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Fabrication de la ruine

Fabrication de la ruine
Primé au festival Cinéma du Réel à Paris en 2014, Kamen – Les Pierres, de Florence Lazar, interroge, en République serbe de Bosnie, l’état d’une société d’après-guerre qui établit ses nouveaux fondamentaux nationaux et religieux sur le déni et l’effacement de la mémoire d’un peuple. Entretien avec la réalisatrice.

Les photographies et les films de Florence Lazar interrogent la fonction de témoignage de toute représentation, lorsque celle-ci se mesure au récit d’événements qui mettent en péril l’humanité. Si toute archive se tient dans l’inframince de la représentation et de sa production, les films de Florence Lazar mettent en scène d’une manière très subtile des moments de parole. Le film Les Bosquets (2011) poursuivait ce projet : élaborer un dispositif de mise à distance pour filmer la parole. La notion de dispositif est une notion importante chez Florence Lazar : le dispositif (humain, architectural, institutionnel) est toujours le lieu de révélation de situations de parole ou bien c’est le lieu qui les provoque. Les états de guerre ou de crise sont également des révélateurs de réalité qui soulignent des coefficients de vérité auxquels s’attache l’artiste. Pour Les Bosquets, Florence Lazar avait choisi un site (la Cité des Bosquets de Clichy Montfermeil), le plus grand chantier de destruction et de rénovation annoncé des grands ensembles en France, à la fois un territoire en reconstruction partielle et une icône médiatique dans tous les sens du terme – puisque c’était le lieu où avaient démarré les émeutes de 2005. Le dispositif déterminé par l’artiste était celui d’un petit théâtre : un tapis posé au sol – tapis de parole – déplacé d’espaces en espaces. “Le rapport entre la destruction brutale du lieu de vie, de l’effacement de sa mémoire et de son récit, m’a conduite à imaginer un dispositif d’enregistrement spécifique de prise de parole : filmer une parole amplifiée dans l’espace public” écrit l’artiste. Kamen – Les Pierres poursuit cette recherche sur l’écriture et l’effacement de la mémoire et de ses traces. Le film évoque l’histoire des massacres et des déportations des populations bosniaques entre 1992 et 1995 par les forces serbes. Kamen met en perspective la question de l’Histoire et ses falsifications, ainsi que la situation d’un fragment de pays, la République serbe de Bosnie, encore dans l’état problématique de l’après-guerre. P.C.

 

 

 

Comme vos précédents films, Kamen constitue un objet critique complexe, qui interroge les liens cachés du passé innervant le présent à travers l’évocation, au sens propre et au sens métaphorique, de la reconstruction d’églises et d’un village destinés à devenir un site touristique international : Kamengrad. Quelle est l’origine de Kamen ? Quelle est la généalogie d’un tel film ?

La réplique sur le territoire de la République serbe de Bosnie d’un monastère sacré du Kosovo appelé Gracanica a été l’élément déclencheur du projet. De quoi relève la construction d’un patrimoine qui célèbre ce passé ancien, celui du Moyen Age ? Que peut-on comprendre de ce marquage d’Histoire ici et maintenant ? Pour rappel, la République serbe de Bosnie est l’une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine, constituée après la guerre en 1995 par les accords de Dayton sur des frontières construites par le “nettoyage ethnique”. Ces emblématiques pratiques patrimoniales agissent dans un contexte de post-guerre où s’est imposé et s’impose encore un effacement de la culture bosniaque, et maintenant un recouvrement par un patrimoine réinventé.

Cette réécriture patrimoniale de l’Histoire est inséparable du rapprochement entre conservatisme religieux et propagande nationaliste. Elle en constitue même le cœur. Dans la sphère orthodoxe, les discours nationalistes sont forgés autour de l’Eglise. En Serbie, c’est elle qui a créé la nation et sauvé le peuple. Eglise et Etat sont liés, la première devenant dans le discours nationaliste un instrument étatique. Cette idéologie a été importée voire amplifiée sur le territoire de la République serbe de Bosnie.

