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J’écris le film en filmant

J’écris le film en filmant
Formée dans différentes écoles d’art en Hongrie puis en France, Julia Varga se passionne pour le cinéma documentaire. Son premier film, Check Check Poto, qui prend pour décor le centre Mosaïque, un lieu d’accueil et de paroles à Aubervilliers où les adolescents peuvent venir faire une pause, a été remarqué au FID-Marseille 2010 en compétition française. Entretien avec la réalisatrice.

Quel a été votre parcours avant d’arriver en France ?

Je suis née en 1972 en Transylvanie (Roumanie), au sein de la minorité hongroise. Après l'effondrement du régime, avec mon père, nous avons émigré à Budapest. Aux Beaux-Arts, comme le concours était basé sur le dessin académique, je n’avais aucune chance de réussir. J’ai intégré l’université en maths-informatique, ce qui n’était vraiment pas ma vocation, et à 21 ans, dégoûtée, j’ai tout arrêté pour réfléchir. Je me suis alors formée au dessin et me suis inscrite aux Arts-Déco de Budapest en section vidéo. Fortement orienté vers le graphisme publicitaire et télévisuel, l’enseignement reposait sur des exercices techniques étouffants. Je suis partie pour la France et me suis retrouvée aux Beaux-Arts de Tours, puis à Cergy, où j’ai suivi une formation de quatre ans.

 

À l’école de Cergy, vous êtes-vous formée spécifiquement à la vidéo ?

Dans cette école, on reçoit une initiation à toutes les formes d'expression plastique – photo, peinture, vidéo, sculpture, performance, son, écriture… – ensuite l’élève développe des projets personnels. Je n’ai donc pas suivi une formation centrée sur la vidéo.

 

Dans le projet de Check Check Poto, n’aviez-vous pas choisi au départ de vous exprimer en vidéo ?

Non. J'ai été invitée en résidence par Yvane Chapuis alors directrice des Laboratoires d'Aubervilliers 1 pour réfléchir et travailler sur un projet à Mosaïque. Yvane m'avait dit qu'au fur et à mesure de la maturation de mes idées Les Laboratoires tenteraient de suivre le financement du projet. Cette structure accueille les artistes et accompagne leurs projets sans que la forme finale soit décidée dès le début. Tout était ouvert : peinture, installation, photographie…

 

Quel genre de travail aviez-vous produit avant la réalisation de Check Check Poto ?

Beaucoup de photos. J’ai fait aussi des vidéos, des dessins et des installations mais j’ai surtout travaillé le portrait et la photographie.

 

Aviez-vous déjà travaillé avec des adolescents ou dans les cités de banlieue ?

Non, je n’ai pas de sujet a priori. C’est secondaire. Je ne pense pas qu’il faille s’intéresser aux ados ou à la banlieue. Mais naturellement, j’ai un rapport à ma propre adolescence. J’étais une fille très rebelle et difficile, une adolescente qui ne faisait rien à l’école. Même s’il y a de grandes différences entre ma ville natale en Transylvanie à la fin de l’époque communiste et Aubervilliers en 2009, les sentiments de ces ados me sont assez familiers. La grande réussite de l’association Mosaïque est d’accueillir les adolescents qui en ont le plus besoin, ceux qui rencontrent chez eux les plus grandes difficultés, sociales, familiales, personnelles. Mosaïque est, selon sa propre définition, un lieu d’écoute et de parole. Tous les matins, les animateurs préparent des petits-déjeuners parce qu’ils se sont rendu compte que beaucoup de jeunes ne mangent pas avant d’aller à l’école. Mais ce n’est pas cette dimension qui m’intéresse. Je me suis concentrée sur les moments où, à la différence des centres de loisirs du quartier qui proposent une large gamme d’activités, Mosaïque n’offrait rien d’autre à faire que de s’asseoir et de discuter. Le local est très exigu. À l’étage, il y a un petit bureau qu’on n’utilise que lorsqu’un adolescent a un problème très personnel dont il veut parler en tête-à-tête avec un adulte ; je n’ai jamais filmé ce type de situations. Au sous-sol, il y a les toilettes où les jeunes peuvent un peu se cacher et c’est là qu’ils ont interprété le rap qui clôture le film. Le reste, tout le reste, se passe dans les quelques mètres carrés du rez-de-chaussée.

 

Comment avez-vous débuté ce travail à Mosaïque ?

Les Laboratoires d’Aubervilliers m’ont laissée très libre et j’ai commencé par des visites régulières sans filmer. Lorsque j’ai proposé de venir avec une caméra, l’équipe de Mosaïque a exprimé une double crainte : que les enfants deviennent très turbulents devant la caméra ou bien qu’ils l’abîment. J’ai apporté une petite caméra DV et j’ai beaucoup filmé,  mais j’ai vite compris, surtout à cause de la médiocrité du son, que ce matériel ne suffirait pas. Il a fallu ensuite que j’attende un certain temps avant que les Laboratoires ne s’équipent d’un matériel de tournage satisfaisant.

