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Documenter par effraction

Documenter par effraction
Présenté en compétition internationale du Cinéma du Réel en 2013, Rain d’Olivia Rochette et Gérard-Jan Claes s’attache à l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de la pièce éponyme de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker. Rain est le deuxième film des réalisateurs, après Because We Are Visual (2010), consacré à l’univers des blogs où les adolescents se livrent à la communauté virtuelle.

Rain. En ouverture du film, un carton avec ce simple mot, quatre lettres blanches sur fond noir. Un titre énigmatique par son caractère elliptique – et peut-être aussi parce que, dans les images qui vont suivre, évidemment, il ne pleut pas. Ce sont les images en plan fixe d’un ciel d’une couleur métallique, un ciel insituable où passent des nuages. En disjonction ou par contraste avec l’image, le son suggère l’intérieur d’un bâtiment : résonances, bruits de pas, mouvement d’une porte provoquant l’amplification soudaine d’une ambiance jusqu’alors saisie en arrière-plan. Des voix, dont l’une dit “bonjour”, des notes de piano, une conversation téléphonique en flamand, et puis, parmi d’autres, les mots “Galeries Lafayette.”

 

une longue exposition

Le ciel cède alors la place à un couloir sombre où un homme vu de dos, suivi par la caméra, avance vers une porte vitrée par où passe une vive lumière. Cut. Plan fixe, en plongée et en noir et blanc, possiblement filmé par une caméra de surveillance, d’un hall d’entrée long et étroit où des gens vont et viennent. Ensuite, nouvelle séquence : des images – dont le grain, l’axe et la déformation indiquent cette fois nettement qu’elles proviennent d’une caméra de surveillance – d’un autre hall, monumental celui-là, un hall d’apparat animé par quelques silhouettes floues.

Cut encore. Image frontale en plan large et en couleurs d’un plateau de théâtre (avec, en fond, quelques éléments de décor et une toile peinte assez naïve) sur lequel s’échauffe un danseur et que traversent plusieurs personnes, des techniciens peut-être. La salle et le cadre de scène sont plongés dans le noir. Essais techniques, balance sonore, jeux de machinerie. La musique (de variétés) diffusée simultanément dans un espace réduit (la régie de ce théâtre ?) n’a rien à voir avec les pirouettes du danseur. Cut. On se trouve derrière la porte à hublot d’un studio de danse de l’Opéra de Paris – reconnaissable à divers indices, en particulier le reflet dans un miroir d’une fenêtre ronde avec sa grille en fer forgé en forme de lyre. Dans le champ délimité par le hublot, on voit répéter des danseurs. Un nouveau carton noir affiche alors le mot “octobre”.

Après cette longue exposition (plus de quatre minutes), dans laquelle sont disséminés divers indices sans corrélation évidente, capturés par des outils d’enregistrement dont la nature, la fonction, la situation restent vagues, on entre, pleinement cette fois, dans un nouvel espace : c’est un studio de danse dont la lumière et le décor diffèrent de ceux entraperçus auparavant. Adossée à un miroir, on peut, si on la connaît, reconnaître Anne Teresa de Keersmaeker. Voix off, en flamand : “Tu as déjà des remarques Anne Teresa ? – Non, je regarde encore un peu.” Changement d’axe de la caméra selon la direction du regard : on peut, si on la connaît, reconnaître Cynthia Loemij de la compagnie Rosas, qui travaille avec de jeunes danseuses. Retour sur De Keersmaeker qui s’adresse à celles-ci en français. Puis retour sur Loemij de dos, coiffée différemment, regardant travailler des danseurs dans une autre lumière – un autre studio ? Un autre moment ? Puis survient, montée cut, l’image fortement pixellisée (captée sur l’écran d’un ordinateur, on le comprendra plus tard) d’un plateau avec des danseurs en mouvement, où l’on peut (si on le connaît) reconnaître le décor de Rain, une pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker sur Music for 18 Musicians de Steve Reich. En contrebas de la scène, on distingue des musiciens dans la fosse d’orchestre.

