Candide au pays des subprimes
L’An 2008 est une invitation à regarder notre monde depuis notre jardin – ou, du moins, depuis une clairière bretonne, dans laquelle le réalisateur a planté le décor de la scène initiale de son film. Dans cet espace neutre apparaît un jeune homme, d’une allure assez commune, qui, en marchant, manque de tomber dans un trou laissé par une plaque d’égout volée. Il s’en prend alors au voleur qui se plaint, à son tour, d’être au chômage et de n’avoir d’autre choix, pour survivre, que de commettre de tels larcins : la faute aux délocalisations... et donc à la social dumper marocaine, qui fait maintenant, à Rabat, ce qu’il faisait auparavant, en France. La caméra nous présente ensuite cette social dumper qui, questionnée par la voix du jeune homme, répond qu’elle a été elle-même supplantée par la social dumper chinoise ! D’enchaînements en enchaînements, L’An 2008 met ainsi en scène toute une galerie de figures de notre temps : la femme de Tuvalu victime des inondations, la veuve écossaise dont la retraite par capitalisation est menacée, le retraité américain surendetté, le fripier nigérian, le trader à vélo... La crise des subprimes, qui a éclaté en 2008 et donne ainsi son titre au film, fait donc partie des problèmes contemporains évoqués, mais elle n’est pas la seule. Chacun, en fin de compte, essaie de s’en sortir tant bien que mal, s’efforçant de tirer le meilleur de sa situation, déterminant des changements à une échelle qui le dépasse, si bien qu’au bout du compte le voleur de plaque d’égout paraît modifier le cours de l’existence du fripier nigérian ! Voilà donc, en miniature, ce village mondial ou ce monde interconnecté dont les années 2000 ont voulu parfois nous chanter les louanges, dont le dire journalistique n’a cessé, en tout cas, de prophétiser, puis de saluer l’arrivée.
village mondial
Dans ce village du monde, le spectateur est invité à entrer un peu comme dans un jeu de Cluedo : qui a volé la plaque d’égout et, surtout, pourquoi ? Dès lors, l’enquête commence. La victime de ce larcin est désignée par un carton comme “le consommateur français” ; il conduit les investigations. Après sa première intervention, d’autres personnages sont présentés à la fois par un rôle typique, explicité également par un carton (“la Tuvaluane inondée”, “le fripier nigérian”) et par une image caractéristique : chacun porte un costume supposé traditionnel et est montré dans un décor stéréotypé : la Tuvaluane porte un paréo à fleurs et se tient debout devant une plage ; la Chinoise est devant une machine à coudre, sans doute en train de réaliser le “tee-shirt à 4,99€” que portera le consommateur français, etc. Le ton est donné, ludique et léger : il est aisé de comprendre que le film se situera aux antipodes d’un documentaire et, a fortiori, d’un propos journalistique.
Dans ce monde délibérément tout en clichés, le personnage du “consommateur français” fait office de point de repère et de fil conducteur. Il appartient à une tranche d’âge intermédiaire, qui autorise un assez grand nombre de spectateurs à s’y reconnaître ; il a l’air sympathique du garçon next door : souriant, décontracté mais affable, il est animé de bons sentiments, soucieux de comprendre les raisons des difficultés des uns et des autres, et épris de justice (“Désolé, mais nous, les Français, on est des sentimentaux, on est attaché à nos paysans” dit-il au fripier nigérian). Un brave homme, en somme. Il est bien évident que lui aussi incarne avant tout un archétype, dont la fadeur peut plus ou moins déplaire, mais il n’en reste pas moins vrai aussi que rien de ce qu’exprime ce consommateur français ne paraît a priori antipathique.
clichés et parodie
Déterminée par un tel programme, menée par un personnage sans grande originalité, qui va à la rencontre de figures très stéréotypées, l’enquête promet de ne pas être sérieuse et de développer, par-dessus tout, un propos parodique sur les clichés associés à la mondialisation et aux désordres qu’elle cause.
L’humour, omniprésent dans L’An 2008, oriente bien notre regard dans cette direction. Il y a, tout d’abord, l’effet d’accumulation : le consommateur français s’en prend au chômeur, qui se récrie contre la social dumper marocaine, elle-même spoliée par son homologue chinoise ; puis le surendetté américain est blâmé par la Tuvaluane inondée pour le réchauffement de la planète ; de même le fripier nigérian et le défricheur amazonien se querellent-ils pour savoir qui est le plus coupable des deux dans les catastrophes planétaires ; le trader à vélo semble responsable des périls qui pèsent sur la veuve écossaise... etc. A chaque nouveau personnage, le rire se libère d’autant plus franchement que les bonnes intentions du consommateur français et la bonne conscience des uns et des autres, simplistes, se heurtent à une situation manifestement de plus en plus complexe et que leur attitude en est rendue de plus en plus absurde.
Le discours tenu par ces figures stéréotypées est, de surcroît, émaillé de quelques références à la vie politique française, qui contribuent à un effet de décalage comique. La social dumper chinoise défend ainsi le développement économique chinois en affirmant que c’est “gagnant, gagnant”, comme si elle sortait de la campagne présidentielle française de 2007. Décidément fine connaisseuse de la tradition française, la même ouvrière promet que, grâce au commerce chinois, “l’Afrique s’éveillera”, détournant la célèbre formule de Peyrefitte... sur la Chine, justement !
