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L’enfant acteur

L’enfant acteur
Dans Jouer Ponette, la cinéaste canadienne Jeanne Crépeau reprend les rushs du film de Jacques Doillon, Ponette, pour une analyse de la direction d’un acteur enfant. L’art du cinéaste, ici confronté au jeune âge de l’enfant et à la difficulté du scénario (la mort de la mère) force l’admiration et fait méthode.

Victoire Thivisol qui interprète le rôle-titre du film de Jacques Doillon Ponette, devait-elle ou non porter le rôle d’une enfant endeuillée ? La question a sous-tendu le scandale qui a entouré, au Festival de Venise de 1996, l'attribution du prix de la meilleure actrice à cette enfant de quatre ans. Bien sûr, on devine ce qui a pu motiver l'indignation de ceux qui ont protesté contre ce choix : comment une fillette de cet âge pourrait-elle avoir assez de maturité pour jouer un rôle aussi difficile, pour entrer dans la peau d'un autre et, qui plus est, accomplir le travail de comédienne sur la durée (le tournage s’est déployé sur quinze semaines) ? On voit la conception de l'enfance ainsi mise en jeu : inachevé, le petit être est jugé incapable de distance, quand ce n'est pas de point de vue sur le monde et les choses. Et, si l’on poursuit dans le stéréotype, il faut rajouter que Victoire/Ponette est tellement émouvante qu'elle ne saurait l'être que “naturellement”, sans recours à l'artifice du jeu ; aurait-elle réellement souffert sur le plateau ? Ces deux a priori sont erronés. Le premier parce qu'il participe d'une conception débilitante de l'enfance, le second parce qu'il renvoie à une idéologie naturaliste de l'art d'autant plus pernicieuse qu'elle ne se sait pas telle. Or, précisément, le cinéma de Jacques Doillon se construit aussi en opposition à ces deux préjugés. Et c'est tout le mérite du documentaire de Jeanne Crépeau, Jouer Ponette, d'en apporter la preuve.
Avant de parler de ce remarquable document réalisé douze ans après le tournage du film, il faut donner quelques éléments sur l’œuvre elle-même.

Ponette n’est pas le premier film où Doillon met en scène des enfants ; pour ne prendre qu’un exemple, on citera Un Sac de billes, porté par deux comédiens enfants, en 1975. En 1996, Doillon raconte l'histoire d'une fillette de quatre ans dont la mère vient de mourir dans un accident où elle-même a été blessée. Le film décrit le combat de cette enfant qui ne se résout pas à ne plus revoir sa mère. Cette lutte ne se terminera que lorsque Ponette l'aura ramenée, fût-ce dans un fantasme, quelques instants auprès d'elle. La mère la renvoie alors vers la vie en lui disant qu'il faut qu'elle apprenne “à être contente”.

Le simple pitch du film éclaire les deux a priori déjà évoqués : et si ce qui était parfaitement intolérable à un spectateur adulte était la cruelle conscience de la douleur des enfants devant le deuil, mais également l’idée qu’une fillette de quatre ans puisse affronter ce rôle ? Or, justement, le cinéma de Jacques Doillon est assez ambitieux pour relever le défi, et c'est toute la force du film.

De son côté, le documentaire de Jeanne Crépeau donne des preuves irréfutables d’une double exigence, celle du réalisateur envers son actrice et celle de la comédienne envers elle-même. Pour cela, la réalisatrice a travaillé à partir des rushes du film qu'elle a montés pour mettre en valeur le travail commun de ces deux personnes. Le dispositif choisi est aussi simple qu’efficace. A l'instar du film qu’Alain Fleischer a réalisé à partir des éléments de tournage d’Une Partie de campagne de Jean Renoir 1, il s’agit de faire défiler les différentes prises en les commentant : cela permet au spectateur de constater l’évolution dans l'interprétation du personnage de Victoire, l’influence de ses partenaires (en particulier Xavier Beauvois, acteur et par ailleurs réalisateur, donc doublement sensible aux difficultés de la petite comédienne) et la direction d’acteurs de Jacques Doillon.

 

un aspect répétitif du travail peu connu du public

Un problème technique de taille s'est immédiatement posé, dès le premier jour où a été tournée la scène avec le père (Xavier Beauvois) à l'hôpital : Victoire ne savait pas lire, la mémorisation de son dialogue en était d'autant plus difficile. On le perçoit très bien dans le documentaire : hors champ, une assistante souffle le texte. Ensuite, le travail de nettoyage de la bande son restait à faire, d'autant plus que, pour guider son actrice, Doillon parle beaucoup pendant le tournage ; ce qui, bien sûr, doit être ensuite effacé en postproduction. (Mais après tout, ce sont des questions que le cinéma sait traiter, et qui se produisent lorsque, par exemple, un acteur est atteint de troubles mémoriels).