Le recours au mythe du Kosovo ou Bataille du Champs des merles (1389) a été l’un des instruments de propagande de l’ultra nationalisme dans les années 1980. Ce mythe, forgé au cours des siècles, évoque la défaite de l’armée serbe devant les Turcs. Il constitue dans l’imaginaire collectif serbe la fin du rayonnement de l’Empire et le début de l’occupation ottomane dans la région. C’est cette gloire passée que le peuple serbe entend aujourd’hui retrouver. Ce n’est pas un hasard si l’on fabrique des répliques de monastères sacrés, si l’on introduit de faux vestiges byzantins dans des sites archéologiques, ou si l’on construit un village avec des pierres “authentiques”.

 

Dans Kamen, tout phénomène évoqué est toujours à double facette : la fabrication de la ruine participe de l’effacement d’une histoire tout aussi bien archéologique qu’humaine. La réécriture de l’histoire engendre une nouvelle écriture et la construction est négation. Mettre en perspective une telle structure binaire pour la retourner sur elle-même pourrait entamer cette logique infernale ?

Pour saisir la stratégie à l’œuvre dans ce pays, il faut comprendre la destruction des mosquées sur ce territoire pendant la guerre comme des actions de purification et, plus largement dans l’ensemble de l’ex-Yougoslavie, l’utilisation symbolique de la destruction des monuments comme celle des lieux de l’identité. C’est ce mouvement que j’ai tenté de comprendre.

Les constructions, les restaurations, les recompositions des monuments ont pour vocation de légitimer l’antériorité d’un peuple sur l’autre ; le conflit patrimonial s’est en quelque sorte substitué au conflit armé. C’est au moment du tournage que j’ai pris la mesure de cette logique à l’œuvre. J’ai rencontré une situation beaucoup plus précise que je ne l’avais imaginée : la poursuite d’une stratégie d’effacement comparable à celle de l’idéologie en marche pendant la guerre. Kamengrad, la “cité des pierres” construite par Emir Kusturica à Visegrad, se veut un village authentique ou du moins la représentation fidèle d’une culture et d’une histoire. La place accordée à l’architecture ottomane et à la culture musulmane y est anecdotique, et rien dans cette représentation ne laisse penser que les Bosniaques ont vécu là en nombre jusqu’au milieu des années 1990. Mais surtout, Kusturica a fait bâtir ce village à l’endroit exact où les Bosniaques ont été rassemblés pendant la guerre avant d’être exécutés. C’est la manifestation la plus violente de la réécriture de l’Histoire et du recouvrement de la culture bosniaque sur ce territoire.

 

 

 

La pierre est l’élément dramaturgique du film. C’est une forme malléable ; elle est taillée, brisée, lustrée. A même cette pierre, on efface une mémoire tout en fabriquant une trace. Aujourd’hui on casse et on déplace les pierres comme hier les corps. On les dénature et on les délocalise au nom d’une authenticité. Elles sont le matériau concret de cette grande entreprise de falsification. A l’inverse, Husein, l’imam de Trebinje, avec ce même matériau, tente de reconquérir la mémoire. En résistance, Husein reconstruit sa mosquée détruite pour la petite centaine de ressortissants originaires de Trebinje. Ailleurs, dans les montagnes, il interroge l’origine des ruines d’une ancienne forteresse, soucieux de leur histoire comme de la réinterprétation qui pourrait en être faite par les archéologues d’Etat.

 

Plusieurs dispositifs de paroles (entretiens, souvenirs, discussions, témoignages – celui des déportés de Trebinje, ou la lente révélation de la guerre par la parole des femmes de l’association d’Amela) constituent l’architecture réflexive de votre film. Comment avez-vous pu générer cette archive ? Selon quelle méthodologie cinématographique ?

