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Caresser l’intensité de la vieillesse

Caresser l’intensité de la vieillesse
Age is… de Stephen Dwoskin (1939-2012) est le point d’orgue d’une œuvre dense aux accents autobiographiques résolus, aux formes libres, axée sur les effusions du désir, la circulation des pulsions. Dans ce dernier regard, le cinéaste semble s’affranchir des ans, en scrutant les rides comme des signes, les mouvements ralentis de la vieillesse comme des traces de vies en suspension. Esquisse d’une approche de ce film poème, pénétrant et indépendant.

Lorsque Stephen Dwoskin se met à regarder la vieillesse frontalement, il sent son propre corps lui échapper inéluctablement et sait que le temps qui lui reste se réduit. Affaibli par les conséquences de la poliomyélite qu’il a contractée à 9 ans et qui l’a privé de l’usage de ses jambes, le cinéaste a de plus en plus de mal à respirer. Son esprit, lui, se libère et se concentre sur Age is… qui va résonner comme un film testament. En s’effaçant derrière ses images et en imprimant sa propre présence au cœur même des plans, Dwoskin se rend visible à jamais, au-delà de sa disparition survenue le 28 juin 2012, peu avant la diffusion publique du film. Avec son titre suspendu, presque suspensif, Age is… s’apprécie comme un poème visuel, une approche hypnotisée autour des corps vieillis, un regard tendu et cru sur les marques du temps, l’exaltation de la chair, la persistance du désir, le frémissement de la vie.

Dwoskin excelle à saisir des gros plans qui montrent les rides d’un visage, les veines des mains, la peau plus avachie mais toujours vibrante. Entre eux, des plans plus larges laissent défiler des corps de vieillards qui glissent en silence, lourdement, pour monter des marches ou se mouvoir dans les couloirs d’un hospice. Les silhouettes sont malhabiles, les visages en plans rapprochés sont marqués. L’usage du ralenti, que Dwoskin manie volontiers dans ses films précédents, accentue le poids de l’âge qui freine les vieillards. L’énergie est émoussée mais elle demeure vivace, incrustée dans les gestes rétrospectifs pour exhumer des photos d’un autre âge – celui de la jeunesse, – les gestes du quotidien pour faire la cuisine, se farder doucement, se parer de bijoux, ou les gestes de tendresse d’un couple qui échange des baisers voluptueux.

En effleurant le désir, c’est la pulsion de vie qui remonte dans Age is… Et Dwoskin se fait le chantre de la féminité rayonnante en offrant aux regards le miroitement des chevelures, l’éclat des parures portées par ses égéries patinées par les ans. Le montage, fluide, fait alterner des plans en équilibre sensible : objets de séduction et objets usuels, gestes d’un peintre et exercices physiques, plans de groupes et vues intimes, reliant le tout dans une approche tendre et narquoise. Aux corps alourdis, le cinéaste associe des plans d’arbres frémissant sous le vent, de l’eau qui court, aux rides le sillage de bateaux, la verdeur de la forêt. La nature, en somme, reprend ses droits, matière vivante où les fissures du bois sont comme les sillons des visages creusés, ceux des femmes aimées que Dwoskin convie tout près de sa caméra en les ponctuant par ses propres apparitions. Filmer en combinant ces éléments, portés par une musique envoûtante, revient ainsi à élaborer une œuvre plastique, apte à se jouer du temps.

 

orchestrer des ondes vitales

Age is… se reçoit et s’écoute comme un poème sans voix, s’écoulant au-delà des discours, des dialogues, dans une ambiance sonore qui amplifie les images. La partition composée par Alexander Balanescu renforce la mélancolie en égrenant des notes de piano, frappées dans les aigus. Quelques élans de violons déchirants pointent mais la mélodie se fait plus alanguie sur des plans de vieillards en groupe, et parfois on revient au silence quand les gestes de séduction, de vigueur, reprennent le dessus. Un moment, des bruits de paroles, assourdies, remontent, mais ce sont surtout les sons de la nature, le bruissement des arbres, le filet d’un cours d’eau, le claquement d’une porte ou le tic-tac d’un métronome qui marquent le passage du temps, de la matière. Tout bruisse en correspondance avec le mouvement, seulement interrompu par la fin de vie, que l’écoulement du film semble accompagner et vouloir retenir.