 

Etiez-vous seule sur le tournage ?

Oui. D’abord parce que les locaux sont très exigus. Mais surtout, parce que cette intimité que je recherchais, je n’aurais pas pu l’avoir si nous avions été plusieurs. De toute façon, je n’avais pas de budget pour payer un ingénieur du son sur un tournage aussi long.

 

A l’arrivée, vous vous êtes retrouvée avec beaucoup de rushes ?

56 heures, ce qui, en définitive, n’est pas énorme. Le local est ouvert les après-midi pendant trois heures, je venais donc tourner deux à trois fois par semaine, mais il n’y avait pas toujours affluence. Je filmais systématiquement dès qu’il y avait quelqu’un, sauf lorsqu’on me demandait d’éteindre la caméra.

 

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus chez ces jeunes qui viennent à Mosaïque ?

Le plus remarquable c’est que, malgré tous les heurts qu’ils ont avec le monde des adultes, ils viennent là pour rencontrer des adultes et se confronter à la norme. Ils viennent raconter leurs histoires de drogue, de vols de voiture… Mais ils n’assument pas le fait qu’ils ont besoin de parler pour soulager leur anxiété ; ils s’asseyent et il faut leur tirer les vers du nez pour les faire parler. C’est justement ce besoin pas très conscient de parler qui m’intéresse.

 

Comment avez-vous conçu l’organisation du film autour de plans séquences ?

Il ne s’agissait pas dans ce film de raconter une histoire mais d’agencer plusieurs petites histoires. Face à un choix relativement limité, la question était plutôt par quelle histoire commencer ? Avec laquelle finir ? La scène où les filles se vernissent longuement les ongles, par exemple, ne pouvait pas convenir au début parce qu’elle est très lente. C’est une scène où il ne se passe presque rien mais qui repose sur le contraste entre le geste insignifiant, l’apparente légèreté du ton, et la gravité de ce que ces jeunes filles de 15 ans vivent. En revanche, nous avons tout de suite monté en ouverture la scène du sparadrap de Samir parce qu’elle pouvait donner dès le début au spectateur la “maquette” du film. Ce que nous avons construit au montage, c’est une forme de ballet avec les adolescents.

 

Aviez-vous dès le départ une idée de la durée du film terminé ?

Non, dans un centre d’art contrairement à la télévision, la question de la durée ne prime pas.

 

 

Aviez-vous en vous lançant dans ce travail des références cinématographiques, telles que Frederick Wiseman par exemple ?

A la différence de Wiseman, je ne fais pas le portrait d’une institution. Je transforme plutôt ce lieu en une scène de théâtre. Je fréquente assidûment depuis plusieurs années des festivals de cinéma documentaire. Tout m’intéresse dans le documentaire, même les films ratés ! [rires] Mais pas les reportages télé ! Ce qui me passionne dans le documentaire c’est aussi la manière dont la personne qu’on filme se met en scène, s’invente, résiste quand on s’approche d’elle avec une caméra.

 

A Mosaïque, ceux qui vous ont opposé le plus de résistance, ce sont les enfants ou les adultes ?

Les adultes, et de loin, car ils ont très peur du jugement porté sur leur travail et du regard du quartier sur les jeunes en difficulté qui fréquentent Mosaïque. Mais ce lieu est précisément fait pour eux. Et lorsque des jeunes qui vont bien poussent la porte, les adultes ne font pas grand chose pour les retenir. Lors du visionnement du film, ces adultes ont été presque horrifiés devant l’exhibition de la violence. “Ça commence avec un coup de couteau et ça finit avec la prison !” m’a dit Bobeker, le responsable de la structure, au sujet du film. Ma vision est différente : ça commence avec une discussion et ça finit par une chanson. Il y a une grande différence entre un coup de couteau filmé et un coup de couteau dont on parle, entre la prison où l’on va et la prison que l’on chante. Cette chanson [Du ferme de La Fouine], beaucoup d’ados la chantent un peu partout. Comme tous les autres jeunes, ils sont concernés par la transgression, la relation à la loi, le contrat social. Cette chanson qu'ils ont voulu enregistrer et qu’ils ont peur de mal interpréter, ils la mettent en scène avec une forme d’innocence qui a quelque chose de très émouvant ; elle évoque une situation à laquelle ils doivent réagir sans en avoir vraiment les moyens.

 

Quelle était la demande des animateurs vis-à-vis du film ?