Le film ne comporte ni commentaire ni voix off. Les situations sont à décrypter et à recomposer entre elles. Les points de vue se succèdent et chaque personnage installe une situation spécifique, liée à une expérience subjective précise. Souvent dans mes films, ce sont les gestes ou les déplacements qui permettent de faire surgir la parole. Je travaille à ce que le cadre de ces enregistrements puisse permettre une circulation, un effet d’entraînement entre geste et parole.

Le long récit d’Amela à l’association des femmes victimes de la guerre arrive vers la fin du film. Comme dans les précédents récits, rien n’est dit de l’endroit où l’on se trouve. C’est un réduit avec un mur d’archives. Des gestes simples vont être effectués, comme ranger, déplacer, replacer à nouveau des dossiers. En consultant ses archives, Amela structure un espace-temps qui lui permet de faire circuler sa mémoire et de construire son récit. Ce qui est montré, ce ne sont pas les photos des victimes – que le spectateur ne distingue qu’à l’envers – mais cette relation entre le personnage et ces documents mémoriels. Cette relation a une dimension à la fois collective et privée. Elle noue le présent aux événements qui nous sont racontés. C’est aussi l’endroit du film où se réorganisent les scènes précédentes, où se précisent rétrospectivement les autres points de vue. Cette scène dit le lieu précaire de l’Histoire, dans la difficulté de son énonciation, dans son rapport à la trace. Amela oppose une reconstitution à une autre, l’archive à la pierre.

 

Comme dans vos précédents films, votre attention se porte sur l’exacte articulation entre l’évocation d’une mémoire privée et d’une mémoire collective. De ce point de vue, est-ce l’une des dimensions politiques de votre cinéma ?

La réappropriation de l’Histoire par les individus constitue une matière importante de mon cinéma. Rien n’est donné à l’avance. J’essaye de penser mes films comme des potentialités. C’est un ensemble complexe de relations qui noue la part subjective à l’autorité de l’Histoire. La part privée permet de se projeter soi-même et de prendre en charge sa propre histoire. Les contextes de mes films sont des endroits où les conflits reconfigurent les identités et où chacun tente de se réinventer.

 

Dans un entretien mené le 31 mars 2014 pour le festival Cinéma du Réel à Paris vous avez déclaré : “La difficulté a été de trouver l’équilibre entre la forme et l’information. La forme révèle d’une certaine manière l’information et dans ce sens, les formes sont pour moi des objets de pensée.” S’agit-il ici en quelque sorte de votre définition du cinéma ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’une définition que je me fais du cinéma mais c’est un paradoxe qui me stimule.

 

Kamengrad, village inventé par Emir Kusturica, est l’élaboration d’un décor mythologique. Révèle-t-il le devenir touristique du cinéma ?

Le mythe d’une origine perdue a organisé l’imaginaire collectif du peuple serbe depuis plusieurs siècles, jusqu’aux dernières guerres meurtrières. Emir Kusturica use de sa reconnaissance internationale pour fabriquer des villages décors qui célèbrent cet imaginaire-là. Cette opération culturelle et commerciale n’a pas d’autre but que de “purifier” symboliquement la région. Je viens de lire encore très récemment que son nouveau projet architectural monumental est d’élever un grand complexe religieux sur l’une des collines qui entourent la ville de Trebinje, à côté de la réplique du monastère de Gracanica ! D’après la dépêche du Courrier des Balkans, Kusturica voudrait recréer le Mont Athos à Trebinje. Je cite : “Une nouvelle montagne sacrée. L’objectif c’est de rendre la ville de Trebinje unique dans le monde entier.” Plus que le cinéma, c’est l’idéologie qui acquiert là une dimension touristique. Mais il est assez intéressant de constater que la quête d’authenticité du peuple serbe puisse trouver une forme de résolution dans ce qui constitue un décor de cinéma, un territoire de fiction.

 

Propos recueillis par Pascale Cassagnau, novembre 2014.

 

 

Ressource : florencelazar.fr