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L’enseignement d’Aldo Rossi

L’enseignement d’Aldo Rossi
L’Hypothèse Aldo Rossi raconte l’histoire d’une transmission, méconnue, mais décisive, bien au-delà de la forme. Interrogés par Françoise Arnold, les grands architectes suisses d’aujourd’hui disent ce qu’ils doivent à un architecte italien, Aldo Rossi, qui enseigna à l’école de Zürich dans les années 1970. Extraite du livret d’accompagnement de l’édition commerciale du DVD, la genèse du film, retracée par sa réalisatrice.

J’ai commencé ce travail sur Aldo Rossi il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai commencé à m’interroger sur la vitalité de l’architecture suisse contemporaine.

Je ne dirais pas que je connais bien la Suisse mais j’en suis familière. Mon père était Suisse et il avait choisi de vivre en France au début des années 1950. Comme tous les expatriés, il avait à cœur d’envoyer ses enfants passer l’intégralité de leurs vacances dans la “mère patrie”, en l’occurrence chez sa mère, ma grand-mère, à Chateau-d’œx, dans l’Oberland, ou à Lausanne, selon les époques. Même d’un point de vue d’enfant, la différence culturelle était évidente. A force d’entendre les Suisses romands parler de la France comme d’un pays extravagant, je me suis forgée l’idée d’un pays valorisant la convention, l’idée d’un peuple d’artisans plutôt que d’inventeurs.

J’ai donc été assez surprise de voir monter en puissance l’architecture suisse contemporaine dans le courant des années 1990. Au début, je me suis sentie réticente. Je ne voyais jamais d’images d’intérieur et j’ai soupçonné les inventions plastiques d’Herzog et de Meuron de n’être que des “coups”, j’ai associé la rigueur de Roger Diener à froideur et raideur, etc. Bien sûr, j’ai fini par aller voir de moi-même et, en dernière analyse, ce sont véritablement les espaces intérieurs qui ont fait de moi une admiratrice inconditionnelle de ces architectures. J’y ai vu une même tranquille assurance que le beau, c’est bien. Dans ces espaces, le corps se trouve véritablement aimé, choyé même, ce qui n’est pas si courant, en France ou ailleurs. Il y a bien quelque chose de ce conformisme que l’on reproche tant à la Suisse, dans ce soin apporté au bien-être, dans son absence de mise en danger, mais cela convient tout à fait à la part archaïque en moi qui aspire à la sécurité.

Cet enthousiasme que je partage avec la quasi-totalité des architectes de la planète, au point de me sentir presque soulagée lorsque je découvre qu’il existe aussi des architectures médiocres en Suisse, a alimenté un questionnement sur son origine. J’ai longtemps porté cette question sans véritablement croire qu’elle ait une réponse. Et puis les architectes suisses ont fini par me souffler qu’il s’était effectivement passé quelque chose chez eux : la venue d’Aldo Rossi au début des années 1970. Un passage bref pour un impact durable, puisque “jusque vers 1995, c’était une vrai star chez nous”, m’a-t-on dit. Nous, c’était la Suisse alémanique et en partie la Suisse italienne. Pas la Suisse romande, francophone, où j’avais vécu.

Je connaissais peu de chose sur cet architecte à ce moment-là. Je savais qu’il avait été important dans les années 1970 en relation avec sa pensée sur la ville et qu’il s’était tué en voiture dans le nord de l’Italie, quelques jours après Lady Di, en 1997. J’avais feuilleté son livre Autobiographie scientifique vers le milieu des années 1980, sans en trouver l’entrée, et capté à son propos les mots d’ironie et de nostalgie, des mots peu habituels dans le monde de l’architecture. Je me souvenais du dessin au trait représentant l’immeuble de logements du quartier du Gallaratese, dans la banlieue de Milan, publié en première page du bulletin de l’Ifa [Institut français d’architecture] vers 1979, au début de mes études d’architecture. J’avais mémorisé les fenêtres à petits carreaux, les croisillons en métal, un langage que je situais en France dans la mouvance du retour à la ville : le concours des Coteaux de Val Maubuée [Marne-la-Vallée], les Hautes Formes [Paris, XIIIe arrondissement], le Centre culturel français de Lisbonne, tous ces repères qui marquent une époque et avec lesquels je ne m’étais jamais sentie à l’aise.

J’étais également loin de connaître ma tendenza sur le bout des doigts et, durant mes années de formation, hormis la typo-morphologie qui m'avait été enseignée à l'école d'architecture de Marseille, au début de mes études, je n’avais pas su rendre opérants tous ces intellectuels italiens qui tenaient à l’époque le haut du pavé, tous publiés par l’unique éditeur à se risquer sur le terrain de l’architecture, le Belge Mardaga. Bref, évoquer Rossi, c’était pour moi un revival des années 1970 globalement pas très heureux.

