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Jeunesse en carafe

Jeunesse en carafe
Cinq films récents dessinent le portrait d’une jeunesse masculine, aujourd’hui dans notre société. Les rassembler permet d’en trouver les points communs et d’envisager pourquoi ces réalisateurs ont observé à la loupe ces jeunes gens en devenir.

Que raconte un film lorsqu'il regarde la jeunesse ? Quel(s) regard(s) pose-t-il sur cette frange de la vie, ce moment de construction, ce passage plus ou moins transitoire vers l'âge adulte ? À ces questions le cinéma, les cinéastes, n'ont eu de cesse d'apporter des visions changeantes, inscrites dans les mouvements d'une société. Depuis 1959 et la sortie des Quatre cents coups de François Truffaut, œuvre ayant fait date par sa mise en scène, son renouvellement des codes formels et narratifs, ainsi que sa vision sans fard d'une enfance livrée à elle-même, de l'eau a coulé sous les ponts. Et tout comme le terme jeunesse a élargi son champ de désignation, les représentations de celle-ci se sont diversifiées. Le qualificatif ne désigne plus uniquement une période de l'enfance à l'adolescence et cessant à la majorité. La jeunesse peut désormais concerner des personnes approchant ou entamant la trentaine. À travers Jusqu’à ce que le jour se lève (Pierre Tonachella, 2016), La Buissonnière (Jean-Baptiste Alazard, 2013), Lutte Jeunesse (Thierry de Peretti, 2017), Pas comme des loups (Vincent Pouplard, 2016) et Réponses au brouillard (François Hébert et Olivier Strauss, 2016), quelques pistes pour décrypter l’image rendue par ces jeunes adultes.

 

 

jeunesse XY

D’emblée, une précision : ces cinq documentaires présentent une jeunesse avant tout masculine. Si des femmes sont parfois citées (telle Charlotte, possible amourette évoquée dans Jusqu'à ce que le jour se lève), si d'autres croisent la route des jeunes hommes le temps d'une soirée dans La Buissonnière, elles ne sont ni l'objet, ni le sujet de ces œuvres.

Sur les raisons possibles de ce tropisme masculin, Lutte Jeunesse occupe une place un peu à part. C'est, en effet, à partir des vidéos réalisées pour le casting du rôle principal de son long métrage, Une Vie violente, que Thierry de Peretti a réalisé Lutte Jeunesse. Pour cette fiction qui retrace l'itinéraire d'un jeune issu de la classe bourgeoise qui adhère au nationalisme corse – dans sa fraction violente –, le réalisateur a souhaité trouver un interprète pas forcément professionnel, mais ayant un lien avec la Corse. Ces vidéos envoyées spontanément par les candidats ou filmées par Julie Allione, la responsable du casting, forment une succession de portraits où les jeunes hommes évoquent face caméra leur attachement à la Corse, sa culture et leurs tentations passées pour le nationalisme.

Pour les quatre autres œuvres, posons l'hypothèse que cette masculinité trouve son origine à la confluence de plusieurs facteurs : amitié, hasard des rencontres, proximité et imaginaires.

Dans Jusqu'à ce que le jour se lève, Pierre Tonachella suit sa bande d'amis d’enfance demeurés en Essonne, équipe hétéroclite passant d'un boulot précaire à l'autre et s'oubliant dans la fête les week-ends. Dans La Buissonnière, sorte de road-movie estival et campagnard à travers la France où deux acolytes enchaînent débrouille et fêtes jusqu'au lever du jour, la proximité entre filmeur et filmés ─ qu’on imagine déjà dense dans l’habitacle du véhicule ─ est révélée lorsque l'un des deux jeunes hommes lance inopinément à la caméra : “C'est du docu que tu fais ? Avant tu faisais surtout de la fiction ou de la performance.”

Deux autres films, Réponse au brouillard et Pas comme des loups sont visiblement issus de la fréquentation d’espaces majoritairement masculins. C'est après un atelier d'écriture dans le foyer de jeunes travailleurs de Guingamp et la rencontre avec Théophane que naît Réponses au brouillard, “portrait imaginaire” qui n’est, dixit l'intéressé, “ni un documentaire ni une fiction non plus.” Et c'est lors d'un atelier de pratique cinématographique pour des jeunes pris en charge par la Protection judiciaire de la jeunesse que Vincent Pouplard rencontre les jumeaux de Pas comme des loups, qu’il va suivre sur plusieurs années, captant leur quotidien et leur relation, loin de tout.

A des degrés divers, ces cinq documentaires s'intéressent à de jeunes hommes étant ou ayant été en situation de marginalité, de rupture, de retrait ou de doutes. Des situations qui renvoient dans notre imaginaire collectif à un univers majoritairement masculin. La délinquance, l'extrémisme et ses dérives violentes, voire l'exclusion, sont dans nos constructions sociales genrées incarnées par des hommes.

 

extension des domaines de la marge

Géographique ou sociale, subie ou choisie, temporaire ou pérenne, ces films travaillent la question de la marge. Qu'il s'agisse de la nature d'une France rurale (La Buissonnière), d’espaces périurbains (Jusqu'à ce que le jour se lève, Pas comme des loups), d’une île (Lutte jeunesse), d’une petite ville bretonne (Réponses au brouillard), ces cinq documentaires s'intéressent à des jeunes gens vivant ou se déplaçant dans des territoires reculés. Un retranchement accentué par l'absence à l’image d’adultes (plus âgés que nos protagonistes, parentèle, institutions, rencontres…) qui pourraient être porteurs d’autres valeurs ou bien être des modèles à suivre.