 

 

Pour en revenir aux problèmes posés par ce système de souffleur, il arrive que Victoire comprenne mal ce qui lui est murmuré et dise un texte qui change le sens de la scène, ce qui est parfois à l'origine de nombreuses prises supplémentaires. Et justement, on est intéressé par ce nombre de prises, à la fois parce que l'aspect répétitif de ce travail est peu connu du grand public, et aussi parce qu'il porte sur des séquences très lourdes sur le plan émotionnel : on est inquiet de la fatigue de l'enfant. Sauf que, et c'est toute l'intelligence du travail de montage de Jeanne Crépeau, à certains moments l'on s'aperçoit que le perfectionnisme du réalisateur trouve un parfait écho chez son actrice, qui cherche à répondre à sa demande et à le contenter. Certains regards en biais de l’enfant montrent bien qu’elle guette une approbation, et nous avons là, par le cinéma, la confirmation des propos de Doillon. Dans un entretien donné à la sortie du film, il évoquait cette complicité de travail : “Quand pour Le Voleur de bicyclette, De Sica voulait obtenir que son comédien pleure, il lui approchait une cigarette de la peau. Que vous dire sinon que je ne fume pas et que je ne martyrise pas non plus les petites filles de quatre ans ? […] On ne contraint pas Victoire, on ne la mate pas. Elle m’avait suggéré : quand je ne serai pas très bien, tu pourras m’engueuler mais pas trop fort. Tout, entre nous, est passé par la confiance et la négociation. Lorsque Victoire n’est pas d’accord, je le sais : elle m’appelle Jacques Doillon.”

A cet égard, l'insistance de Jeanne Crépeau à nous montrer la litanie de reprises de la séquence de l'hôpital, tournée le premier jour, est éclairante : il semble bien que c'est en observant les résistances de Victoire à dire le texte de cette première scène que Jacques Doillon a dessiné le caractère de son héroïne et en a précisé le personnage. Alors, on apprend autant de la force de cette enfant et de l'objectif qu'elle s'est visiblement fixé – jouer Ponette comme il faut, comme Jacques Doillon le veut – que de la rigueur et de l'exigence autoritaire du cinéaste dont on se dit qu'elle serait la même à l’égard de n'importe quel acteur... adulte. En fait, l'attitude de Doillon est double, marquée à la fois par la bienveillance qu'il manifeste envers Victoire et une demande purement professionnelle. Et ce n’est pas contradictoire.

 

je n’ai pas peur des enfants

Lors d'une rencontre consacrée au jeu des enfants acteurs en 2009, Doillon avait affirmé : “Je n'ai pas peur des enfants.” Ce qui peut apparaître comme un paradoxe explique en fait pourquoi il traite Victoire comme il le ferait de n'importe laquelle de ses actrices principales. En ce sens, Jouer Ponette met à l'épreuve notre propre conception de l'enfance qu'il faut protéger, certes, mais à partir de quand ? Comment ? Parfois, de simples considérations de bon sens font qu'il ne faut pas risquer de braquer un enfant. A la différence d'un adulte, il peut farouchement ne plus vouloir revenir sur le plateau ! Pour le tournage de Ponette, le règlement de la DASS qui protège les jeunes acteurs avait été bien évidemment respecté, une psychanalyste était tout le temps présente auprès des enfants. Mais ce n’est pas ce que montre ce documentaire, qui s'intéresse avant tout au travail de comédie, du jeu et de la direction d’acteurs, et qui, ainsi, dépasse la question de l’âge de la petite Victoire. Qu’est-ce qu’un réalisateur attend de son actrice ? Comment se construit, s’affine un personnage ? Quel est le rôle du partenaire ? (Il faut dire que Xavier Beauvois est, à certains moments, dans certaines prises, au moins aussi intéressant que Victoire).

En regardant Jouer Ponette, on n’émettra ici qu’un seul regret : le documentaire aurait été bien plus fort si les commentaires qui l’accompagnent avaient été plus discrets, plus rares. Même si l’idée d’en inscrire le texte sur l’image est efficace, elle est gâchée par une surabondance qui nuit à l’observation dont aime à faire preuve le spectateur attentif. Pour ce qui me concerne, j’aurais aimé ne bénéficier que des informations indispensables à la compréhension de la situation, et que la réalisatrice me laisse plus de liberté de vagabondage dans ce qu’il nous est donné à voir. N’en reste pas moins que, pour qui veut à la fois comprendre un enfant, approcher le cinéma de Jacques Doillon et l’intime du travail de comédie à travers le duo réalisateur/acteurs, Jouer Ponette est un outil précieux. On y voit à l'œuvre ce que Doillon décrivait comme les qualités propres de l'enfance quand il disait en aimer la “force mentale”, “la vitalité, la drôlerie, le sens de l'initiative, la grâce”, avant de rajouter : “Je ne serais pas capable de filmer un enfant cassé.” 2 Jouer Ponette en apporte la preuve manifeste.

Carole Desbarats, décembre 2010.

1 Cf. catalogue Images de la culture : Un Tournage à la campagne, réalisation 1936 de Jean Renoir, montage 1994 (86’) d’Alain Fleischer.

2 Entretien à propos de Petits Frères, Le Figaro, 8 avril 1999.