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Elégie de l’intelligence

Elégie de l’intelligence
Critique de cinéma, cofondateur des Cahiers du cinéma, théoricien de la télévision française naissante, André Bazin (1918-1958) est une figure tutélaire de l’histoire du cinéma et ses articles n’ont jamais cessé d’être passionnément discutés jusqu’à aujourd’hui. En 2019, Hervé Joubert-Laurencin a publié la somme monumentale de ces écrits aux éditions Macula (1). Dans le même temps, il a coréalisé avec Marianne Dautrey "Bazin Roman", sur les traces d’un premier film laissé inachevé par le théoricien autour des églises romanes de Saintonge. Entretien.

Pouvez-vous revenir sur l’origine du film Bazin Roman ?

 

Hervé Joubert-Laurencin : Le projet est né d’une lecture que j’ai faite à Marianne d’un projet de film de Bazin sur les églises de Saintonge, jamais réalisé. Les Cahiers du cinéma en avaient publié la note d’intention dans leur 100e numéro en 1959, pour le premier anniversaire de la mort de Bazin 2. Le critique disait vouloir filmer, entre autres choses, la manière dont ces églises étaient fermement ancrées dans leur territoire, dans la vie des gens ou de la nature alentour. Il s’émerveillait de voir que ces églises étaient habitées, tantôt par des hommes, et alors transformées en fermes, tantôt par la végétation, qui les envahissait. On a pris conscience alors à quel point cette idée d’habiter les églises, liée à celle d’habiter le monde, était loin de nous aujourd’hui. On a pris conscience de la distance historique qui nous séparait de Bazin. Et pourtant, il y avait dans sa description quelque chose d’un rêve du passé qui nous parlait toujours. C’est de cela que nous sommes partis.

À l’époque, j’avais pensé trouver un cinéaste pour le réaliser, avec un budget possible. Mais on a très vite décidé avec Marianne qu’on devait le faire ensemble, et sans attendre de trouver l’argent. On a commencé à filmer avant d’écrire quoi que ce soit, avec un ami cinéaste canadien, Pierre Hébert 3, qui possède son propre matériel. Et nous sommes partis l’été 2015 sur les traces du dernier projet de Bazin. On s’était mis d’accord pour partager tous les rushes, sachant qu’on ferait peut-être un, deux ou trois films, en le ou les signant à un, à deux ou à trois, toutes les formules étant imaginables, en toute amitié. Mais j’ai eu un problème de santé un an plus tard, lorsqu’on avait programmé un second tournage, et Pierre Hébert a dû y aller tout seul ; c’est ainsi qu’il a continué son film à la suite de cet été 2016. L’été suivant, en même temps qu’il montrait son film terminé (Le Film de Bazin, dont l’idée est de reconstituer le tournage de Bazin) au Festival de La Rochelle et à Saintes, nous entamions avec Marianne notre propre nouveau tournage, non loin de là, avec un producteur, un ingénieur du son et une chef-opératrice.

Un mois avant le commencement de notre tournage 2015, tout s’était dénoué avec l’héritage Bazin. La femme de Florent Bazin, fils d’André, nous avait apporté des originaux et des inédits qu’ils conservaient, puis une valise dans laquelle avaient été rangés tous les documents concernant ce film inachevé. S’y trouvaient trois cents photographies noir et blanc (nous en montrons certaines dans le film), et des carnets qui donnaient les lieux et les dates des trajets de Bazin. On a su ainsi que ses repérages photographiques s’étaient déroulés en 1958, juste avant sa mort, pendant les vacances de Pâques et d’été. Nous avons aussi beaucoup ri devant une lettre tirée de ce fonds familial, écrite par le photographe parisien qui avait développé les photos de Bazin : il l’engueule car il ne sait pas faire de photos ; il y a huit pages de récriminations : “Là elle est décadrée, là vous n’avez pas mis le rouleau comme il faut, là elle est floue.” Il engueule le prétendu théoricien de “l’ontologie de l’image photographique” !

