se trouve dans une banlieue lointaine, une station de RER en zone 5 puis un bus qui ne circule pas le soir. La famille marche six kilomètres. Epuisée, elle s’égare et atteint l’hôtel à minuit. Et le lendemain à 7 heures, il faut quitter la chambre. En un an, ce seront une vingtaine d’hôtels.

Les hommes seuls ont rarement droit à une chambre d’hôtel, fût-elle inaccessible et infestée de cafards. Par les nuits de grand froid, des autocars viennent les ramasser pour les mettre à l’abri quelques jours dans un gymnase ou des locaux désaffectés. “On n’y ferait pas dormir des chèvres”, dit l’un de ces privilégiés qui est monté dans un autocar de “mise à l’abri” sans savoir où on le conduisait.

Le terminus pour les indésirables est le centre de rétention. Un père de famille témoigne de son séjour en ce lieu régenté par la police de l’air et des frontières (PAF). Il était sorti s’approvisionner dans le quartier indien proche du métro La Chapelle, il est rentré 25 jours plus tard grâce à un arrêt du juge des Libertés. L’angoisse pour le sort des siens laissés sans soutien l’a détruit. Ses mains se tordent et sa voix se brise pendant son récit. Demandeur d’asile en situation régulière, il avait oublié ce jour-là d’emporter un justificatif.

Au centre de rétention, chaque jour des avions emmènent contre leur gré et souvent de vive force toute sorte de gens tombés comme lui dans la nasse. Les bagarres, les cris, les pleurs, les automutilations sont quotidiens, les suicides ne sont pas rares. Un Afghan raconte comment il a réussi à se faire débarquer de l’avion alors qu’il était déjà à bord. Les policiers de la PAF lui avaient lié les mains et les pieds avec du ruban adhésif et scotché les lèvres. Au milieu des passagers indifférents du vol Paris-Oslo, une femme s’est levée. Elle a fait suffisamment d’esclandre pour que le pilote décide, par mesure de sécurité, de refuser ce passager ligoté à son siège. La Norvège par où il était arrivé en Europe renvoie systématiquement les Afghans à Kaboul alors que la France leur accorde 4 fois sur 5 le statut de réfugié. Pour lui, être “dubliné” équivalait à mourir.

Le tableau que brosse En territoire hostile est-il trop sombre ? La lumière vient des exilés eux-mêmes, de leur incroyable résilience. L’autre lueur vient de ces soutiens qui se relaient pour apporter vêtements, nourriture, informations juridiques, réconfort. Beaucoup accourent spontanément parce que c’est la moindre des choses, parce qu’ils ne peuvent passer sans voir.

 

Murs de papiers oppose à l’instabilité du territoire qui se dérobe sans cesse sous les pieds des migrants, la stabilité, l’unité de lieu. A la manière de Fréderic Wiseman, Olivier Cousin se pose plusieurs mois à la permanence “séjour” de la Cimade à Belleville. A la violence bureaucratique, cette contre-institution oppose la bienveillance de bénévoles aguerris. Ceux qui attendent leur tour dans la salle d’attente ne sont pas des demandeurs d’asile mais des sans-papiers établis souvent de longue date en France. La plupart travaillent sans contrat ni droits dans le bâtiment, le nettoyage, la restauration. Beaucoup vivent en famille, leurs enfants vont à l’école. Bien qu’ils s’efforcent dans la vie quotidienne de ne pas attirer l’attention sur eux, ils ont accepté d’être filmés à visage découvert. A chaque refus de la préfecture, à chaque nouvelle démarche administrative, ils reviennent. Au bout de quatre ou cinq ans, ils sont devenus des “habitués”. Ils se sentent ici en terrain de confiance. L’absurdité ne connaît pas de limites.

Sans-papiers n’est plus un adjectif s’appliquant à des personnes, c’est un statut, presque un métier. On exige d’eux une montagne de papiers : des feuilles de paie alors qu’ils travaillent au noir, des justificatifs de présence pendant dix ans alors qu’ils n’ont pas droit au séjour, des relevés bancaires, des avis d’imposition, des quittances de loyer. Tel qui vit en France depuis neuf ans vient de recevoir une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Le risque de se voir expulsé plane toujours.