Cet isolement accentue l'image d'une jeunesse en crise, livrée à elle-même. Cette idée de relégation ou d'exclusion semble parfois subie, vécue comme inéluctable. Dans Jusqu'à ce que le jour se lève, les fêtes répétées et leurs comportements excessifs, comme les gestes obsessionnels de Theo agençant des éléments de plastique et de ferraille, apparaissent comme de vaines tentatives de s'absoudre du monde. Pour Lutte Jeunesse, le territoire corse renvoie à   un monde clos empêchant ceux qui y vivent de s'en échapper. La Corse est le lieu où se dévoilent les paradoxes de l'appartenance : constitutive de l'identité jusqu'à la marginalité, c’est un espace pour lequel on peut se sacrifier, mais qui en même temps emprisonne.

Dans Pas comme des loups, l'isolement de Roman et Sifredi est initialement subi, puisque c'est le rejet par leur mère qui les amène à vivre par la débrouille. Pour autant, le duo convertit cette situation en force : le film ne cesse de les montrer, certes retranchés du monde, mais écrivant leurs propres règles, édictant leurs propres usages. Le duo s'amuse à concevoir chaque instant comme un exercice d'acquisition de savoirs, où le ludique le dispute au défi. Cette idée d'un éloignement assumé transparaît sous une autre forme dans La Buissonnière. Le titre et son sous-titre, Un été dans la France entière, énoncent la volonté pour les deux hédonistes de s'écarter, pour un temps seulement, des sentiers battus. Comme le film le signale lui-même, le pilote et son acolyte sont “deux branleurs en vacances” : “C'est pas moche, mais c'est pas très sérieux.”

 

no futur ?

Centrée sur son monde, cette jeunesse ne manifeste, hormis dans Lutte jeunesse, guère d'intérêt pour le reste du monde ou la chose politique. Chez Thierry de Peretti en effet, les questions de l'engagement, de la militance, de l'adhésion à un parti, à des idées politiques traversent l'ensemble des entretiens, à travers le prisme dominant du nationalisme corse.

Dans Réponses au brouillard, l'insert impromptu d'images parisiennes du mouvement Nuit debout à mi-parcours du film tranche avec l'environnement et les préoccupations de Théophane. Une façon peut-être de faire se rejoindre l’intime et le mélancolique à la chose publique.

Pour les trois autres films, ces questionnements sont absents. Recherche absolue de la jouissance pour La Buissonnière, vie précaire pour Jusqu'à ce que le jour se lève, isolement assumé pour Pas comme des loups. Ce monde, le nôtre, ne semble guère concerner ces jeunes hommes, installés dans un présent permanent et soumis à la nécessité de s'assurer de leur survie au jour le jour.

Quel futur, alors, se rêvent-ils ? Quel futur, aussi, considèrent-ils que le monde peut leur offrir ? À les écouter, les illusions ont fait long feu et comme lance l'un des personnages de Jusqu'à ce que le jour se lève : “Des tafs de merde y'en a plein. Moi, j'en ai fait plein.” Comme Théophane (Réponses au brouillard) le confie : “Avant les gens ils rêvaient d'avoir un travail dans le futur. Moi dans le futur je voudrais juste avoir un cdi.” Manière de rappeler que la marginalité, l'isolement, les comportements borderline ne sont pas uniquement affaire de géographie, mais bien liés à un contexte socio-économique.

À ce titre, et avec quelques protagonistes de Lutte Jeunesse, seul le duo taquin et affuté de La Buissonnière semble détenir un capital social et culturel lui permettant de revenir dans une norme ou, à tout le moins, de se rêver un avenir serein. Si les deux complices suivis par Jean-Baptiste Alazard répondent mieux que quiconque à la définition du jeune homme donnée par Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues (1911) : Jeune homme. Toujours farceur. — Il doit l’être. — S’étonner quand il ne l’est pas, ce goût pour la farce (comme le jeu) se révèlent aussi une possibilité de retourner le stigmate, de faire contre mauvaise fortune bon cœur, voire de revendiquer sa situation. Pour, du même coup, envisager son évolution. Ainsi de Roman et Sifredi qui, dans la séquence finale de Pas comme des loups se livrent une joute oratoire. Un interrogatoire rappelant les “on dirait qu'on serait” des enfants et qui dans son énumération (“On sera jamais … citoyens, sportifs, hommes politiques”, etc.) signale l'éloignement face à la norme mais n'évacue pas les désirs : “On sera libres.”

Peut-être l'ultime caractéristique de ces films est bien, à des degrés divers, de ne pas calcifier ces personnages mais de les traiter comme des sujets à part entière, et de considérer leur état, leur vie, comme transitoires. Ces jeunes hommes sont en construction et en évolution, et les réalisateurs filment autant leurs errances, leurs doutes que leurs espoirs. Si pour cette jeunesse rien n'est aisé ni acquis, beaucoup de choses sont encore possibles. Une croyance dans la capacité de mouvement des personnages que souligne l'échange ultime entre le pilote et son copilote dans La Buissonnière : “C'est parti ? Allez c'est parti.”

 

Caroline Châtelet, février 2019.

 

Réponses au brouillard de François Hébert et Olivier Strauss

 

 

 

 

La Buissonnière de Jean-Baptiste Alazard

 

 

 

 

Jusqu’à ce que le jour se lève de Pierre Tonachella

 

 

 

 

Lutte Jeunesse de Thierry de Peretti

 

 

 

 

Pas comme des loups de Vincent Pouplard