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Films de famille dans l’Histoire

Films de famille dans l’Histoire
Magali Magne découvre les films de famille de Robert Bernas quand son fils Harry les dépose au Forum des images à Paris, où elle est documentaliste. Egalement cinéaste, ces images l’interpellent tant qu’elle décide plus tard d’en faire un film, avec la complicité de Harry. "Journal filmé d’un exil" est son deuxième film, après "Graine de Poilu" (2014). Entretien.

Les pellicules de Robert Bernas sont la matière première de votre film. Comment les avez-vous découvertes ?

Harry est lui-même venu déposer les bobines de son père au Forum des images il y a une dizaine d'années. Il y en avait pour 2 heures 40 de rushs, répartis en 19 bobines 8mm, et 16mm pour les plus récentes. À cette époque, le Forum faisait de la collecte de films de famille, ce que nous ne faisons plus maintenant, essentiellement pour des questions budgétaires. Avec Alain Esmery, alors directeur de production au Forum des images, nous avions interviewé Lola, la mère d’Harry, qui avait 90 ans. Nous voulions recueillir sa parole sur les films de Robert. Alain Esmery est d'ailleurs à l’origine de l’association Inédits, qui regroupe des centres d’archives collectant des films amateurs. Après cet interview, j’ai gardé le contact avec Lola et j'allais de temps en temps prendre le thé chez elle avec Harry. C'était une personne fascinante, telle qu’on la voit dans le film. Mais au moment où j’ai commencé le documentaire, il était malheureusement trop tard. À cet âge-là parfois, en l’espace de quelques mois tout un pan de la mémoire s’en va. Elle est tout de même morte à 103 ans, c’est extraordinaire. J’ai démarré le tournage 8 ans après ma première rencontre avec Harry. C’est vraiment devenu un ami.

 

Quelle a été votre réaction au premier visionnage, et comment cette réaction s'est-elle transformée en un projet de film ?

Ça a tout de suite été un grand choc. Je connaissais en filigrane l’histoire de cette famille franco-autrichienne juive, en fuite vers les États-Unis, mais je ne voyais rien de tout cela sur ces images. Je ne voyais que de la joie, de la bonne humeur, des visages souriants voire hilares. Ça m’a d’autant plus ému que j'avais très bien conscience du fait que ces gens étaient en danger. Il était pour moi nécessaire de raconter l'envers de ces images. Il ne fallait pas qu'elles soient vues sans que l'on sache ce qu’il se passait derrière, sans quoi on passerait à côté de quelque chose de très important. Les images de Robert Bernas, je les ai vues et revues dans le cadre de mon travail de documentaliste, je les connaissais par cœur. C’est en revoyant Le Camion de Marguerite Duras que j’ai eu envie d’un film qui ne soit pas de l’ordre de l’interview mais de la discussion. En ont découlé 30 heures de rushs d’entretien avec Harry, que j'ai beaucoup questionné en dehors des images et du propos du film. Nous avons notamment parlé de son métier de physicien et de son frère René, qui a travaillé avec la famille Joliot-Curie.

 

D'après ces discussions, quel était le rapport qu’entretenait Robert avec le cinéma ?

Premièrement, ce qui saute aux yeux c’est qu’il mettait en scène. Quand il réunissait la famille, il leur demandait de jouer des rôles, et cela de manière plutôt inventive. Même si la mise en scène se retrouve dans d’autres films de famille, ce qui est étonnant avec Robert c’est qu’il ne faisait pas partie d’un club de cinéastes amateurs. Il n’avait aucune référence, aucune influence, c’était inné, improvisé. Il n’avait ni l’argent ni le temps d’aller au cinéma, c’était donc vraiment instinctif. Il avait beaucoup de pudeur et il n’aurait sans doute jamais pu imaginer qu’on puisse s’intéresser à ses films. Pour lui, il y avait des professionnels pour témoigner de l'histoire. Ses enregistrements étaient destinés à son cercle familial. Il a continué de filmer jusqu’en 1966 puis il s'est arrêté peu à peu. S’il a autant filmé à une époque c’est tout simplement parce qu’il sentait qu’il y avait une urgence.

