Retour

Jean-Luc Godard à l'essai

Jean-Luc Godard à l'essai
Jean-Luc Godard, le désordre exposé, de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, revient sur l’exposition au Centre Pompidou en 2006, Voyage(s) en Utopie (1946-2006), avec André S. Labarthe en passeur. Exposition du cinéma ou cinéma exposé ─ ordre et désordre selon Godard : précisions dans un entretien avec les deux réalisateurs.

De Francis Bacon à Montaigne, de Diderot à Paul Valéry, de Robert Musil à Adorno et Roland Barthes, l’essai est l’exercice de la mesure, la pesée, la vérification et la validation d’un territoire, bien souvent de façon fragmentaire. “L’essai est-il : dans un domaine où le travail exact est possible, quelque chose qui suppose du relâché, ou le comble de la rigueur accessible dans un domaine où le travail exact semble impossible.” Robert Musil définit la nature même de l’essai comme cette double pression contradictoire qui s’exerce entre le travail du sens et la poussée du temps.

Il y aurait dans ce qui constitue l’essai comme forme dynamique, le mouvement d’une dialectique fine à l’œuvre, entre la tension d’un calcul exact, et l’effet de dé-liaison d’une temporalité non vectorisée. Une puissance de la construction qui intègre la puissance de la négation, tel est le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler. Inventant sa propre forme au fur et à mesure que s'élabore son écriture, Jean-Luc Godard, le désordre exposé constitue un double portrait : celui d'une exposition (Jean -Luc Godard au Centre Pompidou) et le portrait d'un passeur (celui d'André S. Labarthe). Véritable poème en prose, le film expose à son tour un dispositif narratif qui nous introduit à sa manière au cinéma et à la pensée en acte du cinéaste.

 

Adoptant une forme libre, votre film déconstruit le commentaire, en multipliant les conversations. Quelle est la généalogie de votre projet qui adopte d'emblée le mouvement d'un cheminement ?

Céline Gailleurd : Le projet relève en effet d’un cheminement qui a duré six années : en 2006, nous avons d’abord filmé au Centre Pompidou, pendant plusieurs jours, par souci de garder une trace de l'exposition de Jean-Luc Godard, Voyage(s) en Utopie (1946-2006), dont aucun catalogue n’existait. Cette proposition de Godard se présentait comme une vaste installation inachevée, vestige d’un projet rêvé par le cinéaste, Collage(s) de France, refusé par Beaubourg. Nous avons pris beaucoup de plaisir à filmer les circulations des visiteurs à l’intérieur des trois salles (Avant hier, Hier, Aujourd'hui) leurs regards souvent perplexes devant une exposition qui se présentait comme un immense rébus. Nous avions aussi décidé de ne pas nous limiter au musée, et de suivre le moment du démontage, avec l’étonnante arrivée des objets de l'exposition chez Emmaüs – ce qui nous a permis d’en acquérir une partie importante, à l’exception des maquettes, seul élément de l’exposition vendu aux enchères et racheté par un collectionneur espagnol. Toutes ces images que nous avions tournées ont ensuite dormi plus d'un an, jusqu'à ce qu'Olivier Bohler et Raphaël Millet créent Nocturnes Productions en 2007. Peu à peu s’est fait jour le projet d’un film. A cette même époque, nous avons l’un et l’autre rencontré André S. Labarthe, et il nous est apparu comme la personne idéale pour parler de Godard. Restait encore à trouver des partenaires pour mener au mieux cette aventure : Gérald Collas à l’INA, Bruno Deloye à Ciné+ et Cornelia Hummel à Imagia en Suisse ont cru en ce projet.

Olivier Bohler : Au moment de tourner avec André Labarthe, nous avons pensé la structure du film en écho à la déambulation des visiteurs dans l'exposition : notre personnage et passeur circule dans plusieurs espaces différents, reconstitués en studio, où sont ré-agencés de manière thématique les éléments de l’exposition en quatre salles : le musée imaginaire, le collage, la science, l’utopie. Nous avions envie que cette déambulation participe à la fois du parcours muséal, de la projection cinématographique et, in fine, du rêve ou de la circulation à l'intérieur de la mémoire. D'où les deux séquences au début et à la fin du film, qui mettent en scène l'entrée et la sortie hors de ce monde godardien un peu fantastique. Cela sans jamais perdre de vue l’idée qu’André Labarthe évoque à la fois une œuvre mais aussi une amitié qui dure depuis cinquante ans, donc quelque chose qui est de l'ordre aussi du sensible, de l'émotion.

