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Extérieur nuit

Extérieur nuit
Le cinéma de Sylvain George est lié à la France contemporaine dont il saisi l'esprit réactionnaire et xénophobe. À l'origine de ses trois premiers courts métrages (No Border (Aspettavo che scendesse la sera), N'entre pas sans violence dans la nuit, Un Homme idéal (fragments K.), 2005-2008), il y a toujours une impulsion réelle et concrète. En même temps, les images tournées en pellicule aussi bien qu'en numérique semblent provenir d'un cinéma à ses débuts, muet, contrasté en noir et blanc. Entre ces deux mondes, une armée de l'ombre donne un visage et une allure aux luttes des classes aujourd'hui. Ces êtres de la nuit, Sylvain George les filme inconditionnellement ; il les regarde avec des yeux qui sont à la fois ceux du cinéphile et du militant. Entretien.

“No Border (Aspettavo che scendesse la sera) est mon tout premier court métrage, film ou geste cinématographique. Les prises de vues ont été réalisées en 2005, année au cours de laquelle j’écrivais mon projet cinématographique sur les politiques migratoires en Europe et dont le long métrage, Qu’ils reposent en révolte (Des Figures de Guerres I) [2010], constitue aujourd’hui le premier opus.

Dans l’attente des financements du CNC pour mener à bien mon projet, j’avais décidé de faire des “repérages” sur la situation des migrants à Paris, de commencer à rencontrer des personnes, des groupes de militants ; et de “consigner” ces éléments dans un court métrage dans lequel un certain nombre de choses pourraient être testées, expérimentées, d’un point de vue politique et esthétique.

Pour ce film, j’ai eu envie de travailler et de faire l’expérience de l’argentique, support que je comptais initialement utiliser pour mon “grand projet”. J’avais aussi le désir, symboliquement parlant, de me confronter pour cette première expérience à un medium proche de celui que l’on pouvait trouver au début de l’histoire du cinéma. Un cinéaste expérimental dont j’apprécie beaucoup les films documentaires en super 8, Sothean Nhieim, m’a donné quelques renseignements et conseils, et le film a été vite réalisé.

J’avais une idée très précise du film que je souhaitais faire, de ce vers quoi je voulais aller. Un documentaire expérimental, poétique et politique dont la thématique serait traitée de façon non didactique et explicative ; en noir et blanc, muet, sortes de vues Lumière qui joueraient sur des vitesses de défilement de la pellicule comme avaient pu le faire, avec leurs spécificités propres, Marey ou Muybridge. Un film qui jouerait aussi avec les codes du cinéma muet, du cinéma d’avant-garde, et du cinéma dit “engagé” (les découpages admis entre le cinéma/le cinéma politique/le cinéma militant sont extrêmement idéologiques et je refuse de souscrire à ceux-ci. Chaque film est porteur de vues politiques, “avouées” ou non).

Mes influences à l’époque s’inscrivaient à la croisée des chemins : la tradition des films dits de “ville”, symphoniques ou non (Vertov, Kaufman, Kirsanoff, Lotar, Storck, Moholy-Nagy, Oliveira, Vigo, Buñuel, Goldman, Hutton…), le cinéma dit “d’avant-garde” passé, et plus récent comme les films de Angela Ricci-Lucchi et Yervant Gianikian… Je souhaitais aussi essayer de jouer sur les formes du pamphlet, du manifeste cinématographique, d’où l’usage de textes, de citations qui renvoient aux références citées, à certains films de Godard, Medvedkine.

Le film est composé de fragments organisés en trois parties conçues comme des tableaux. Le premier est une commémoration de la Révolution française. Je filme le 14 Juillet, les feux d'artifice, les avions... symboles de la révolution bourgeoise, d’une société dans laquelle nous vivons aujourd’hui et où les inégalités, les injustices sont inacceptables. L'image redoublée et en négatif de l’avion qui passe devient une image qui évoque de façon métaphorique un bombardement de Paris. Et, de manière plus directe, l’engagement français dans la guerre en Afghanistan.