 

Marianne Dautrey : Pourtant, on s’est vite aperçu que ces photographies étaient très belles, en dépit ou à cause de leurs défauts. On voit bien que Bazin cherche quelque chose de très précis à l’intérieur de chacune d’elles. Ici il vise un chapiteau, là des haricots en train de sécher sur un fil tendu entre deux colonnes, ailleurs il tente de prendre dans un même cadre un portail et des enfants tapis dans un coin, un peu effarouchés. Cela produit des décadrages, qui suscitent des effets parfaitement dramatiques, et des sous- ou surexpositions, qui créent d’étonnants jeux de lumière.

 

Entre 2016 et 2019, le film que vous réalisez tous deux se développe en parallèle du travail éditorial qu’Hervé mène autour de l’intégrale des écrits de Bazin. Quels sont les effets de l’un sur l’autre ?

 

M. D. : Nous avons commencé à imaginer le film bien avant que la publication des Écrits complets soit possible. Les fils que nous avons finalement tendus dans notre film étaient présents dès le départ : la vie de Bazin, l’histoire de France, notre histoire et Bazin, critique de cinéma. Alors bien sûr, quand Hervé a commencé le livre, ça a fini par influer. C’est certainement parce qu’Hervé était littéralement immergé dans les critiques, que le Bazin critique a pris le dessus dans le film. Mais au départ, Bazin était pour nous un repère historique, et il l’est resté.

 

H. J.-L. : Nous nous sommes rendus compte après coup que Bazin était une sorte de prétexte, un réservoir avec d’infinies possibilités de construire un film. Il n’y a pas eu la volonté de compléter l’information autour de Bazin, de documenter Bazin en faisant un documentaire sage en bonne et due forme. Mais au sein des écrits de Bazin, il y a cette chose un peu bizarre qui est le film qu’il n’a jamais réalisé, ce qui nous a paru parfait pour une idée de départ.

 

M. D. : De fait, on ne sait absolument pas quel film aurait fait Bazin, et on a très peu d’éléments pour le savoir. La tentation que l’on a eue, mais sans la tenir de bout en bout, c’est de montrer que dans les critiques de Bazin il y a un regard qui construit, de critique en critique, un film à venir et une vision du cinéma – quelque chose entre les deux. C’est à ce titre aussi que nous avons reversé les textes de Bazin dans le film. Et on l’a fait notamment, d’un point de vue plastique, quand nos plans entraient en écho avec les images suggérées par le projet de film de Bazin. L’exemple le plus frappant étant effectivement les murs corrodés dont il parle lui-même dans son projet. L’usure, l’érosion des murs par le vent, et l’érosion du visage de Chaplin entrent dans un jeu de répons, mais par un pur rapprochement plastique qui ne se trouve pas chez Bazin.

 

Ce qui est étonnant dans Bazin Roman, c’est, outre la densité du propos, un jeu très poussé sur les correspondances, entre les textes, les images, les références… Le film fonctionne par strates, des “lignes d’univers” qui semblent se répondre et se croiser.

 

M. D. : Notre chance est d’avoir eu un monteur plasticien. Ce sont de pures correspondances sensibles. Tous les raisonnements qui ont échafaudé ce film ont été déconstruits et reconstruits dans et par le montage.

 

H. J.-L. : Bazin a écrit à la fin de sa vie sur Lettre de Sibérie de Chris Maker. Marker a inventé la pratique consistant à faire du montage avec l’intelligence utilisée comme matière. Il y a le texte lu en voix off qui donne des idées, ces idées rebondissent sur les images, les images rebondissent sur les sons, et il y a donc un matériau supplémentaire qui est “l’intelligence”, au sens de la théorie, de la réflexion, de la poésie. Nous avons voulu faire un film qui prenne comme matériau des éléments de l’intelligence de Bazin, qui ferait se répondre des éléments de pensée autant que des personnes ou la nature environnante.