 

Vous avez visionné et revisionné ces images. Des éléments vous avaient-ils échappé au premier abord ?

Non seulement Robert mettait en scène, mais ce qui m’a impressionné c’est qu’il se baladait tout le temps avec sa caméra. Ce qui signifie qu'il avait toujours en tête qu’il y aurait peut-être quelque chose à filmer. C’est rare que quelqu’un qui n’en a pas fait son métier raisonne comme ça. Rendez-vous compte : il était en train de fuir pour sauver sa peau et il avait tout un attirail avec lui. Et non seulement il se baladait avec sa caméra, mais aussi avec son projecteur de plusieurs kilos et ses bobines. Pour s’approvisionner en pellicules il passait par son frère qui travaillait dans la radiographie et avait donc accès à des laboratoires produisant des pellicules. En novembre 1940, il y a eu un embargo, mais il avait déjà fait ses réserves. Cela veut dire qu’avant de partir, il avait anticipé sa consommation de bobines. Ils ne devaient pas voyager avec beaucoup d’affaires, mais Robert avait son projecteur, et Lola avait son accordéon, quelle famille !

 

Vous concluez votre film en créant un parallèle entre cette histoire et la situation migratoire que nous connaissons actuellement. Aujourd’hui circulent de nombreuses vidéos filmées au smartphone par des personnes migrantes.

Oui, ces films commencent à émerger depuis un certain temps. Je me suis dit que si je faisais un film sur cette histoire familiale, je le relierais obligatoirement au contexte actuel. C’était un choix délibéré et même un moteur pour moi. Comment peut-on encore aujourd’hui ne pas laisser entrer des gens en danger de mort ? Comment peut-on laisser errer des bateaux sur la mer jusqu’à ce qu'ils coulent, ce qui finalement arrange tout le monde ? On ne peut qu’espérer qu’il y ait de plus en plus de témoignages rendus publics. Avec ces images se pose la question de la préservation des fichiers numériques, et la problématique de ce que l’on doit conserver au non. Les fichiers numériques sont éphémères, au contraire de la pellicule qui a une longue durée de vie. Et puis ce n’est plus du tout la même pratique. Les bobines duraient 3 minutes, il fallait penser à l’avance à ce qu’on voulait filmer, il fallait s’organiser. La question préoccupe désormais les associations, les cinémathèques. Elles collectent de plus en plus du numérique, en plus des bobines.

 

Quelle vie les bobines de Robert ont-elles eu avant qu'Harry ne décide de vous les apporter au Forum des images ?

Harry avait déjà réalisé un montage avec son fils Pierre pour les 90 ans de Lola. Ce film était naturellement très centré sur sa mère. Harry était étonné que je veuille donner autant d’importance à Robert qu’à Lola. Il adorait sa mère. Il fallait juste qu’il se rende compte que la personne qui filme, c’est Robert. C’est lui qui nous donne à voir toutes ces images ! Je sais par ailleurs que plus jeune, Harry regardait souvent les bobines de son père. Ça lui permettait de revoir toute la famille. Robert avait eu l'idée d'acheter sa caméra précisément pour ça. Il vivait à Vienne, le reste de la grande famille était en France, il avait dans l’idée d’envoyer des images de son fils qui grandissait.

 

Après avoir fait revivre ces images d'archive, quel est votre prochain projet de film ?

À l'origine je suis comédienne, j’ai fait de la scène pendant 25 ans. Et puis, à partir de 40 ans, nous les comédiennes nous n'avons plus de boulot ! J’ai d’abord fais une formation de documentariste aux Ateliers Varan, puis une formation d’un an de documentaliste. Je travaille à mi-temps au Forum des images, ce qui me permet de garder du temps pour développer des projets personnels. Un film me demande environ 3 ans de travail, et j’ai enchaîné deux films, je me laisse pour l'instant le temps de respirer.

 

Propos recueillis par Romain Hecquet, avril 2019.