Retour

Jacques Baratier en quatre courts

Jacques Baratier en quatre courts
Quatre courts métrages de Jacques Baratier (Paris la nuit, 1956, Eves futures, 1964, Eden miseria,1967, et Opération séduction, 1975), parmi la dizaine qu’il a réalisés (ainsi qu’une douzaine de longs métrages), donnent à voir les sujets de prédilection du cinéaste : l’exploration de la ville, une jeunesse en désordre, l’ailleurs en tant que lieu de ressources.

Parmi les documentaires que Jacques Baratier (1918-2009) a réalisés au cours de sa carrière, se trouve l’une de ses œuvres majeures, un film commencé en 1947 et achevé par sa fille Diane Baratier en 2011, Le Beau Désordre, qu’il n’eut de cesse de reprendre au fil des années pour le compléter et le remonter. À l’origine, il s’agit d’un documentaire sur la faune de Saint-Germain-des-Prés réalisé avec un poète lettriste, Gabriel Pomerand, qui en avait écrit le commentaire et servait de guide à travers les rues de Saint-Germain. Hirsute, l’œil brillant, Pomerand déclamait des vers bruitistes, haranguait la foule des existentialistes. Le commentaire fut rejeté par la production, ce qui donna lieu à une deuxième version du film, Désordre. On y croisait Jean Cocteau signant un mur à la craie comme s’il se fût agi d’un tableau, Juliette Gréco chantant dans les ruines en compagnie de Raymond Queneau, Boris Vian jouant de la trompette au petit matin au bord de la Seine. Jaques Baratier était l’un des leurs. C’est dans la liberté qui régnait dans les cafés et les caves de Saint-Germain-des-Prés, ce désordre qui s’opposait à celui de l’Occupation, comme au retour à l’ordre de la Libération, qu’il a puisé une part de l’esprit fantaisiste et anarchiste de ses films.

Vingt ans plus tard, en 1967, Jacques Baratier sortit une nouvelle version du film qui intégrait les séquences du premier tout en invitant de nouveaux personnages à venir témoigner de la vie de Saint-Germain-des-Prés, parmi lesquels Roger Blin, Roger Vadim, Alain Vian, le frère de Boris, ou Claude Nougaro, évoquant Jacques Audiberti. C’est Le Désordre à vingt ans. À travers les souvenirs des Germanopratins de l’immédiate après-guerre le film mesure l’évolution du quartier à leurs yeux parfois la déchéance, livré aux boutiques de mode, aux drugstores et à une nouvelle jeunesse jugée bourgeoise… Cette jeunesse, parfois débarquée de province sans un sou, intéresse pourtant Jacques Baratier : Hermine Karagheuz rejoue son arrivée à Paris, vendant des poèmes à la terrasse des cafés, Marie-Hélène Breillat danse jusqu’à la transe en boîte de nuit, des beatniks jouent de la guitare sur les quais de la Seine, on aperçoit Pierre Clémenti et Bulle Ogier sur la scène des Idoles, la pièce de théâtre de Marc’O. Le Désordre à vingt ans, donc, parce que vingt ans est l’âge de tous les désordres… Il y a chez Jacques Baratier une nostalgie non du passé, mais de la jeunesse comme instant exalté et fugitif, renouvelé à chaque génération, dans lequel il retrouve l’image de sa propre jeunesse, des jeunes femmes qu’il a aimées ou admirées, des amis qui ont disparu (comme le poète Olivier Larronde).