 

tel serait donc le sujet…

De quoi s’agit-il ? A la faveur d’une conversation téléphonique en flamand, montée off sur ces images, on l’apprend peut-être enfin par un texte en cours de rédaction, article ou communiqué de presse, que l’une des interlocutrices lit à l’autre : “Anne Teresa de Keersmaeker passe répertoire (sic) à l’Opéra de Paris (…). Dans les studios, sous les toits, les répétitions vont bon train. Le professeur et ex-danseur de Rosas, Jakub Truszkowski, ne se tait pas un instant. Avec ses collègues danseurs Cynthia Loemij, Marta Coronado, Ursula Robb et Clinton Stringer, il enseigne au ballet de l’Opéra de Paris la chorégraphie de Rain. De Keersmaeker a créé Rain en 2001. Cela fait sept ans (sic) que le spectacle a vu le jour, mais le corps s’en souvient toujours, dit Loemij. Mais tout apprendre de zéro n’est pas une mince affaire pour ces danseurs de formation classique (…).”

Tel serait donc le sujet, l’argument du film au moins : l’entrée, en 2011, au répertoire de l’Opéra de Paris de Rain, d’Anne Teresa de Keersmaeker – c’est-à-dire, sa transmission aux danseurs de l’Opéra par ceux qui ont créé la pièce au sein de la compagnie Rosas.

La lecture du texte, qui évoque le “lien fort avec la musique” et ce “réseau de lignes tracées au sol”, se poursuit : “Chaque mouvement est défini, mais je remarque que la danse se transmet difficilement sans les danseurs ou moi-même pour les guider. Une chorégraphie comporte tout ce que le corps véhicule, y compris l’émotion et l’histoire. Et cette partie est propre à celui qui était là à la création. Rain, du 25 mai au 7 juin à l’Opéra national de Paris. Musique jouée en direct par l’ensemble Ictus, sous la direction de Georges-Elie Octors.” S’engage alors une discussion sur ce texte, ses qualités et ses manques, puis la conversation téléphonique s’interrompt brutalement tandis qu’à l’image, un homme de dos, suivi par la caméra, marche dans un couloir étroit et sombre vers la double porte battante à hublot d’un studio de danse.

Dans un studio (celui-ci ? un autre ?), de jeunes danseurs, dont la majorité est vue (n’est vue que) reflétée dans les miroirs qui tapissent un mur, travaillent. Off et mezzo voce, un dialogue en anglais. Changement d’axe de la caméra : assis par terre et adossés à un miroir, De Keersmaeker et Jakub Truszkowski (l’homme qu’on vient de voir entrer dans un studio) parlent et observent. Retour sur les danseurs qui répètent une section de Rain – on peut reconnaître la partition de Music for 18 Musicians de Reich…

 

mais s’agit-il vraiment de cela ?

La question, récurrente, de la transmission ou de la “passe” d’une œuvre chorégraphique est en soi passionnante. A fortiori, dans les conditions où elle s’effectue ici, c’est-à-dire directement de ses créateurs, chorégraphe et danseurs, aux interprètes qui vont la reprendre. Avec dans ce cas, difficulté supplémentaire, le fait que les “passeurs” soient des danseurs contemporains qui s’adressent à des danseurs classiques – ce qui suppose de part et d’autre un effort d’adaptation : pour les uns, “traduction” de leur vocabulaire, leur méthode, leur conception du corps, de l’espace et du temps ; pour les autres, apprentissage, réapprentissage voire “reconfiguration corporelle”. C’est aussi, plus largement, le travail de la danse qui est ici révélé, dans un contexte particulier cependant, celui d’une maison d’opéra, avec tout le poids de son organisation, son règlement, ses principes.