En creux sont désignés l’échec des révolutions prolétariennes aux XIXe et XXe siècles, et la nécessité peut-être de retravailler le concept de révolution. Ce qu’un philosophe allemand comme Walter Benjamin s’est appliqué à faire en 1940. La révolution, entendue non plus comme grand soir mais comme capacité à faire bifurquer le cours des choses à tout moment, dans l’ici et le maintenant. Ce qui implique d’autres conception et rapport au temps et à/de l’histoire, à même d’être mis en œuvre par le cinéma.

Le deuxième tableau montre précisément la société d'aujourd'hui. A travers la situation des migrants qui tentent de survivre dans les rues de Paris, se donne à lire par extension la guerre menée contre les pauvres, la perpétuation des inégalités, l’indifférence.

Le troisième tableau est un tableau d'émancipation. On aperçoit une manifestation organisée par une association du Xe arrondissement qui vient apporter son soutien aux migrants. Une petite manifestation, de nuit, coincée entre des travaux publics, le défilé des voitures, et qui fait signe de la fragilité de ce combat minoritaire, surtout en 2005 lorsque la question des sans-papiers n'est pas au centre de la scène publique. Puis, de jour, un rassemblement de personnes sans-papiers non loin du ministère de l’Intérieur. Les décompositions de mouvements, la création et répétition de motifs, le fait d’isoler, d’agrandir, de se focaliser sur certaines parties des images, visent à rendre compte plastiquement, avec toutes les ressources plastiques du médium cinématographique et du super 8, et de la façon la plus radicale et frontale possible, de ces réalités insupportables.”

 

“N'entre pas sans violence dans la nuit est mon deuxième court métrage, tourné lui aussi en 2005. Je suis toujours dans l'attente de savoir ce que deviendra mon “grand projet”, si une subvention me sera accordée par le CNC. Je continue à me préparer en rencontrant des associations, des militants, des personnes sans-papiers. Sensible à la question de la représentation politique, à savoir comment les personnes concernées peuvent être les acteurs de leurs propos, j'entre en contact avec un collectif de sans-papiers extrêmement actif et dont l’indépendance lui attire de vives critiques. Si les partis et les associations de gauche en effet veulent bien soutenir la cause des sans-papiers, ils ont en revanche du mal à accepter que ceux-ci se présentent eux-mêmes, soient porteurs de leur propre combat, décident eux-mêmes comment mener le combat.

Après leur avoir expliqué mon projet et mon souhait de filmer certaines de leur mobilisation pour le film que je prépare, je leur propose de réaliser en parallèle un film court sur la question des arrestations de personnes sans-papiers à Paris que je mettrais à leur disposition pour aider aux mobilisations sociales.

 

 

Rappelons que la France à partir de 2002, au prétexte de gérer les “flux migratoires”, a, pour la première fois dans l'existence de la Ve République, fixé des quotas d'expulsions et de reconduites à la frontière : 10 000 par an en 2002, 29 000 aujourd’hui. Pour parvenir à ces quotas, il importe de procéder à environ 200 000 arrestations. Pour ce faire, la police procède à des arrestations au faciès (ce qui est interdit par la loi) dans des quartiers à forte concentration d’immigrés, gares, métro, etc. Arrestations massives qui ont lieu à l’improviste. Ce type de dispositif policier, la rafle, mot tabou, est un dispositif expérimenté et usité de longue date par la police française, avec, selon les époques bien évidemment, des finalités et objectifs différents. Ce qui ne signifie pas pour autant que les conséquences de ces dispositifs ne soient pas dramatiques et mortifères pour les personnes concernées, ainsi qu’en témoignent les morts par défenestration ou noyade de Mme Chulan Zhang Liu ou de Monsieur Baba Traoré à Paris et dans la région parisienne.