 

un amoureux de paris

Avec Désordre, Jacques Baratier inaugurait une série de documentaires sur Paris, qui s’échelonneront jusqu’à la réalisation de son premier long métrage de fiction, Goha, tourné en Tunisie en 1957, avec Omar Sharif et Claudia Cardinale. Paris la nuit (1956) succède ainsi à La Cité du Midi (1952), un film sur un atelier de cirque dans une ruelle de Montmartre, et Chevalier de Ménilmontant (1953), sur l’enfance de Maurice Chevalier et les gamins du quartier. Paris la nuit a l’ambition d’être un film symphonique sur la ville, dans la tradition des films d’avant-guerre où la métropole était un thème en soi, accordant les mondes hétéroclites de la grande ville au rythme d’un montage musical. Le montage est d’ailleurs signé Léonide Azar, monteur d’origine russe, qui avait côtoyé Eisenstein. Et Charlot, réminiscence des années 1930, apparaît sous la forme d’un mannequin dans une vitrine, à côté d’une affiche des Temps modernes. Le film joue d’accélérations et de ralentissements orchestrés par un sergent de ville maniant bâton et sifflet ainsi que de contrepoints entre circulation et manèges de foire, clarinette jazz des caves de Saint-Germain et biniou d’un troquet auvergnat, prostituée battant le trottoir de la rue des Vertus et cortège de jeunes mariés, ouvriers et petits rats de l’Opéra se croisant dans le métro. On y retrouve une atmosphère proche de celle des photographies de Robert Doisneau, qui savait saisir ou mettre en scène des situations typiques du Paris des années 1950. Ici, les saynètes qui reconstituent la vie des rues alternent avec des prises de vues plus documentaires, parfois saisies sur le même lieu. Les personnages emblématiques de la rue sont au rendez-vous (marchands à la sauvette, musiciens et chanteurs, clochards, maraîchers du petit matin), comme les grandes foules, celles des gares, des bals, des fêtes foraines. On y voit Paris qui s’amuse et qui travaille, des cabarets de Pigalle aux étalages des Halles, et l’on se souvient que c’est la ville et ses éclairages qui ont inventé la nuit. La ville est le lieu d’un permanent spectacle, et la nuit de la ville, comme celle du théâtre, du cabaret, du cinéma, est une nuit qui s’éclaire sur un monde irréel.

Une séquence plus que les autres s’écarte de la représentation documentaire pour nous faire plonger dans une atmosphère onirique. On y voit un homme qui dort sur un lit de camp dernière lequel apparaissent une à une des statues (s’agit-il d’un gardien du Louvre ?). Le plan suivant, une statue de Diane éclairée dans un parc, rappelle les photos nocturnes de Brassaï. Dans ce parc, deux hommes louches rodent autour d’une jeune femme assise sur un banc la tête plongée dans les mains. Quand elle se retourne, son visage inexpressif et ses yeux outrageusement maquillés de noir les effraient. Le visage de cette jeune femme, celui peut-être d’une existentialiste mélancolique, et la séquence entière évoquent l’atmosphère étrange des films de Franju. Mais ce réalisme qui frôle le fantastique est sans doute l’une des caractéristiques du cinéma de Jacques Baratier, une marque de son imaginaire poétique. Dans cette séquence s’annoncent certains de ses films à venir comme Piège (1970) et L’Araignée de satin (d’après une pièce surréaliste, 1984), ou l’orgie crépusculaire de La Ville bidon (1975) où Bernadette Lafont tient le rôle de prêtresse. Cette transfiguration nocturne se retrouve aussi dans toutes les séquences tournées sur fond noir de La Poupée (d’après Jacques Audiberti, 1962). La nuit est l’une des modalités de la poésie qui, chez Jacques Baratier, oscille entre la clarté naïve et les couleurs vives de Goha et l’obscurité du désir nourri par l’inconscient.

Cet érotisme teinté de fantastique se retrouve dans Èves futures (1964). Le plan d’ouverture où l’on voit un mannequin de femme désarticulé renversé sur le tas de gravats d’un terrain vague rappelle La Poupée de l’artiste surréaliste allemand Hans Bellmer. Le film qui explore un atelier de fabrication de mannequins pour boutiques de mode joue sans cesse sur la tension entre la nudité des corps de plastique et la rudesse avec laquelle ils sont manipulés, poncés, découpés par les ouvriers qui semblent oublier la ressemblance de ces objets avec leurs modèles. Or cette ressemblance, Jacques Baratier l’accentue en faisant figurer dans son film de vraies jeunes femmes dont le corps, le visage, se mêlent à celui des mannequins, ou qui défilent dans des tenues à la mode dans un grand magasin. Au-delà de la description didactique de la fabrication de cette statuaire moderne produite en série, selon une esthétique aussi mièvre que mystérieuse (regards et postures), Jacques Baratier pose la question de l’identité de la jeune fille des années 1960. Le mannequin est en quelque sorte le miroir dans lequel la jeune fille à la mode se reflète. Par extension, la fabrique de mannequins serait-elle une fabrique de jeunes filles ? Vu sous cet angle Èves futures rejoint l’observation de la jeunesse menée dans Désordre à vingt ans, film avec lequel il était projeté en 1967.

