Retour

Festin d’images

Festin d’images
Natpwe - Le Festin des esprits de Tiane Doane na Champassak et Jean Dubrel entraîne le spectateur dans les mouvements de foule des pèlerins venus célébrer le culte des nats (ou esprits), à Taungbyon en Birmanie. Bénédicte Brac de la Perrière, ethnologue et chercheuse au Centre Asie du Sud-Est (CNRS-EHESS), spécialiste du culte des nats, avait été conviée par les réalisateurs à regarder les images à leur retour de voyage. Elle nous confie quelques notes sur le film.

Tous les ans, les mediums de toute la Birmanie convergent vers les sanctuaires des esprits du panthéon des 37 Seigneurs, à Taungbyon, Yadanagu et dans bien d’autres endroits encore, pour les fêter chacun en leur domaine et célébrer leur magnificence. Accompagnés de leurs disciples, de leurs danseurs, de leurs gitons, chargés du matériel de leur campement, par toutes sortes de transports, trains, bus, taxis collectifs, chars à bœufs, ils arrivent de tout le pays, en d’improbables cohortes remontant dans le temps au fur et à mesure qu’ils approchent de leur destination. Ces fêtes attirent des foules de citadins et de paysans de tous bords, venant rendre hommage au maître spirituel advenu en son lieu d’origine.

De ces rassemblements hauts en couleur, Tiane Doan Na Champasak et Jean Dubrel ont choisi de nous livrer des images argentiques dont les noirs et blancs saturés syncopent les gestes, pris sur le vif, des corps débridés, transformés, magnifiés, dansants, exubérants, tourbillonnants, furieux ou extasiés, qui animent la divinité tout autant qu’ils sont animés par elle. Coupées au plus juste, à la scansion du mouvement, accumulées pêle-mêle, en série, plutôt qu’ordonnées par un scénario, tantôt accompagnées de la musique stridente et rythmée des orchestres rituels, tantôt dissociées de leur son d’origine, ces images saisissent la multiplicité des expériences vécues par les dévots qui, prises ensemble, consacrent la vie exorbitante du seigneur de la fête.

Le film ne semble pas s’attacher au protocole rituel, et pourtant, tout y est : la foule mouvante attirée comme par un aimant par le cœur de l’événement, le sanctuaire et ses autels, pour tendre vers l’esprit les bouquets de feuillages qui doivent être chargés de son efficacité bénéfique ; la préparation méthodique par les médiums, dans leur campement, des offrandes du festin qu’ils présenteront à leur tour ; la sortie des statues en bois doré dans un palanquin flottant au-dessus d’une assistance compacte, pour que leur soient données leurs ablutions inaugurales ; la mise à mort de l’arbre rituel dépecé par les villageois qui se disputent ses débris ; l’audience royale de la hiérarchie des médiums titrés, en grand apparat, et la montée au palais d’un médium, accompagné de son entourage, dans toute sa splendeur ; la danse de la Dame de Popa, mère des frères de Taungbyon, ogresse dévoreuse d’un plateau abondamment chargé de fruits ; celle du tigre déchiquetant la noix de coco, celle de l’ogresse cannibale déchirant les chairs d’une chèvre ou celle encore du Seigneur des Neuf Villes.

 

 

 

La caméra placée au cœur de la foule se saisit de toute l’humanité présente là, se déplaçant du sanctuaire aux allées menant aux campements, en suivant les manifestations de la divinité sous toutes ses formes : dans l’enfant danseur virtuose ; dans la dévote prise de mouvements convulsifs de plus en plus violents, jusqu’à la perte de conscience ; dans un médium assis devant son autel de campement, inspiré par l’esprit pour répondre à ses consultants ; dans celui qui, comme un artiste prestidigitateur, danse dans son sanctuaire en faisant pousser des billets d’argent au bout de ses doigts, les yeux écarquillés de son propre pouvoir.

 

On suit aussi les mains passées sur le front des corps exténués ou sur les flancs du tigre gardien de porte, comme autant de gestes qui flattent l’esprit omniprésent. Les portraits sont égrenés, masques blanchis de maquillage, dans le regard noirci duquel filtre ou explose, c’est selon, sa force vive. Les images se suivent révélant les différentes formes de cette épiphanie : la furie de la foule, la tête de la dévote roulant au milieu des noix de coco, les mines des travestis fardés, incarnations brillantes de la féminité se faisant admirer, entre les crânes lisses et les robes ocres des jeunes moines papillonnants.

Et quand le mouvement s’exacerbe, finissant par se dissocier du son, il nous est enfin donné de voir cette pure puissance qui pénètre le corps des dévots, telle que ces derniers en font l’expérience. Expérience réputée incommunicable de la possession d’esprit.

La dernière image, celle d’un vieux médium, hiératique, actionnant la balancelle des infants et infantes, qui reprend celle de l’ouverture du film, nous ramène à l’ordre contingent des choses, cette évidence de la présence de la divinité qu’il suffit de célébrer, dans toute sa majesté, pour qu’elle se manifeste sous toutes ses formes.

 

Bénédicte Brac de la Perrière (mars 2014)

 

A lire

De Bénédicte Brac de la Perrière :
. Les rituels de possession en Birmanie : du culte d'Etat aux cérémonies privées, éd. Recherche sur les civilisations, ADPF, Paris, 1989.
. Le Culte des trente-sept Seigneurs dans la religion birmane, in Birmanie contemporaine, sous la direction de Gabriel Defert, Ed. Irasec/Les Indes savantes, 2008.
.
Un Médium au quai Branly - Regards croisés autour d’une ethnographie birmane, in Ethnologues et passeurs de mémoires, sous la direction de Gaetano Ciarcia, éd. Karthala-MSH-M, 2011.