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Evasion

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Prix Renaud-Victor au FID-Marseille 2012, Pénélope nous entraîne dans les vastes paysages de Mongolie à la rencontre de chamanes, dans les pas d’une enfant autiste. Derrière la caméra, Claire Doyon, mère de Pénélope, auteure de plusieurs courts métrages, revient ici sur le projet du film et la séance de projection à la prison des Baumettes dans le cadre du Prix Renaud-Victor.

Quel souvenir vous laisse la rencontre avec les personnes détenues des Baumettes pour la projection de Pénélope organisée dans le cadre du FID ?

C’était la première projection publique du film, qui n’était d’ailleurs pas achevé quand je l’ai envoyé au festival. Il s’agissait aussi de ma première visite en prison. J’avais laissé toutes mes affaires dans un casier, à l’entrée, comme il est d’usage. Et j’ai éprouvé une émotion très vive en voyant la pochette de mon film se détacher, seule, sur l’écran des rayons X. Le DVD de Pénélope était le seul objet autorisé. C’était le symbole de la petite fille prisonnière de son autisme, en visite chez les prisonniers… Puis il y a eu le dédale des couloirs, le cliquetis des clefs résonnant dans les serrures, les sas à traverser. La projection avait lieu dans une salle où régnait une chaleur torride. Nous étions très en retard et les détenus, une quarantaine au total, attendaient ce film depuis un bon moment.

 

Sur quel thème a porté le débat qui a suivi ?

C’était un échange très fort sur la liberté et l’enfermement. Impossible d’oublier qu’à l’issue de ces deux heures dominées par une grande liberté de parole, les prisonniers regagneraient leurs petites cellules. J’étais d’autant plus impressionnée car mon film est très intime, centré sur la relation entre une mère et sa fille, et il ramenait ces hommes à leur vie de famille, à leur position de père ou à leur spiritualité. L’un d’eux a d’ailleurs longuement évoqué sa grand-mère animiste et les rituels auxquels elle se livrait sur des terres sacrées. Le plus frappant pour moi était de voir à quel point ils se sont livrés pendant la discussion. Au moment de partir, j’ai voulu les encourager à tenir bon jusqu’à leur libération. L’un d’eux m’a répondu que le courage, c’était surtout à Pénélope qu’il fallait le souhaiter : eux seraient un jour libres, tandis que Pénélope était prisonnière pour la vie. Dur à entendre ! J’ai appris peu après que cette personne venait d’écoper d’une peine de 27 ans. Et cette précision a donné une dimension métaphysique à la discussion que nous venions d’avoir : quelle que soit la longueur de la peine, l’emprisonnement physique qu’ils vivent est à durée déterminée. Il n’est pas structurel, comme celui dans lequel on peut imaginer Pénélope.

 

La liberté se définit de manière très subjective, si l’on en croit vos conclusions ?

C’est une maladie génétique qui a fait basculer Pénélope dans l’autisme à l’âge de 3 ans. Depuis, nous la percevons comme une personne emprisonnée. Simplement parce qu’elle est différente de nous – comme si la norme était la condition de la liberté. L’idée que j’ai voulu esquisser, c’est qu’en réalité, c’est peut-être elle qui est véritablement libre. J’ai eu envie de regarder Pénélope comme un Lucky Luke, un lonesome cowboy qui parcourt les steppes, libre comme le vent !

 

Savez-vous pourquoi votre film a été distingué par les détenus des Baumettes ?

A travers leur discours, ils ont dit qu’ils voulaient saluer la liberté du film. Renaud Victor, le réalisateur qui a donné son nom au prix, a travaillé sur deux formes d’enfermement au cours de sa carrière : l’autisme et la prison. Je n’en savais rien au moment de la projection, c’est une coïncidence frappante ! Normalement, les prisonniers rendus aux trois-quarts de leur peine sont autorisés à se joindre à la cérémonie de remise des prix. Mais aucun n’avait cette année atteint cette échéance. Alors ils ont écrit ensemble un texte dont l’enregistrement a été diffusé lors de la cérémonie. La voix profonde de celui qui avait lu le discours emplissait la salle tandis que le texte défilait en anglais sur un écran. C’était un moment fort. Ils disaient l’importance des films qu’ils avaient vus, le caractère vital que revêt leur participation à cette échappée que constitue le FID. Une évasion par le cinéma. Pénélope, qui était dans la salle et qui ne parle pas, a crié “Film !”. C’était fantastique. J’ai reconnu sa voix et je l’ai présentée au public. Tout le monde s’est tourné vers elle. Et elle qui est d’habitude regardée comme une personne déficiente devenait une actrice de cinéma, une héroïne. Une personne exceptionnelle.

 

Qu’est-ce qui vous a conduite dans les steppes mongoliennes à la rencontre des chamanes ?

C’est Rupert Isaacson, éleveur de chevaux texan, qui raconte dans L’Enfant Cheval 1 le voyage accompli dans la même région avec son fils atteint d’autisme, et le contact avec les animaux qui l’a quelque peu tiré de son isolement. Quand je lui ai fait part de mon intérêt pour un voyage similaire, il m’a aidée. Il nous a fallu quelques mois de préparation, notamment pour assurer le financement du voyage, pris en charge par la maison de production. Il était essentiel pour moi d’accompagner ce déplacement d’un film, pour lier mon métier de cinéaste aux recherches accomplies autour de ma fille. J’en ai tiré un  travail personnel : accepter l’idée que le changement doit d’abord venir de moi. Que Pénélope est un joyau. A partir de là, tout devient possible.