 

 

L’image particulièrement frappante qui ouvre le documentaire, et qui revient à la fin, campe également le décor de plusieurs films de Jacques Baratier, situés dans la frange de la ville et sa banlieue. On aperçoit au loin des tours HLM qui étaient alors nouvelles dans le paysage. Dans La Poupée, tournée durant la guerre d’Algérie, un bidonville de banlieue servira de décor pour un village d’Amérique du Sud dont le peuple (en l’occurrence des ouvriers algériens) se révolte contre l’oppression d’un dictateur, et dans La Ville bidon, Jacques Baratier ira observer la vie aux abords d’un terrain vague de Créteil menacé par une opération immobilière. De Désordre à Èves futures, en passant par Paris la nuit, on voit donc s’étendre l’exploration de Paris, des rives de la Seine jusqu’à la marge.

Enfin comme Paris la nuit, Èves futures est un film musical. Si la musique de Paris la nuit était signée Georges van Parys, compositeur de nombreuses chansons populaires (ne serait-ce que La Complainte de la Butte), celle d’Eves futures, qui oscille entre solo de trompette jazzy (lointainement inspiré de la Suite pour orchestre de Bach) et thème pop, est de Georges Delerue.

 

le retour au désordre

Èves futures et, à peine terminé, Eden miseria, sont projetés avec Le Désordre à vingt  ans en 1967. Eden miseria qui fait le portrait de jeunes beatniks venus passé noël à Katmandou, est une sorte d’épilogue ou de digression sur le thème de la jeunesse qui traverse Désordre à vingt ans. Ce court film aurait d’ailleurs pu donner lieu à une séquence du Désordre à vingt ans, puisque Jacques Baratier était parti au Népal à la recherche de Patrick Vian, le fils de Boris, afin de recueillir son témoignage, et les hôtels de Katmandou sont comme un écho lointain et exotique des cafés de Saint-Germain, où sans doute pour la première fois leur nom a résonné à l’oreille des voyageurs.

Sur un mode plus proche du reportage que les deux documentaires précédents, ici pas de mise en scène, le film livre une série de portraits de jeunes gens de différentes nationalités en rupture avec la société. La musique tient toutefois une place, mais plus discrète, avec la chanson de Joan Baez, There but for Fortune. À la veille de Mai 68, Jacques Baratier recueille le témoignage d’une jeunesse désœuvrée et fugitive, la même qui débarquait à Paris sans argent, errant dans les nuits du Désordre à vingt ans. “Paris est devenu un grand commissariat”, déclare l’un d’eux. Dans le voyage, ils cherchent la liberté et l’amitié, dans la drogue et la spiritualité la destruction des valeurs coercitives de la civilisation occidentale. En France, ce sont des bons à riens, en Inde on les prend parfois pour des sages (ce qui leur évite de payer le train !). Leurs cheveux longs, leurs rêveries utopiques (“je ne veux plus d’école, plus de prisons, je veux que les gens se sourient”), qui aujourd’hui paraissent un peu ridicules, un peu datés, l’accusation d’inconséquence de la part des Népalais, n’effacent en rien la sincérité de leurs propos. Et il n’est d’ailleurs pas surprenant que Jacques Baratier ait été sensible à la fuite et à la révolte de ces jeunes gens. La vocation artistique du cinéaste, son amour de la poésie, de la littérature, de la musique, de la peinture, l’ont tenu en marge de la société et plus tard du monde du cinéma lui-même où il a souvent été considéré comme un maladroit (il n’est que de lire les critiques de certains de ses films), inassimilable aux courants esthétiques de l’époque. Le sentiment de cette différence a trouvé à s’exprimer dès son premier film, Goha, qui raconte l’histoire d’un jeune homme plus sage et plus sincère que la société qui l’entoure, mais dont tout le monde se moque jusqu’à le pousser au désespoir. Cette révolte contre les valeurs établies, contre la suffisance et la violence des représentants de l’ordre, prend dans les films de Jacques Baratier une tournure satirique et carnavalesque. La Poupée, La Ville bidon sont des éloges de la liberté contre tous les pouvoirs : pouvoir politique, économique, et même psychiatrique dans Rien, voilà l’ordre (2004). Éloges de la folie et fidélité poétique au désordre.

