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Images de guerre : preuves ou interprétations ?

Images de guerre : preuves ou interprétations ?
Dans son film De Hollywood à Nuremberg – John Ford, Samuel Fuller, George Stevens, Christian Delage propose un montage des fictions et reportages de guerre réalisés par trois soldats cinéastes, et non des moindres, à partir de 1942, ainsi qu’une analyse des images prises sur le vif.

Christian Delage est un vieux routier de la réflexion sur le statut et la fonction de l’image filmique lorsqu’elle se transforme en archive pour construire l’histoire et en juger quand elle a dérapé dans l’horreur. Quel témoignage, quelle preuve peut-elle apporter pour l’analyse et l’évaluation d’épisodes particulièrement douloureux comme celui des camps de concentration pendant la dernière guerre mondiale ? De novembre 1945 à décembre 1946, ces faits ont donné lieu à un procès tenu par le Tribunal International de Nuremberg qui a jugé les principaux accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en s’appuyant sur des images présentées par un documentaire officiel, Nazi Concentration Camps, monté par John Ford et Ray Kellog, et projeté à titre de preuve. Le cinéaste Samuel Fuller en reprendra des éléments dans une fiction de 1957, Verboten !, pour en montrer les effets. Après un livre en 2006, La Vérité par l’image : de Nuremberg au procès Milosevic, et un documentaire, Nuremberg, les nazis face à leurs crimes, puis une exposition en 2010 au Mémorial de La Shoah, Filmer les camps – John Ford, Samuel Fuller, George Stevens – de Hollywood à Nuremberg, Christian Delage s’inscrit avec De Hollywood à Nuremberg - John Ford, Samuel Fuller, George Stevens (2012) dans une démarche éprouvée, caractérisée par une réflexion intense sur les techniques préservant le rapport entre le réel et les images, malgré ou grâce à leurs artifices.

 

des sources

Le film utilise des documents d’archives, des films et des photographies, en particulier de Dachau et de Falkenau, où des opérateurs américains ont été, à la fin de la guerre, les témoins horrifiés de l’ouverture des camps. Ils y ont filmé en direct des images qui ont nourri leur propre production. Delage retrace l’engagement et le parcours des trois cinéastes américains dès 1942, depuis la bataille de Midway dans le Pacifique jusqu’à Nuremberg. John Ford, à la tête d’une unité spéciale, la Field Photographic Branch, sous l’autorité du général Eisenhower, couvre la guerre dans le Pacifique et en Afrique du Nord bien avant le débarquement en Europe. George Stevens dirige une équipe spéciale de cameramen, la Special Coverage Unit (SPECOU), sous le contrôle de l’OSS (Bureau des services stratégiques, qui sera après la fin de la guerre remplacé par la CIA), créée en 1942 pour collecter des informations et conduire des actions “clandestines” et “non ordonnées” par d'autres organismes. Il filmera entre autres le départ des Allemands d’Afrique du Nord, la Libération de Paris et l’ouverture du camp de Dachau. Samuel Fuller, plus jeune et alors journaliste engagé dans la première division d’infanterie, la Big Red One, participe au meurtrier débarquement d’Omaha Beach, puis filme, avec une caméra envoyée par sa mère, la libération du camp de Falkenau dont il se servira dans un film de 1980, The Big Red One (Au-delà de la gloire).

La réussite du documentaire tient à l’orientation de son point de vue : c’est d’abord de cinéma dont il s’agit, comme en témoigne le titre, et, dès le départ, un pré-générique d’images muettes sautant du désert de l’Utah à la baie du mont Saint-Michel, d’équipes de filmage jeunes et souriantes à des femmes navajos, accompagnées d’un commentaire off et de quelques accords musicaux.

Par une alternance entre images filmées et équipes de prise de vues, par son insistance sur les caméras, le film pose délibérément les questions en termes techniques. Comment cadrer les paysages et les personnages pour en respecter la vérité sur un plan éthique autant qu’esthétique ? Voilà le vrai problème des cinéastes de métier, comme Ford et Stevens, ou débutants comme le soldat Fuller.

L’autre difficulté est propre aux films de guerre : impossible, sauf exception, de filmer de près toute la bataille en direct, d’où la nécessité de reconstitutions. Si celle de Midway a pu être  tournée en couleur et révèle le direct par le tremblé de ses images, celle de Pearl Harbor (December 7th, 1942) est une reconstitution en noir et blanc, avec des maquettes de bateaux explosant devant des décors peints.

Il faudra donc, pour présenter cette guerre, jouer autant sur les remakes proposés par les cinéastes que sur les archives filmées. Lors de la guerre en Afrique du Nord et en Europe, le changement du champ d’opération ne modifie pas ces conditions de production, mais le commentaire insiste sur les difficultés accrues du tournage sur le plan technique, avec de petites caméras très maniables mais des pellicules trop courtes, ou de grosses caméras à fixer sur des trépieds qui fonctionnent plus longtemps mais sont moins mobiles. A cela s’ajoute, bien entendu, le fait que, en pleine guerre, les images restent soumises à la censure et sont parfois coupées, comme ce fut le cas pour le film sur Pearl Harbor, commencé par Ford et terminé par l’opérateur Gregg Toland.

Dès le début du film donc, Delage met en évidence une question clef : la guerre, même filmée en direct, ne peut se montrer et se dire que dans la fragmentation et la reconstitution, tout comme ce fut le cas dans une réalité qui est celle de corps déchiquetés qu’on entasse dans des fosses communes, et qui ne peut qu’être dite par une voix expliquant comment les cadavres des soldats tués à Omaha Beach ont souvent dû être reconstitués à partir de fragments divers n’appartenant pas toujours aux mêmes hommes. Le cinéaste Fuller, interviewé plus tard, insiste sur le fait que sa caméra ment : elle ne montre que les hommes tomber, pas l’état dans lequel l’explosion a mis leur corps. Cela donne une dimension fantoche aux files de tombes bien propres qu’on a vues au début du film, dans un plan en noir et blanc montrant les honneurs rendus aux morts de Pearl Harbor, ou à celles des cimetières américains de Normandie.