C.G. : Entrer dans le sujet en multipliant les conversations, c’était aussi une manière de traiter avec humour les nombreux commentaires qui l’ont accompagné mais souvent qui s’enlisaient dans des anecdotes. Rares sont ceux qui ont pris le temps de comprendre ce qui se tramait derrière ce désordre apparent si savamment orchestré, à l’image de ses films finalement. La symphonie des commentaires placés au début donne d’ailleurs la couleur du film : il se présente comme un vaste collage d’éléments hétérogènes qu’on a souhaité rapprocher pour créer de nouvelles étincelles et éviter d’être face à une manière morte. Il fallait que ça devienne électrique.

 

Comment la figure d'André S. Labarthe s'est-elle imposée à vous comme une figure importante, nécessaire à la réalisation du film et à son aventure ?

O.B. : Dès l’ouverture de l’exposition au public en mai 2006, André S. Labarthe est l’un des rares à avoir perçu la continuité entre le cinéma de Godard et son exposition. Mais l’idée de le prendre comme personnage de notre film s’est véritablement imposée après la réalisation en 2010 d’un court opus, André S. Labarthe : du chat au chapeau, qui proposait de faire son portrait à partir de son exposition intitulée Le Chat de Barcelone à la Maison d’Art Bernard Anthonioz. Son charisme, sa liberté, ses longs silences mélancoliques et la poétique qui s’exprime dans son rapport au langage et au monde nous ont immédiatement inspirés pour le projet suivant.

C.G. : La difficulté pour parler de Jean-Luc Godard, c’est de trouver la bonne distance. André S. Labarthe connaît l’homme et l’œuvre, sans être dans le discours savant ni l’admiration. Faisant partie lui aussi des tenants de la Nouvelle Vague, proche de Jean-Luc Godard depuis ses débuts aux Cahiers du cinéma, il apparaît dans l’œuvre godardienne dès A bout de souffle, puis dans Vivre sa vie, Allemagne année neuf zéro, ou encore Les enfants jouent à la Russie et JLG/JLG. Godard a même réutilisé un extrait de sa voix dans 3x3 Désastres, présenté à Cannes en mai dernier. Mais surtout, André S. Labarthe a été le seul à documenter, dès les années 1960 et avec une régularité incroyable, le travail et la pensée de Godard. De Jean-Luc Godard, le cinéma au défi (1965) à No Comment (2011), en passant par Godard Blues (1985), il aborde à chaque fois le personnage d'une manière novatrice et profonde. C’est ce qui fait que Le Désordre exposé est aussi, par des jeux de miroirs, un portrait des deux hommes qui n’ont jamais cessé de dialoguer.

 

Le titre de votre film met en exergue une sorte d'oxymore, celui du désordre exposé : dans quelle mesure ce paradoxe est-il constitutif du cinéma de Jean-Luc Godard ?

C.G. : Toute l’œuvre, et même le positionnement de Godard face à l’institution comme aux médias, repose sur le principe de conflit. Le conflit, c’est à la fois le désordre et le lieu où naissent les idées. C’est l’endroit de la confrontation maximale, et donc de la production d’images les plus nouvelles. En cela Voyage(s) en Utopie offrait une véritable continuité avec ses films les plus “politisés” qui portent en eux une critique radicale du capitalisme et de l’industrie culturelle. Par ailleurs, l’idée de désordre renvoie au sublime texte d’Aragon publié dès 1965 dans Les Lettres Françaises, Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ?, que reprend en voix off André Labarthe dans la dernière partie de notre film : “Car personne ne sait mieux que Godard peindre l'ordre du désordre.” Pour Aragon, “le désordre de notre monde” est “la matière” des premiers films de Godard. C’est une idée qui sous-tend sa conception du montage, le rapport image/son reposant sur l’idée de morcellement, de fragmentation et de discontinuité.

O.B. : Pour autant, nous n'avons pas choisi à l'origine du projet de mettre en avant en particulier cet aspect-là du travail de Godard. Cela s'est dégagé lentement, presque de manière inconsciente, et c'est au moment de choisir un titre pour le film que Raphaël Millet nous a fait remarquer que l’idée de faire désordre était au cœur de toutes les problématiques que nous abordions. De fait, chaque film de Godard redéploie une esthétique du désordre. Le mot revient sans cesse dans France Tour Détour.