Opération séduction (1975) n’est pas éloigné de ces préoccupations. Dans la région du Rondônia, au nord du Brésil, Jacques Baratier part enregistrer avec son équipe la première rencontre entre une tribu d’Indiens d’Amazonie et les membres d’une mission de protection envoyée sur place pour opérer une “pacification” des Indiens, c’est-à-dire procéder à leur “séduction” par l’échange d’un certain nombre de cadeaux, pour que cessent les combats avec les prospecteurs venus défricher la forêt à la recherche de diamants, de caoutchouc et autres matières premières. Il ne s’agit pas d’un film ethnographique, il n’est pas question ici de décrire les mœurs des Indiens, mais plutôt sur le mode du reportage, à la manière d’Eden miseria, de rendre compte d’une situation de manière condensée, et presque tranchante. Si la sortie des Indiens hors de la forêt est un moment fascinant, le propos du film dépasse le caractère sensationnel de cet événement. La pacification des Indiens équivaut à la confiscation de leur territoire, à la destruction de leur mode de vie, voire à leur extermination. Le fonctionnaire qui procède à cette pacification en est pleinement conscient : “Toutes les pacifications sans exception sont désastreuses pour les Indiens”, et il ajoute : “A quoi bon pacifier les Indiens si c’est pour les jeter dans une société profondément injuste dans ses fondements.” Dans un format si court (18 minutes) chaque mot pèse son poids de sens. Avec Opération séduction, c’est à une critique de la société (la “civilisation” par opposition au monde “sauvage”) que se livre une nouvelle fois Jacques Baratier, un renversement des valeurs de l’ordre et du désordre qui est l’acte de foi de son œuvre cinématographique. Cette critique s’appuie encore sur la lecture de l’anthropologue Pierre Clastres et de son livre La Société contre l’État (Edition de Minuit, 1974) qui nourrit le commentaire d’introduction du film. Contre les théories évolutionnistes qui définissent les sociétés dites primitives sous l’espèce du manque (société sans écriture, sans histoire, sans État, sans marché, etc.), Pierre Clastres soutient l’hypothèse que ces sociétés ne sont pas moins avancées que la nôtre mais fonctionnent selon un équilibre qui leur est propre. Les sociétés primitives sans État refusent toute relation de pouvoir, toute division hiérarchique. Sociétés à échelle réduite, elles sont du côté du petit, du limité et du multiple, tandis que les sociétés à État sont à l’inverse du côté de la croissance, de l’intégration, de l’unification. Le régime selon lequel fonctionne les sociétés indiennes est par ailleurs porteur d’une charge subversive aux yeux du capitalisme, dans la mesure où, comme l’évoque Jacques Baratier au début du film, le peu de temps consacré “à ce que l’on appelle le travail” ne s’oppose pas à “l’abondance et la variété des ressources alimentaires”. Lorsque nous voyons ces Indiens sortir de la forêt, certes leur présence muette, leurs arcs, leurs flèches sont inquiétants. Mais leur naïveté l’est encore plus. Ils reçoivent des cadeaux, font preuve de curiosité, emportent tout ce que le campement peut leur offrir et repartent satisfaits, sans se douter qu’ils viennent de vendre leur liberté.

 

Sylvain Maestraggi, décembre 2011.