Il y a bien là une parodie des reportages audiovisuels, avec leurs micro-trottoirs et autres procédés censés recueillir les réactions spontanées du bon peuple : même si les dialogues ne tendent nullement au réalisme, ils illustrent malicieusement que cette idée d’une réaction immédiate, pure de toute influence extérieure, n’a aucun sens, puisque chacun est imprégné par les discours ambiants et, consciemment ou pas, est partiellement déterminé par eux. Les acteurs de L’An 2008 semblent ainsi réciter des citations courantes sur les effets de la crise des subprimes, du défrichage de la forêt amazonienne ou du développement chinois et africain ; mais, au fond, c’est ce que nous faisons tous, à un plus ou moins haut degré, face à des questions dont la complexité souvent nous dépasse. Le film de Martin Le Chevallier n’entend d’ailleurs pas proposer une analyse mieux pensante sur ces problèmes, mais met plutôt en évidence, sur ce ton humoristique, leur insondable difficulté.
et moi, et moi, et moi...
La reprise des discours dominants par les personnages conduit également à un jeu non moins humoristique sur le rapport entre l’individuel et le collectif. Puisque, au point de départ du film, le consommateur français s’en prend au voleur de plaque d’égout, le prétexte à ce tour d’horizon des crises contemporaines consiste à trouver le bon coupable pour la plaque d’égout manquante. D’emblée apparaît ainsi une disproportion dérisoire : un incident somme toute mineur ne semble pouvoir trouver d’explication que dans les plus graves problèmes de notre époque. Mais l’argument initial du film éclaire également l’attitude du consommateur français, c’est-à-dire, dans une certaine mesure la nôtre, face au monde : s’il s’y intéresse, c’est bien parce qu’il a été affecté dans son confort quotidien et, même s’il se pique de justice, il revient régulièrement sur le problème limité qui est le sien. Face à tous les personnages rencontrés, sa phrase revient comme un leitmotiv : “A cause de vous, chez moi maintenant il y a des trous dans la chaussée !” Il y a un profond égoïsme dans son regard prétendument bienveillant sur les autres.
Cet égoïsme n’est d’ailleurs pas l’apanage du consommateur français. Il se fait jour, finalement, dans toutes les interventions. Le défricheur amazonien s’écrie : “Je ne vois pas pourquoi je serais le poumon de la planète !” La social dumper chinoise, elle, justifie sa consommation de viande en disant : “Je ne vois pas pourquoi je ne mangerais pas des hamburgers comme tout le monde !” Ces répliques donnent à rire parce que le personnage individuel y répond à des questions générales par l’expression de ses préoccupations individuelles : il y a donc un décalage et une disproportion qui créent une impression d’inadéquation. Mais elles révèlent aussi une réelle difficulté à définir la responsabilité qui est la nôtre dans le monde contemporain, car, après tout, le défricheur n’a pas tort de décliner l’obligation qui lui est faite de préserver la forêt, tandis que d’autres, comme il le rappelle, ne se privent pas d’émettre du gaz carbonique en quantité ! Ou encore, lorsque la Chinoise réclame de “vivre comme une Américaine”, n’est-ce pas une aspiration à laquelle elle a droit (fût-ce une chimère) ?
Avec son Candide, Voltaire utilisait la naïveté du regard d’un apprenti philosophe afin de révéler les folies de son temps. Le consommateur français de Martin Le Chevallier joue un rôle analogue : redresseur de torts bien pensant mais peu avisé, il trahit son propre égoïsme – le nôtre – et donne à voir l’absurdité des réponses préfabriquées (simplistes ?) aux problèmes de notre temps.
Une fois ce malheureux et quand même assez autocentré consommateur français perdu dans le labyrinthe du monde, comment mettre un terme à son enquête ? Autrement dit, comment le réalisateur pouvait achever ce court métrage, car la parodie semble sans fin ? Il y a bien le trader anglais, qui joue les oiseaux de mauvais augure et prophétise que “ça va mal finir” car “personne n’est à l’abri”, mais ni le ton ni le propos de L’An 2008 ne se prêtent vraiment à une conclusion en apocalypse. Il est tentant de répondre que Martin Le Chevallier ne pouvait clore son histoire que par une pirouette. Marchant silencieusement, le consommateur français tombe dans le trou laissé par la plaque d’égout dérobée et crie “Merde !”.
Brutal retour au concret le plus prosaïque pour l’apprenti justicier des subprimes. Mais aussi ultime dérision du réalisateur face aux inextricables problématiques du monde contemporain : tous nos stéréotypes, toutes nos explications préconçues, toute notre bonne conscience se trouvent ainsi remis à leur juste niveau, littéralement plus bas que terre. Si ce n’est un renoncement à comprendre, c’est du moins une invitation à la prudence devant la tentation présomptueuse d’apporter des analyses et des solutions simples. Plutôt que de jouer, comme le consommateur français, les faux Candide, dissimulant mal ses intérêts égoïstes face au monde contemporain, mieux vaut accepter d’en rire un peu, ne serait-ce que dans cette suspension de l’urgence que permet l’œuvre esthétique. Ce n’est pas le moindre des mérites de L’An 2008 que de nous donner l’occasion de ce rire.
Frédéric Nau, décembre 2011.