 

Le travail sonore, notamment les voix et les ambiances, est très travaillé en ce sens.

 

H. J.-L. : À chaque saison nous avons affilié un son particulier, un son musicalisé, des bruits concrets et non une musique. Michel Bensaïd notre ingénieur son, qui est aussi musicien, avait son autonomie. Il allait chercher des sons dans le pré d’à côté, derrière l’église, pas mal de cloches... Il faut parler du son si particulier de l’église de Royan. Même si  nous n’aimons pas beaucoup cette église d’un point de vue architectural, ce chef-d’œuvre du XXe siècle, cette cathédrale de béton, elle faisait sens par opposition aux églises romanes de Saintonge et par le fait que Bazin avait commencé son périple de repérages à partir de cette ville. Par le hasard aussi qui fait que le maire de Royan, à l’origine de l’édification de cette église symbole de la reconstruction d’après-guerre, est aussi celui qui aurait pu donner de l’argent pour le film de Bazin. Coïncidence : le jour même où le maire inaugurait l’église moderne, Bazin partait photographier les petites églises romanes (et on ne sait pas du tout s’il a été présent à l’inauguration). Lors du tournage, quand on est entré dans l’église, nous avons entendu un bruit sourd extraordinaire, comme des grandes orgues, des modulations très graves, très belles, très musicales, mais terribles. Toute l’équipe est restée pétrifiée, et très vite nous avons compris que ce son était celui de marteaux-piqueurs à l’extérieur de l’église, comme si elle avait été construite pour provoquer cette si belle amplification du son.

Une autre trouvaille sonore a été l’enregistrement d’un organiste amateur dans l’église de Surgères, que nous avons monté à l’endroit puis à l’envers sur Démolition d’un mur [1896] des frères Lumière, film qui était montré dès le départ à l’endroit puis à l’envers grâce à la facilité mécanique de la manivelle.

 

M. D. : Pour la voix de Françoise Lebrun, celle qui évoque les époques, nous voulions une voix blanche, moi, je rêvais de Duras ou d’Emmanuelle Riva. Aucune des trois n’a une technique de comédienne, elles ont une chanson qui ne vient pas d’un apprentissage de comédien, d’une technique. C’est exactement la même chose pour la voix de Jean-Patrice Courtois, qui n’est pas comédien mais poète et professeur de littérature : quand on l’a entendu lire ses propres poèmes, on s’est dit qu’il chantait. Il entend la musique du texte, il a une puissance dramatique. Nos producteurs n’aimaient pas du tout sa voix et voulaient nous faire travailler avec des acteurs professionnels, mais ils ont fini par être convaincus. Bazin est bien trop livresque pour un acteur de profession. Jean-Patrice sait que toute théorisation est toujours le drame de quelque chose, il est capable de penser qu’un drame se trame dans les textes de Bazin.

 

Comment avez-vous pensé le film conceptuellement ?

 

H. J.-L. : Nous avons écrit notre scénario sur le modèle de Farrebique [1946] de Rouquier, avec son idée des quatre saisons. Farrebique a donné lieu des années après [1984] à  Biquefarre : cette expérience du film qui reprend un film ancien jumeau était quand même notre sujet. Plutôt qu’un film sur l’architecture médiévale, un film sur le Moyen Âge ou un film touristique, Bazin explique clairement qu’il veut faire un film de géographie humaine, et sur la ruralité. Donc il veut faire un film sur la paysannerie française telle qu’elle existe encore en 1958, où l’on voit encore des choses très anciennes et même archaïques. Et c’est tout à fait le travail de Rouquier en 1946. La reprise de cette expérience unique avec Biquefarre a été une révélation pour moi à l’époque.

 

M. D. : Bazin développait dans son projet l’idée que les gens vivaient en intelligence avec les pierres, avec leur histoire et que ce n’était pas une intelligence qui mettait de la valeur dans la pierre, mais une manière d’habiter le monde. Il parlait même d’“indifférence”. On ne sacralise pas, mais on habite, on vit avec.