N’entre pas sans violence dans la nuit montre donc ce qu’étaient les rafles à cette époque : un nombre impressionnant de policiers en civil et en uniforme qui arrêtent les personnes dans le métro, dans les restaurants et salons de coiffure ; les nombreux bus qui stationnent dans les rues. J’essaie de rendre compte de la situation en montrant le dispositif déployé, les rapports de force en présence, en recueillant des témoignages, en montant les réactions des gens qui ont assisté ou assistent aux descentes de police.

On assiste de surcroît au cours de cette rafle à la première révolte populaire contre les arrestations policières. Les personnes du quartier, les sans-papiers, le sous-prolétariat, se révoltent et mettent un terme aux arrestations. Il s’agit là d’un acte historique, une révolte spontanée, inorganisée, non encadrée, fragile et en même temps tenue, profondément populaire, qui peut directement être connectée aux révoltes oubliées et écrasées dans l’histoire : révolte de paysans, révolte d’esclaves, protestations au Maghreb…Depuis, la stratégie policière a changé. Au lieu de grandes rafles, on multiplie les contrôles à petite échelle de manière à éviter toute réaction de masse.

Formellement parlant, il a fallu bien sûr travailler à partir des images réalisées avec cette caméra vidéo de qualité très moyenne, de taille très petite (ce qui induit une façon de filmer propre). Elles jouent sur différents registres : films d’intervention à la manière de René Vautier, Newsreel de Robert Kramer, certains films de cinéma direct, cinéma burlesque et sa dimension transgressive (notamment à travers l’image d’un policier). Le montage heurté, les ruptures, discontinuités, trous et béances noirs renvoient à la violence de la situation. La “deuxième” partie du film, après la révolte, qui recense des témoignages spontanés et des paroles politiques extrêmement fortes, travaille la forme du “détournement” et pointe l’absence de journalistes sur les lieux (présence uniquement de quelques photographes).

N’entre pas sans violence dans la nuit est donc le premier film réalisé en France sur les rafles de personnes sans-papiers, et il montre dans le même temps la première révolte du sous-prolétariat urbain. A travers un exemple particulier, ce film documente les politiques de l'époque. L’usage du noir et blanc, les différentes vitesses de défilement des images, accentuent et soulignent le jeu que j’ai volontairement voulu créer avec les notions de traces, d’archives, de survivances, de documents.”

 

“Un Homme idéal (fragments K.) est ce que j’appelle une “petite forme”. Il fait partie d’une série de films courts – ciné-tracts et fables didactiques – que j’ai intitulée Contre-feux. Des films réalisés très rapidement, parfois en une journée, pour des collectifs de sans-papiers ou des collectifs informels, diffusés ou non sur internet.

Il a été réalisé en 2006, avec un téléphone portable, outil/média partagé aujourd’hui par le plus grand nombre. L’idée de faire un film sur un sujet dont on parlait peu (la question des sans-papiers commence à revenir peu à peu dans l’espace public au cours de l’année 2006, après une “éclipse médiatique” de près de 10 ans), avec un outil comme celui-ci, me semblait politiquement intéressante.

Le film s’attache à montrer le quotidien d’une personne sans-papiers qui, comme beaucoup de familles de personnes sans-papiers à ce moment là, a placé son espoir dans la promesse faite par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, de régulariser les parents des élèves scolarisés. Durant cette attente, on appréhende le climat politique de l’époque, la peur qui tenaille les personnes sans-papiers, le climat anxiogène de la société française.

Les ressources du medium ont été utilisées et poussées dans leur retranchement de façon à traduire plastiquement et métaphoriquement les réalités attestées. Le jeu sur les pixels, le flou, le son ou le problème de son, la définition ou absence de définition de l’image, les images couleur ou noir et blanc, le cadrage particulier qu’autorise la taille du médium, m’ont permis de donner corps à un processus de figuration des politiques minoritaires et corps opprimés, et de défiguration des politiques dominantes.”

 

Propos recueillis par Eugenio Renzi et Antoine Thirion, avril 2011.