 

 

 

de l’usage de la couleur

Grâce à ces images, on comprend la nécessité des mises en scène a posteriori qui permettent une esthétisation de l’histoire, dont la mémoire vivante ne peut être que celle d’une horreur fragmentaire et chaotique. La nécessité de la mise en spectacle pour dire l’histoire est marquée, par exemple, grâce à l’insert d’une célèbre danse de Fred Astaire et Ginger Rogers sur une musique un peu sirupeuse, extraite de Swing Time (1936) de Stevens, qui annonce les plans convenus de “visite rituelle” des Américains lors de la Libération de Paris, dans un montage qui fait se succéder des images de la Tour Eiffel, de balades en vélo, de cafés pleins de gens hilares et de jolies parisiennes tandis qu’un soldat américain brandit une bouteille de champagne géante !

Delage choisit donc un procédé particulièrement efficace pour montrer cette nécessaire esthétisation de la guerre en redoublant les images d’archives par des images provenant de films ultérieurs, documentaires ou fictions en couleur. Autre exemple, avec une séquence qui enchaîne le filmage en noir et blanc par Fuller d’un soldat allemand grièvement blessé dans un bois et qui meurt dans les bras des Américains, par sa reconstitution en couleur extraite de The Big Red One du même Fuller, où les Américains sauvent le moribond. Tout en soulignant le caractère salvateur de l’intervention américaine, la séquence engage la critique des pouvoirs de la fiction, qui n’aime pas les bad ends et impose ses règles de happy end, celle qu’on attend. “Survivre” dit le soldat américain en gros plan à la fin de la scène de The Big Red One ; “survivre à la guerre, mais aussi survivre aux camps” enchaîne le commentaire du documentaire, qui raccorde avec le plan, en couleur lui aussi, d’un déporté prêt à sortir d’un camp.

 

des camps

Au terme de leur trajet vers l’Allemagne, où les cinéastes retrouvent les traces de l’intervention américaine lors de la Première Guerre mondiale, s’amorce la deuxième étape des découvertes de la réalité : celle des massacres généralisés dans les camps de concentration. Désormais, il n’y a plus de redoublement de l’image brute par la fiction, qui en ferait un spectacle. De fait, la réalité dépasse la fiction : c’est directement en couleur (encore que le commentaire mentionne des images noir et blanc tournées par Stevens mais non conservées) que sont filmés des survivants, dont le récit est recueilli par un écrivain attaché à l’équipe de Ford, et l’identification et l’arrestation des surveillants, dont les voix muettes lors d’une conversation rendent les images fantomatiques.

Ce sont cependant des plans en noir et blanc qui montrent les traces des massacres. Ainsi à Dachau : le crématoire encore plein de cendres et d’ossements entassés, les cadavres décharnés imposés à la vue des habitants de la ville voisine. Le film insiste sur cette “mise en spectacle” imposée aux habitants : non seulement les culpabiliser, mais leur faire prendre conscience.

Alternance encore de noir et blanc et de couleur pour le service religieux consacré aux juifs au moment de la libération du camp. Stevens filme en noir et blanc toute la cérémonie, rabbin américain et foule des détenus, tandis que quelques plans couleur rappellent la présence et la garantie des soldats Américains qui leur rendent le droit à l’humanité.

La procédure est un peu différente dans le camp de Falkenau, où Fuller avance caméra à la main pour filmer en direct l’enlèvement et l’ensevelissement des victimes par des responsables du camp et des prisonniers de guerre. Le filmage des cadavres se fait dans la proximité des vivants de manière à en conserver l’humanité, même si ces vivants sont les habitants de la ville convoqués au spectacle “pour qu’ils ne puissent plus nier les crimes nazis”. Pour en préserver la valeur de vérité “sous sa forme brute”, Fuller suggère un effet de réel par de longs panoramiques en noir et blanc, sans sonorisation a posteriori.

A la différence de Frédéric Rossif, dont le film De Nuremberg à Nuremberg (1989) analyse la genèse du désastre pour l’expliquer, Christian Delage défend, par sa référence à Hollywood, la nécessité de sa scénarisation pour le comprendre. Seule la “réflexion” des images permet de “juger” et de construire une mémoire vivante autant qu’une histoire critique. Grâce au jeu de leurs dédoublements, elles ne reflètent pas une réalité (miroir) mais en suggèrent le sens (mise en scène). Un plan de western clôt le film en noir et blanc, tout comme il l’avait ouvert en couleur, célébrant par ce renversement la possibilité de retrouver une archive sous l’efficacité du spectacle cinématographique, quel qu’il soit.

 

Michèle Lagny (mars 2014)

 

A lire :

De Michèle Lagny :

. De l'Histoire du cinéma - Méthode historique et histoire du cinéma, Paris,

Armand Colin, 1992.

. Senso de Luchino Visconti. Etude critique, Paris, Nathan, coll. Synopsis, 1992.

. Histoire et Cinéma, in Comprendre le cinéma et les images,

sous la direction de René Gardies, Paris, Armand Colin, 2007.

. Documentaire et temps présent : le futur en mémoire, in La Fiction éclatée,

sous la direction de Jean-Pierre Bertin-Maghit et Geneviève Sellier, Paris,

INA-L’Harmattan, 2007.

. Munch de Peter Watkins, Lyon, éd. Aléas, 2011.