Sans être tous réunis, ces divers aspects ont pour la plupart déjà été traités au cinéma, dans des perspectives et avec des visées différentes 1. Ce qui fait la singularité de Rain (le film) serait alors que l’artiste en question ici est la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker. Et que celle-ci, pour avoir résidé longtemps dans un autre opéra, La Monnaie, à Bruxelles, “entre” pour la première fois au répertoire de l’Opéra de Paris. Ce serait, du même coup, les modalités d’un travail particulier, les caractères propres à une écriture et à une pièce donnée. Ce pourrait être aussi la mise en lumière d’un processus : processus de montage d’une pièce, ou, comme on le pressent à plusieurs reprises, de réalisation d’un film. Mais ce n’est pas que cela.

 

 

 

L’enjeu de Rain, c’est peut-être et surtout l’incertitude qui, très tôt, s’empare de nous, spectateurs, et ne nous lâchera plus. Car si, dans la succession et l'atomisation des premières séquences, on avait cru à une “exposition”, le film va se poursuivre sur le même mode jusqu’à la fin, dans la même indétermination, la même indécidabilité quant à son statut, son “genre” et son sujet précisément. Discontinuité temporelle qui s’oppose à la durée (du processus, du film, de la pièce), mais respect de la chronologie : le temps passe et les mois se succèdent, octobre, février, avril, mai – jusqu’à la première du spectacle. L’action supposée, c’est-à-dire l’apprentissage et les répétitions de Rain, est unique et progresse sans véritable coup de théâtre, mais l’espace aussi est fragmenté, totalement éclaté : on passe d’un lieu à un autre, studio, palier ou escalier, régie, hall, scène, couloir, loge ou coulisses… zones ouvertes ou non, identifiables par leur aménagement, leur signalétique, sans jamais comprendre comment elles s’articulent, s’organisent entre elles.

En revanche, le lieu unique de l’action est l’Opéra de Paris intra-muros, l’Opéra Garnier, précisons-le, où nous, spectateurs, sommes totalement immergés et dont les sources d’enregistrement du film ne sortent jamais. Enfermement souligné par l’absence de commentaire et par le fait qu’aucune information complémentaire, aucune donnée “extérieure” ne nous est apportée : tout ce que l’on saura (du film, de ses divers protagonistes, de la pièce qui lui donne son titre et à laquelle il semble consacré) a lieu, est vu, entendu ou dit à l’intérieur du bâtiment ; tout provient strictement de son enceinte.

Il y a, bien sûr, quelques échappées, surtout sonores d’ailleurs. Puisque, jusqu’à l’image finale – la façade de Garnier filmée de nuit depuis la place de l’Opéra –, les échappées visuelles se limitent à quelques vues du ciel qu’on suppose après coup en surplomb, à une courte séquence télévisuelle qui surgit, incongrue, vers la fin du film, et à des extraits de captations de Rain, dansé par la compagnie Rosas dans diverses villes du monde. Mais, hormis la séquence finale, presque un cliché, les images extérieures sont toutes relayées par des dispositifs, des écrans, qui se trouvent à l’intérieur du bâtiment. De même, lorsque des voix, des sons, des musiques nous parviennent, de Bruxelles ou d’ailleurs, c’est encore par le biais de conversations téléphoniques ou de divers relais directs ou indirects : c’est donc toujours à l’intérieur des murs de l’Opéra qu’ils ont été captés ou réenregistrés à partir d’une source de diffusion.

Autre élément de trouble et de perplexité : la disjonction presque permanente entre image et son, corps et voix. Éclatement des corps, et de l’espace là encore, puisque nos sens sont sollicités simultanément, mais presque constamment sur différents plans, selon différents axes, dans différents lieux parfois séparés. Une fragmentation encore accrue par certains cadrages, la sécheresse des changements de plan, le montage.

 

indiscrétion

Intrigant, le film l’est jusqu’à la fiction. Pourtant, il n’en est pas une puisque, si on les connaît, on peut reconnaître le Palais Garnier, les différents protagonistes, la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker, la musique de Steve Reich et le décor de Rain… Puisqu’aussi, on pourra le vérifier, Rain a bien été créé en 2001 à Bruxelles et est entré en 2011 au répertoire de l’Opéra de Paris.