Stephen Dwoskin maintient de bout en bout, fermement, le fil de sa méditation sur l’âge en s’inscrivant lui-même dans la chair du film, en se montrant sans fards, peinant à respirer. Présence imposante par la force des yeux vifs et l’aspect presque évanescent d’une silhouette floue, quasiment figée par les ralentis, estompée, comme fantomatique, prémonitoire d’une mort à venir. Dwoskin s’offre aux regards comme pour conjurer sa disparition prévisible. Mais il se pose sans s’imposer, au milieu des autres vieillards, amis ou inconnus, avec la pudeur que connaissent ses proches, avec le désir de résister à l’effacement par l’usage passionnel du cinéma.

 

 

 

L’artiste, né aux Etats-Unis et installé en Angleterre dans les années 1960, a développé une œuvre riche dont il est à la fois l’axe et le moteur, témoin actif et protagoniste contemplatif, créateur indépendant d’une cinquantaine de films essais, documentaires, mises en scène de tous formats et de toutes durées. Cinéaste voyeur dans ses premiers courts métrages (Asleep, 1961, Alone, 1963, Naissant, 1964), il sait explorer les enjeux de la théâtralité (Dyn Amo, 1972, Tod und Teufel, 1973, Central Bazaar, 1976), travailler l’impact de la photo (Shadow from Light, 1983, Ballet Black, 1986), tout en creusant une veine intime qui questionne son handicap (Behindert, 1974, Outside In, 1981, Intoxicated by my Illness, 2001) et la douleur (Face of Our Fair, 1992, Pain is…, 1997). Il valorise la présence des proches, mêlés à la matière même du film, que ce soit la famille (Trying to Kiss the Moon, 1994, Dad, 2003, Granpere’pear, 2003) ou le cercle d’amis et de femmes actrices complices (Some Friends, 2002, Visitors, 2004). En se montrant partie prenante dans la réalisation de ses sujets, Dwoskin souligne son rapport privilégié à la prise de vues, affirmant la puissance et la singularité du regard d’un artiste.

 

inscrire son temps au-delà

A l’époque où il travaille Age is…, le cinéaste est en grande souffrance. Sa vie est concentrée dans son appartement londonien où il est sous assistance respiratoire toute la matinée, gardant son après-midi pour recevoir des visites, tourner des images qu’il assemble dans la nuit sur son ordinateur. Les plans qu’il cadre lui-même sont pris dans son espace : il dirige les gestes doux de l’actrice qui se pare de bijoux, essaie des robes, surlignant ses rides au feutre comme un défi narquois à l’âge qui n’empêche pas d’être séduisante. Les prises de vues additionnelles, en extérieurs, sont assurées par des opérateurs ou des femmes d’images complices, telle Véronique Goël, que Dwoskin associe régulièrement à ses films.

Le cinéaste cultive ainsi depuis plusieurs années des collaborations fidèles avec des actrices comme Carola Regnier, et même des échanges d’images comme l’attestent ses correspondances filmées avec Robert Kramer ou Boris Lehman. Avec le temps, la participation de soutiens amicaux pour tourner et produire a motivé Dwoskin sans limiter son indépendance. Malgré son handicap toujours plus contraignant, il s’évade en lisant (Le Con d’Irène de Louis Aragon inspire Oblivion, 2005 ; La Vieillesse de Simone de Beauvoir Age is…), en créant des films librement, sans cesser d’écouter les échos du monde.

Age is… est une évocation lyrique de la vieillesse déployée sans tabous, sans avoir recours aux codes du cinéma conventionnel. C’est une œuvre tournée à l’économie, qui repose sur l’inspiration exclusive de son auteur. Cette liberté lui a permis de scruter les relations au corps, au désir, à la douleur ou aux traces du temps, en cultivant un langage émancipé qui en fait un cinéaste majeur.

Age is… vibre de correspondances organiques entre la chair et la nature, l’humain et ses semblables, le proche et le plus lointain. Il montre ce qu’on ne veut pas voir, mais aussi ce qu’on ne sait pas voir de la vieillesse. Il tente de fixer l’indicible, de capter le mouvement persistant de la pulsion, l’obstination à vivre pleinement, émoussée par la perte de la jeunesse. Dwoskin paraît retenir l’action du temps et de ses outrages pour mieux lâcher la bride au regard et à l’émotion. Une ultime caresse qui magnifie la présence physique des êtres et la spiritualité du cinéma même.

 

Michel Amarger (février 2015)

 

 

A lire

Inside Out, le cinéma de Stephen Dwoskin, sous la direction d’Antoine Barraud, Independencia éditions, 2013.