 

Votre film met en œuvre une double construction : la construction d'une dramaturgie ; celle d'un dispositif qui tisse finement le passé au présent (celui de l'exposition, celui du cinéma) et réciproquement...

C.G. : L'exposition elle-même obéissait à une dramaturgie avec ses dispositifs parfois émouvants, parfois provocateurs ou répulsifs. Se contenter d'un discours sur l'exposition sans chercher à faire ressentir des émotions au spectateur nous semblait une erreur. Nous avions peu de choses à notre disposition pour cela, mais il fallait les mettre en scène.

 

 

 

O.B. : Pour construire la dramaturgie, l’étape de l’écriture occupe une place déterminante dans notre travail. Nous glanons librement des images dans le réel, mais ensuite nous écrivons nos scénarios de documentaires comme s’il s’agissait d’une fiction avec une construction dramatique. C’est à ce moment-là, quand la structure du film s'organise, que se fait tout le travail de recherche des sources. Une fois cette première matière posée, les éléments non-documentaires surgissent, la mise en scène, la création d'un personnage avec son histoire, les décors, les premières idées de montage qui tirent vers la fiction, et qui vont porter la pensée à s'incarner dans une esthétique. Car il nous semble, comme à Labarthe, qu'il n'y a pas de documentaire sans fiction. Une fois ces cadres posés, le tournage redevient un moment de liberté, où tout peut advenir.

C.G. : L’expérience de montage a été très forte, guidée par la personnalité très stimulante de notre monteur Aurélien Manya. Nous avons pu manipuler la matière du film avec une totale liberté. Sur chaque séquence se posait la question de replacer l'exposition dans une sorte d'archéologie de la pensée de Godard. Il était donc très important de donner à ressentir ce passé comme une matière sensible, chargée aussi d'émotions, et de prendre en charge le fait que les deux hommes ont un lien privilégié. Et l'absence physique de Godard rendait la présence des images d'archives plus intense aussi, comme une sur-présence.

 

En quel sens l'écriture du film expose-t-elle la question de l'exposition du cinéma dans des espaces muséographiques ?

O.B. : André Labarthe dit toujours que le cinéma ne peut pas s'exposer, et je suis assez d'accord avec lui. Projeter un extrait de film dans un espace muséal, ce n'est pas pour autant exposer un film. D'ailleurs, les spectateurs de Voyage(s) en Utopie venaient probablement pour voir une exposition des films de Godard, et celui-ci a bien montré qu'il n'en était pas question – et qu'il n'exposait que des images dans des écrans (souvent très petits !), ce qui est très différent. L’idée était plutôt de repartir de l’héritage d’Henri Langlois et son musée du cinéma, qui mélangeait affiches, maquettes, dessins, costumes et un peu tout ce qui lui tombait sous la main, et qui fonctionnait suivant un principe de montage. Sa préoccupation était celle de la mise en relation des films, pour créer une pensée du cinéma.

C.G. : Pour nous, c’est très stimulant de voir comment des cinéastes se saisissent des moyens de l’exposition, tout en continuant de réfléchir au dispositif du cinéma dans leurs installations. Mais ce qui nous passionne avant tout c’est la manière d’inscrire l’image en mouvement dans l’espace : l'image devient une matière de l'image, au même titre que la lumière, les couleurs ou les acteurs. Les différentes salles que nous avons créées en studio portent en elles la trace de cette réflexion à travers l’usage de projections et de moniteurs diffusant des images. Cela dit, je me sens aussi très influencée par les installations d’artistes comme Anri Sala ou par l’exposition de Philippe-Alain Michaud à Beaubourg Le Mouvement des images, c’est-à-dire tout ce qui croise art contemporain et image en mouvement.

 

Peut-on dire que la boîte à outils que constitue l'exposition Voyage(s) en utopie continue à produire des effets, notamment sur le propre cinéma de Godard ?