A contrario, malgré l’absence de commentaire et une approche résolument non didactique, il s’agit bien d’un documentaire : certes, le spectateur est totalement livré à lui-même, il lui revient de “faire le tableau”, c’est-à-dire de comprendre et d’analyser les éléments mis à sa disposition, puis d’en tirer des conclusions. Cependant, le film informe et documente – sur l’Opéra de Paris et son fonctionnement, sur l’entrée à son répertoire de Rain, sur le travail d’Anne Teresa de Keersmaeker et des danseurs de la compagnie Rosas, sur la transmission d’une pièce chorégraphique contemporaine à des danseurs classiques, sur les splendeurs et misères du métier de danseur, sur le déroulement d’un processus de création (reprise d’une pièce ou réalisation d’un film)… Alors ?

Le trouble naît surtout – même si l’on tarde à s’en rendre compte – de la position qui nous est subrepticement imposée : celle du voyeur, de l’indiscret. De celui qui écoute aux portes et épie par le trou des serrures. Ainsi, parmi les séquences récurrentes, il y a celle d’un homme de dos qui marche dans un couloir, suivi, peut-être à son insu, par la caméra. Il y a en fait, plus largement, toute une série de gens de dos. Il y a aussi, à cinq reprises au moins, cette situation presque triviale, filmée en gros plan et arrachée à l’intimité des danseurs, des soins qu’ils apportent à leurs pieds. Reviennent également les inserts d’images empruntées à diverses caméras de surveillance, l’utilisation répétitive de reflets dans des miroirs, c’est-à-dire des images indirectes ou biaisées. Vues de manière indirecte aussi, ces actions perçues au travers de la vitre d’une porte à hublot. Et jusqu’à cette longue séquence conclusive où l’on peut voir en continu un extrait de Rain le soir de la première à l’Opéra : les danseurs y sont filmés latéralement, depuis la coulisse, au travers du rideau de cordes semi-circulaire qui constitue le décor.

Il y a encore ces nombreuses séquences où la caméra saisit une ou plusieurs personnes qui en observent d’autres et où, le plus souvent, l’objet du regard est nettement dissocié du sujet qui regarde. Tout cela – comme, de manière générale, l’effort explicite des cinéastes pour se faire oublier – suggère que le regard pourrait être l’un, sinon le sujet du film. Le sentiment d’indiscrétion est, par ailleurs, soutenu par ces multiples conversations, téléphoniques ou non, professionnelles ou privées, souvent dissociées elles aussi de l’image des locuteurs, et dont nous sommes rendus “témoins”. De là cette impression que, si Rain est un documentaire, il l’est par effraction, par “infraction”, en se fondant sur des sources d’information visuelle et sonore auxquelles nous ne devrions pas avoir accès.

Mais dans ce tissu dense et déconcertant d’interrogations, une hypothèse rétrospective surgit encore lorsqu’à l’image finale et conventionnelle des voitures circulant à la nuit tombée devant le bâtiment de l’Opéra succède le générique. Un long générique, très détaillé, qui contraste avec le titre seul qui ouvre le film. Car, au-delà de sa fonction d’auteur, de chorégraphe en l’occurrence, Anne Teresa de Keersmaeker y figure comme ayant apporté sa collaboration à Olivia Rochette et Gérard-Jan Claes : Rain, le film dont tous trois sont cosignataires, serait-il une nouvelle version, variation ou réécriture, de Rain, la pièce ?

 

Myriam Blœdé (mars 2014)

 

 

1 Parmi les documentaires ayant pour cadre l’Opéra de Paris, on peut citer La Danse. Le Ballet de l’Opéra de Paris (2009), de Frederick Wiseman ; Robyn Orlin, de Johannesburg au Palais Garnier (2008), de Philippe Lainé et Stéphanie Magnant ; Véronique Doisneau (2004) de Jérôme Bel, ou encore Histoire d’une transmission. So schnell à l'Opéra (1999) de Marie-Hélène Rebois.