Ils auraient voulu un film qui réhabilite les jeunes et la banlieue. Ils craignent qu’en montrant la violence on renforce les stéréotypes, les clichés sur la banlieue. Ils rejettent l’image caricaturale que les médias donnent d’eux. À mon sens, on peut parler de la réalité de différentes façons mais on ne doit pas la nier. Je n'ai pas fait un film sur la banlieue en général mais sur une institution destinée à accueillir des jeunes qui en ont particulièrement besoin. Il montre la nécessité des liens et indirectement met en accusation l’école. Il montre des jeunes qui recherchent le contact ; en règle générale, je ne les filme pas seuls mais en interaction avec les adultes. La seule séquence qui fait exception est celle où les garçons racontent leur vol de voiture mais le spectateur sait que les adultes sont présents.

 

Est-ce leur manière particulière d’appeler au secours qui vous émeut ?

Je filme leur envie de rencontrer l’autre, je filme l’ouverture, le possible. Il y a la place pour de l’attendrissement. Une autre différence avec le travail des médias est évidemment le temps que je passe avec eux. Je vais à leur rencontre avec la caméra. Ceux que je filme sont des individus très jeunes – 12, 13, 15 ans – qui ne peuvent pas être tenus pour responsables de la situation globale dans laquelle ils sont plongés. C’est notre responsabilité commune : une société où les espérances sont vacillantes, ou par exemple on ne sait pas pourquoi on fait des études puisque les emplois manquent. Je donne à voir des êtres qui sont d’abord fragiles. Le gosse de 13 ans qui utilise un siège bébé quand il se met au volant d’une voiture volée, je ne peux pas le voir comme un “méchant” ! Le film témoigne d’une envie de les connaître, de les comprendre.

 

Comment le film a-t-il été reçu ? Comment circule-t-il ?

Les jeunes sont venus regarder le film en boucle aux Laboratoires d’Aubervilliers, mais ils s’intéressaient plus à certaines scènes qu’à l’ensemble. Ensuite le film a été présenté au FID à Marseille et à Montreuil dans le cadre des rencontres de Périphérie, mais beaucoup de salles en banlieue ont refusé de le programmer à cause de l’image négative qu’il véhiculerait. Cela dit, partout où le film a été montré, l’accueil a été très positif. Du fait qu’il a été produit par une structure artistique et non par un producteur de cinéma, sa diffusion est plus restreinte. Mais, compte tenu de ma manière de travailler, je ne pense pas que j’aurais pu le produire de façon plus classique. Je n’écris pas en amont. En ce moment, je tourne au Caire. J’ai déjà 60 heures de rushes et toujours pas de producteur ni de projet écrit.

 

Ce que vous tournez actuellement en Égypte s’inspire-t-il des mêmes principes ?

Là, je m’inscris dans une situation très évolutive du fait de la révolution en cours. J’accompagne une communauté de Zabaleen (chiffonniers) qui est en train de s’organiser pour être représentée politiquement. C’est une société d’environ 80 000 personnes, très hiérarchisée, qui prend en charge tout le cycle des déchets depuis la collecte jusqu’au recyclage. Ils sont coptes mais ne se mélangent pas avec les autres coptes des classes moyenne ou supérieure. C’est la quatrième fois que je vais tourner chez eux. Je les ai découverts en 2007, avant de commencer Check Check Poto.

 

Y a-t-il un lien entre les chiffonniers du Caire et les adolescents d’Aubervilliers ?

Leur point commun est qu’ils sont en situation difficile et surtout ce sont des rebelles. Mais je ne cherche pas systématiquement à faire des films sur des exclus, des gens considérés comme des rebuts. Les Zabaleen sont fascinants par leur force, leur ingéniosité. En fait, ces deux projets se sont développés de manière très différente : à Aubervilliers, j’ai été invitée, au Caire, c’est moi qui me suis invitée sans autre soutien que celui d’Olivier Marboeuf de Khiasma 2 qui, pour le dernier voyage, m’a prêté une caméra.

 

Envisagez-vous le projet exclusivement comme un film, sans recourir par exemple à la photographie ?

Le cinéma a potentiellement la capacité de faire rire, de faire pleurer, de raconter une histoire, de faire partager un drame ; ce sont toutes ces possibilités qui m’intéressent. J’aime le cinéma lorsqu’il est projeté dans une salle où les gens font la démarche de venir, parfois débattent. Avec Check Check Poto, j’ai fait pour la première fois cette expérience de la rencontre avec les spectateurs. C’est génial. Mais le fait de filmer provoque lui aussi des rencontres formidables, surtout lorsqu’on tourne pendant un an ou deux, on partage un bout de chemin ensemble. Les gens que je filme, en tout cas certains d’entre eux, sont conscients de faire le film avec moi, de communiquer ainsi avec l’ailleurs, de témoigner, ce que je trouve très émouvant. J’aime ces liens, ces débats qui se créent autour du tournage d’un film, l’accélération que peut donner aux événements la présence d’une caméra.

Propos recueillis à Paris par Eva Ségal, mai 2011.

 

1 www.leslaboratoires.org

2 www.khiasma.net