O.B. : Nous avons eu la chance de voir à Cannes le premier opus de Jean-Luc Godard en 3D : 3x3 Désastres. Sans avoir évidemment la prétention de dire que Godard répond à notre film, il nous semble qu'il y reprend et poursuit les thèmes majeurs de l'exposition – c'est-à-dire finalement de toute son œuvre. De même qu'une partie de l'exposition était plongée dans la pénombre, la première partie de son film est dédiée aux ombres, qui n'ont par définition aucune dimension : l'ombre de Nosferatu, qui plane sur les spectateurs, l'immeuble bombardé, “qui rejoint son ombre sur le sol”, comme les ombres des passants d'Hiroshima, projetées sur les murs. Et comme toujours, Godard joue sur les mots : d’“ombre”, il passe à “nombre” et de là aux mathématiques avec “n-ombres”. Par combien de dimensions faut-il multiplier les ombres pour faire du cinéma ? Réponse : “Entre le zéro et l'infini.” Mais sûrement pas par 3. La formule x+3=1 qui ornait les murs du Centre Pompidou y est questionnée sous un nouveau jour. Jean-Luc Godard rappelle qu'elle a servi d'abord aux marchands, à ceux qui voulaient calculer les dettes de leurs débiteurs : -2 + 3=1. Peut-on faire du plus avec du moins ? Pour représenter le monde en deux dimensions, il fallait jusqu'à présent un seul objectif – Godard montre, avec humour et respect, John Ford, Nicolas Rey, les grands cinéastes borgnes, face à l'œil unique de la caméra utilisée par les enfants de France Tour Détour. Pour obtenir une dimension de plus, il faut maintenant deux objectifs.

C.G. : Mais quel est le monde en 3D que le nouveau cinéma promeut ? Godard en fait déjà l'inventaire : films d'horreur, de guerre ou pornographiques, corps déchiquetés par des guerres futuristes, volant en éclats sanguinolents vers les spectateurs, ou corps prostitués. L'inverse des corps de Gene Kelly et Ava Gardner filmés par Minnelli ou Mankiewicz, qu'il montrait déjà dans l'exposition. Et puis on retrouve, un instant, la voix d'André Labarthe, prise dans Allemagne année neuf zéro qui déclare : “Est-ce que le narrateur n'est pas dans une situation impossible, difficile et solitaire, davantage aujourd'hui qu'autrefois ? Je le crois...” J’aime bien me dire que c'est un peu une réponse, si ce n'est à notre film, au moins à André S. Labarthe.

 

Quels sont vos futurs projets de films ?

C.G. : Actuellement, nous sommes en production d'un film consacré à Edgar Morin et son rapport à l’image. Il a été l'un des premiers intellectuels à envisager les grandes transformations anthropologiques de notre civilisation à travers le prisme du cinéma. Pour lui, le cinéma permet de renouer avec ce qu’il y a de plus archaïque en nous : le goût du mythe, notre fascination pour les ombres et, in fine, pour la mort. A travers ce documentaire, il s’agira de montrer que le système déployé par Edgar Morin est une machine à penser particulièrement stimulante, dont nous souhaitons qu'elle influe sur la forme même de notre film.

O.B. : Nous préparons aussi un film sur la ville d’Odessa. C’est un film qu’on envisage comme une transition vers la fiction, vers laquelle on souhaite aussi se diriger. Ce sera un film sur les différents quartiers de la ville, et on aimerait croiser des images de l'architecture et des gens, avec des textes littéraires, notamment les écrits romancés de Dovjenko.

 

Propos recueillis par Pascale Cassagnau, juin 2013.

 

 

A lire

 

. Voyages en Utopie(s). Ce qui ne peut être mont(r)é, ne peut être dit, de Céline Gailleurd, in Le montage dans les arts au XXe et XXIe siècles, dir. Sylvie Coëllier, Université de Provence, 2008.

. Quand Malraux et Godard pensent la création : Du musée imaginaire aux Histoire(s) du cinéma, de Céline Gailleurd, in Congrès de l’Afeccav - Penser la création audiovisuelle : cinéma, télévision, multimédia, Université de Provence, 2009.

. Hollywood, les paradis perdus - L’Amérique dans Histoire(s) du cinéma et Voyage(s) en Utopie de Jean-Luc Godard, de Céline Gailleurd, in L’Europe vue d’Hollywood et l’Amérique au miroir du cinéma européen, Paris, éd. Michel Houdiard, Paris, 2012.

. Pasolini et l’antiquité, sous la direction d’Olivier Bohler, éd. Institut de l’Image, Aix-en-Provence, 1997.