 

 

 

Comment se sont déroulées les rencontres avec les chamanes ?

Notre traductrice et intermédiaire nous a amenés dans la steppe à la rencontre des chamanes. Elle nous a par exemple indiqué comment les rétribuer : de l’argent, mais aussi des offrandes (des biscuits, des bonbons, du lait, de la vodka) et des objets de première nécessité auxquels ils n’ont pas accès, comme les allumettes ou les stylos. Nous avons rencontré des chamanes dans trois lieux différents. Il y avait d’abord une cérémonie en plein air avec neuf d’entre eux. C’était très spectaculaire. Puis nous avons traversé la Mongolie pour rejoindre un autre chamane en territoire tsaatane. Nous avons traversé une forêt à cheval – une épreuve en soi, qui renforçait l’impression d’un rite de passage, puisque pour éviter la voracité des moustiques le voyage devait se faire de nuit. Nous parcourions des reliefs escarpés. L’équipage comptait une trentaine de chevaux. Pénélope était sur une double selle avec ma cousine, cavalière émérite – j’aurais été incapable de m’occuper d’elle en plus de gérer ma propre peur. Je me suis inquiétée tout au long de la nuit. Je n’avais aucune notion des distances, on n’y voyait rien, on entendait seulement des bruits impossibles à identifier. Et puis, tout à coup, on lâche prise et on se laisse embarquer dans cette extraordinaire aventure. C’était la partie la plus cinématographique du voyage, avec un aspect très fictionnel et extrêmement pittoresque, mais nous n’avons rien pu en filmer : il manquait un groupe électrogène, il aurait fallu s’arrêter pour capter des images, etc. Il n’en est resté qu’un peu de son, à la fin du film. Pour finir, nous sommes allés à Oulan-Bator rencontrer un troisième chamane, mais là, pas question de filmer quoi que ce soit. A sa recherche nous nous étions égarés des heures durant dans les faubourgs de la capitale, une errance qui prolongeait le caractère initiatique du voyage.

 

Pénélope inscrit votre fille dans un paysage grandiose dans lequel elle semble à son affaire, pas du tout enfermée par sa condition.

Pénélope était très à son aise dans la nature. Et ce qui me semble intéressant là-bas, c’est que les personnes différentes convoient une interprétation du monde à laquelle on n’aurait pas accès sans eux. Pénélope y est perçue davantage comme un chamane que comme une personne avec des problèmes. On la voit en interaction avec la nature.

 

Cette conclusion au documentaire, sur l’image d’un renne, est assez abrupte, juste au moment où commence votre équipée nocturne dans la taïga.

Le film est tout entier tendu vers ce moment de la rencontre avec le chamane que l’on part rejoindre de nuit. Il en reste une seule image, celle d’un brouhaha désordonné au moment du départ. Du reste, la cérémonie en elle-même n’est pas si importante et l’image du renne permet de clore le film sur cette question, laissée ouverte, du statut de Pénélope. J’aurais pu filmer ma fille au lendemain de la cérémonie nocturne, mais ça aurait plongé le documentaire dans une autre dimension. Et j’ai voulu à tout prix éviter l’écueil d’une analyse factuelle et très occidentale de son trouble, qui ne correspond pas du tout aux manières de penser des personnes que nous avons rencontrées. Quant à la dernière cérémonie à Oulan-Bator, il était hors de question de la filmer : il s’agissait d’un moment intime, secret, entre le chamane, vieil homme très respecté, Pénélope et moi. Je me suis contentée d’enregistrer sa voix (on l’entend parler de l’oiseau noir au début du film). Pénélope est, m’a–t-on dit, l’avant-dernière personne qu’il ait vue avant de mettre un terme à son activité.

 

Quel avenir vous attend après ce film ?

Le film continue de circuler, dans le quartier où j’habite notamment, et aussi à Turin, où nous avons eu de nombreux échanges avec le public sur la question de la différence, de l’organisation pratique du quotidien. Le sujet de l’autisme est tabou et on finit par croire qu’on est seul à vivre ces difficultés, alors que beaucoup de familles comptent dans leur entourage proche ou lointain des personnes atteintes d’autisme. Lorsque la maladie de Pénélope s’est déclarée, ça a été un tel choc que j’ai délaissé la réalisation pour m’y investir totalement. L’école expérimentale que nous avons créée en 2004 à Paris pour scolariser notre fille accueille aujourd’hui seize enfants. Après dix ans de recherche de financements, elle est sur les rails et je n’ai plus besoin d’y consacrer autant de temps. Ce film constitue donc pour moi une manière de renouer avec mes premières amours : le cinéma !

 

 

Propos recueillis par Malika Maclouf, février 2013.

 

 

1 L’Enfant Cheval : la quête d’un père aux confins du monde pour guérir son fils autiste, Rupert Isaacson, Albin Michel, J’ai lu, 2012.