 

H. J.-L. : Les Vendéens n’ont pas de belles églises, explique Bazin, car, très croyants, ils les ont toujours – et bien trop – rénovées. Les Saintongeais, plus mécréants, n’y ont pas touché. Elles sont magnifiques car elles viennent directement du Moyen Âge, parfois sans aucune rénovation. C’est incroyable que Bazin ait pu penser et écrire cela, lui qu’on considère toujours comme un respectueux catholique.

 

M. D. : C’est une idée très poétique, et politique : tout est ouvert à tout le monde, les gens usent des choses, quittent à les transformer un petit peu, comme la nature use les pierres, les transfigure. Bazin parle d’une église à moitié mangée, comme re-sculptée par des racines. Elle était d’ailleurs en train d’être rénovée, et nous l’avons vu changer entre notre premier et notre dernier tournage. Ces lieux morts et désaffectés continuent donc de vivre autrement. Lorsqu’on rénove, on fixe le temps. Ce qui fascinait Bazin, c’était la vie après la vie. Nous avons tourné plusieurs séquences qui ne sont pas dans le film, sur des gens qui habitent dans des lieux morts qu’ils continuent de faire vivre : des paysans qui habitent une ruine industrielle, un architecte roumain dégoûté des architectures affreuses qu’il avait été obligé de construire dans son pays, réfugié dans un petit prieuré roman de Saintonge qu’il reconstitue en 3D tout en gardant les ruines en l’état, dans une espèce de rêve personnel.

 

H. J.-L. : Comme on supposait que les églises seraient restaurées, nous avions décidé d’une sorte de slogan qui aurait été : “Nous vivons un temps de restauration” ; ce qui était valable également pour la mode de la restauration des films et la restauration au sens politique. Il est néanmoins clair que nous n’avons pas fait un film contre le principe de restauration, ni même contre les modes de restauration d’aujourd’hui. Sinon, ce serait le film qui serait devenu réactionnaire : il existe tout un discours réactionnaire sur le fait qu’on ne doit pas restaurer, qu’on restaure mal, que les modernes sont toujours moins bien que les anciens, etc. Finalement, notre phrase s’est muée en : “Le monde est en travaux.”

 

M. D. : L’idée de notre film, au fond, c’était d’articuler la vie de Bazin avec l’histoire de la France qu’il a connue jusqu’en 1958, soit très exactement la Quatrième République. En marquant ces jalons, on marquait aussi ceux d’une avancée vers la Cinquième, c’est-à-dire vers aujourd’hui. Le rapport entre aujourd’hui et l’époque de Bazin est celui d’une perte, surtout sur le plan politique. Et sa mort est complètement allégorique : il a incarné un espoir démocratique, d’éducation pour tous, d’antifascisme né de l’immédiat après-guerre, qui a progressivement disparu durant sa vie et dont nous sommes aujourd’hui en train de voir abattus les derniers remparts.

 

H. J.-L. : En ce sens, c’est un film qui n’est pas morbide, mais qui est une élégie.


M. D. : Là est la véritable adresse du film : montrer à l’œuvre la destruction de quelque chose. S’il y a une adresse au spectateur, elle est de porter ensemble le deuil d’une histoire commune.

 

 

Propos recueillis par Pierre Eugène, janvier 2020.

 

 

André Bazin. Ecrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin (collaboration Pierre Eugène et Gaspard Nectoux), Editions Macula, 2018, 2848 p.

2 André Bazin, Les églises romanes de Saintonge. Projet de film d’André Bazin, Les Cahiers du cinéma n° 100, octobre 1959, repris dans Écrits complets.

3 Pierre Hébert, théoricien et cinéaste d’animation québécois, a travaillé à l’Office National du film du Canada entre 1965 et 1999, a réalisé plus d’une quarantaine de films.