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L'art de la tapisserie

L'art de la tapisserie
Entre 2011 et 2014, la réalisatrice et plasticienne grecque Evangelia Kranioti a sillonné mers et océans à bord de nombreux cargos. Au cours de ses voyages, elle a réalisé plusieurs séries de photographies et accumulé 450 heures de rushes. Cette matière immense a nourri le travail qu’elle a mené durant deux ans à l’école du Fresnoy. Fruit de ses aventures maritimes, Exotica, Erotica, Etc… est son premier long métrage documentaire.

De sa proue, un cargo fend les flots, brise les glaces, pour tracer son sillage. Cette image revient sans cesse : un vaisseau solitaire, condensé de douze traversées, parcourt la mer qui semble son unique destination. Quelques mouillages dans les ports sont certes accordés aux marins, mais ils durent peu et n’entravent en rien la dimension mythique d’un voyage qui n’en finit pas. Interrogée sur les boussoles qui l’ont guidée au sein de l’immensité des océans,  Evangelia Kranioti cite souvent un poète grec : Nikos Kavvadias. Inspirée par l’auteur du Quart, l’artiste a cherché, durant ses périples, à engranger des images qui lui permettraient de convoquer et d’interroger la figure archétypale du marin. Le film achevé met pourtant en avant un autre récit : Sandy, une prostituée chilienne, narre ses expériences sexuelles et amoureuses avec des travailleurs de la mer. La structure d’Exotica, Erotica, Etc... s’élabore entièrement autour de la parole de cette conteuse. Les implications de cette décision de montage, primordiale pour la forme du film, s’éclairent à la lumière d’une installation, Antidote, que Kranioti a réalisée juste avant de terminer son long métrage.

Avec cette pièce, l’artiste prenait acte de l’inscription de l’école du Fresnoy à Tourcoing, ancien fleuron du textile. Elle a fait construire une machine inspirée par son système de poulies du kinétoscope d’Edison, capable de projeter des images animées par l’actionnement de bobines de tissu. Après deux mois et demi de travail réalisé en collaboration avec un brodeur d’Arras, un film de 45 secondes a pu être tressé et montré en continu. Ce court métrage consistait en un défilement ininterrompu de visages de marins, issus des rushes du futur long métrage. Si cette technique a été développée au Fresnoy, elle a, selon l’artiste, été originellement inventée par Pénélope, l’épouse d’Ulysse. N’ayant pas accès au muthos, pratique du récit, dévolu aux hommes dans L’Odyssée, cette dernière aurait recouru à une autre forme d’expression, à travers ses tapisseries, pour tenter de fixer le visage de son aimé qui disparaissait lentement de sa mémoire. Le projet d’Exotica, Erotica, Etc… est de faire voir et entendre ce langage singulier. Au premier abord, la voie empruntée par le cargo semble pourtant bien connue. Des cadres savamment composés dévoilent les atours du bateau (ses parois de tôle rouge et noire, ses containers, ses machines, ses travailleurs anonymes) tandis que deux voix off permettent de faire avancer l’édifice. Un capitaine à la voix grésillante décrit la part

 

 

de rêve que revêt sa vie en mer, tandis que Sandy raconte les rapports sexuels et amoureux qu’elle entretenait avec les marins. Ce jeu de contraste entre des témoignages lyriques et l’imposante beauté de l’acier ne dure que le temps pour le film de prendre un peu de vitesse. Au bout de quelques minutes, l’ancienne prostituée paraît dans son appartement : les yeux tournés vers sa fenêtre et la mer, affublée d’un immense chapeau qui semble comme tissé de filets de pêche, elle raconte. Le face-à-face entre son corps et le bateau l’intronise immédiatement comme narratrice principale, dévorant même la voix du capitaine qui restera invisible tout du long. Froides et plastiques jusqu’alors, les images deviennent érotiques : le bateau se transforme en un phallus, symbole de la puissance des hommes invoqués par Sandy. Exotica, Erotica, Etc... inverse le schéma habituel : c’est la prostituée qui décrit ici, avec délectation, les attributs de l’homme. Le film entrelace le corps de la narratrice, sa voix, avec des fils d’images, de bateaux, de mer, de marins. Les plans, de plus en plus proches des matelots grecs et philippins embarqués sur les cargos, raccordent toutefois difficilement avec les descriptions que la Pénélope chilienne fait de ses amants. Les doux machos décrits par cette dernière paraissent sous un jour bien plus violent lors des rares scènes à terre avec des prostituées ; l’aura de ces grands voyageurs décroît lorsqu’ils sont montrés chez eux (à bord), affalés dans les salles à manger du bateau ; leur hétérosexualité est également remise en question par leurs danses lascives sur une chanson d’Abba lors d’une fête à bord. Cet écart, voulu, n’est pas cruel. Les images documentaires ne paraissent guère plus réelles que la tapisserie que Sandy ne cesse de reprendre et de défaire, au gré de ses gestes oratoires compulsifs. Alerte, halluciné, le montage transforme ces bribes de cinéma direct en esquisses d’un marin impossible à fixer et à caresser. L’héroïne n’est pas confrontée à la réalité mais protégée par les mailles que le film tresse autour d’elle. Lors des dernières séquences, Sandy abandonne chapeau, vêtements et tissu pour exposer nue son désir. Evangelia Kranioti, désormais dépositaire de cette pratique de l’attente, libère Pénélope de son labeur et offre même, le temps d’un ultime plan, l’étreinte tant espérée. La réunion furtive de deux ombres qui s’enlacent marque l’arrêt du métier à tisser.


Félix Rehm (février 2017)