Beaucoup de patrons surexploitent ces précaires parmi les précaires. Cette mère de famille africaine qui nettoie les chambres d’hôtel montre ses mains brûlées par les produits d’entretien, ses bras marqués par des ecchymoses. “J’ai pas le choix, je dois envoyer de l’argent à mes enfants, je peux pas m’arrêter un jour pour maladie sinon je perds le travail.” La violence, moins visible ici que sur les trottoirs, n’est pas moindre. Par crainte des contrôles au faciès, une grand-mère n’ose pas prendre le train pour aller voir ses petits-enfants. A part ça, elle ne se plaint de rien. “500 euros par mois en comptant la retraite que je touche du pays, ça va bien”, dit-elle en riant comme une petite fille. La jeune femme titulaire d’un mastère en communication, elle, n’est pas près de se résigner : “L’emploi, ce n’est pas mon problème, j’en trouve dans deux jours si j’ai des papiers.” Elle est arrivée en France à l’adolescence, y a fait ses études. Elle n’a pas d’autre patrie. De quel droit lui barre-t-on l’avenir ?

Un couple d’ingénieurs vient d’arriver d’Algérie : “Pour nous, ça allait bien mais nous avons trois enfants. C’est bouché là-bas, ici, ils feront de bonnes études.” Une toute jeune fille vient de passer la nuit avec ses parents dans l’entrée d’un magasin. Elle ne demande qu’à aller à l’école. En attendant, il faut un toit. Demain matin, vient de répondre le Samu social. Demain, c’est loin quand on vit au jour le jour.

Dans la cour, des enfants africains sautillent gaiement. Une mère tient un nourrisson sur les genoux. Avec la fillette plus grande qui se glisse parfois dans le champ de la caméra, elle s’est embarquée en Méditerranée à bord d’un rafiot libyen. “Il y a eu des noyés, oui, pas mal. La dame a côté de moi qui a rattrapé ma fille dans l’eau, elle s’est noyée. Quand l’eau entre dans le bateau, les gens ne devraient pas se précipiter d’un côté ou de l’autre, ils devraient rester assis à leur place.” Elle s’estime chanceuse, ils avaient atteint les eaux internationales, ils ont été secourus. La vie continue, un nouvel enfant est né, elle sourit. L’enfer, elle sait ce que c’est. Elle a appris à habiter l’inhabitable.

Retour dans un bureau pour un moment de grâce : une jeune femme radieuse passe pour remercier, elle vient de décrocher le graal, un titre de séjour. “La première fois que tu es venue nous voir, c’était il y a trois ans ou quatre ?” On s’embrasse.

La permanence est une goutte d’eau dans l’océan. Les militants de la Cimade le savent bien. Sans attaches partisanes, ils ont un engagement humaniste. De leur poste d’observation, les anciens ont assisté au durcissement des politiques d’immigration. “Cela a commencé sous Sarkozy mais depuis, rien n’a changé, c’est même pire, ils ne nous écoutent pas. Toutes ces personnes, au lieu de leur faire perdre des années, on devrait être en train de les intégrer.” Ils ne jettent pas l’éponge, ils ne peuvent pas. “Arrête-toi. Va te reposer !” dit une bénévole à une autre à bout de souffle. “Tu as vu le nombre de gens qui attendent à côté !” Des deux côtés de la porte, la même endurance. Par le hasard de la naissance, les uns ont des droits, les autres non. Les privilégiés se sentent le devoir de partager. Murs de papiers a aussi ses lueurs d’espoir.

Faire entendre les voix de ces inaudibles, montrer ces invisibles, demande aussi aux réalisateurs de l’endurance. Ce sont des tournages au long cours. Olivier Cousin a filmé pendant un an, Chloé Guerber-Cahuzac a accompagné les exilés du nord de Paris pendant trois ans. Ces films sont des témoignages précieux, des œuvres ambitieuses. Ils se sont faits sans un sou, soutenus par des cagnottes et quelques donateurs. Raison de plus pour les montrer, les faire vivre. Attention, fragile !

 

Eva Ségal, novembre 2019.