Autant dire aussi que je ne voyais pas le lien avec la Suisse, même si ma relation avec l’histoire de l’architecture avait mûri au fil des années. Cependant, au début de ce travail, j’avais déjà réalisé un film sur le thème de la transmission, le long de la chaîne Le Corbusier/Henri Ciriani/ses anciens élèves, et appris deux ou trois choses qui m’avaient paru essentielles, comme le fait que cela pouvait se situer bien au-delà de la parenté formelle et que l’affectif était une donnée essentielle. J’avais encore en mémoire une phrase prononcée par plusieurs personnes durant le tournage : “Il nous donnait envie de nous lever tous les matins pour partir à la conquête du monde.”

 

l’impact Aldo Rossi

Pourtant, Henri Ciriani n’était pas Aldo Rossi. Henri Ciriani avait pendant trente ans mis en place un enseignement très structuré, quand Aldo Rossi n’avait été que deux fois professeur invité, son premier passage apparaissant en outre comme le plus probant. Il semble avoir suscité une onde de choc qui s’est étendue bien au-delà de l’école Polytechnique de Zürich, l’ETHZ : au centre de l’onde, les étudiants du studio proprement dit, parmi lesquels, pour citer les personnes rencontrées dans le cadre du film, Jacques Herzog, Pierre de Meuron, Marcel Meili (lors du second passage), et, au sein d’un petit groupe de français, Xavier Fabre ; dans l’immédiate périphérie, la génération d’étudiants présente dans l’Ecole à ce moment-là, parmi lesquels Roger Diener ; les assistants comme Bruno Reichlin et Martin Steinmann ; plus loin, l’ensemble du milieu professionnel, ce dont témoigne Peter Zumthor.

En progressant dans l'élaboration du film, le “mystère” de l’impact s'est éclairci. Après le départ d’Aldo Rossi, la transmission proprement dite fut assurée par l’un de ses assistants, Fabio Reinhart, avec le concours de Luca Ortelli et de Miroslav Šik. Puis ce dernier a continué seul le cours. Ils ont alors formé “à la manière de” une nouvelle génération, dont fait partie Quintus Miller. Ciriani avait structuré son cours en s’entourant d’autres enseignants au sein du groupe Uno. Aldo Rossi n’avait fait que passer mais avait donné une impulsion décisive.

Bien sûr, j’ai conscience de tracer une grande ligne, j’évoque simplement une dynamique. La réalité est toujours plus foisonnante. Il faut situer l’impact de Rossi dans le contexte de la présence de jeunes enseignants venus du Tessin, cette région frontalière, de fait poreuse aux idées italiennes, et prendre en compte, m’a-t-on dit, la présence de la foire d'art contemporain de Bâle, qui intéressait beaucoup les étudiants.

Cette histoire me fait finalement penser au film de Stanley Kubrick, 2001 l’odyssée de l’espace. Un événement étranger vient donner un coup de pouce mais ses effets ne sont tangibles que bien plus tard. Reste la question : s'il s'est passé quelque chose, que s'est-il passé ?

Je ne voulais pas aller trop loin durant la préparation du film pour conserver une certaine spontanéité et je n’ai pas cherché à rencontrer les architectes avant le tournage. Pour me permettre d’avancer, Quintus Miller m’a signalé l’importance du livre de Martin Steinmann La Forme forte, un recueil d’articles paru entre 1972 et 2002. Les premiers textes concernent l'histoire du Mouvement Moderne en Suisse et évoquent des figures que je ne connaissais pas, par exemple celle de Hans Meyer. Bruno Reichlin m’a encore plus tard éclairée sur ce que pouvait représenter le fait de s’intéresser à des gens comme Hans Meyer. C’était prendre à rebrousse-poil une caractéristique suisse que je n’avais pas repérée et qu’il a appelé le déni d’histoire. Cela voulait dire montrer aux Suisses une manière de trouver une identité contemporaine. Et c’était Rossi qui l’avait initié. Evidemment, d’un point de vue français, le déni collectif d’histoire est inconcevable. En tout cas, personnellement, je ne le concevais pas.

D’autres articles suivaient et concernaient les productions de la jeune architecture suisse d’alors, des jeunes gens nommés Jacques Herzog, Pierre de Meuron, Roger Diener, Christian Sumi, Marianne Burkhalter... Il y était question d’images mentales, utilisées dans le processus de conception. Cet aspect-là m’a particulièrement frappée car je n’avais jamais entendu parler de cela en France, que ce soit durant mes études d’architecture, ma brève pratique d’architecte ou mes années de journalisme. En Suisse, les architectes qui utilisaient cette méthode étaient appelés les architectes analogues et leur production l’architecture analogue. Le terme avait connu une belle fortune. Tous avaient été formés par la filière Reinhart-Šik, tous vivaient en Suisse alémanique, le plus souvent entre Bâle et Zürich.

Analogie. Le terme venait de Autobiographie scientifique 1.

Dans ce livre, Rossi se livre à un exercice d’introspection peu fréquent dans le milieu des architectes. Il y parle de sa recherche d’ambiance, de plus en plus prépondérante. Le dessin était pour lui un outil essentiel. En dessinant, il laissait affleurer des souvenirs de lieux. Cela lui permettait de visualiser des atmosphères et de les retranscrire dans le projet. C’est du moins comme cela que j’ai fini par le comprendre et que j’arrive à l’exprimer de manière synthétique. Cependant, ce n'est peut-être qu'une interprétation de surface car Miroslav Šik m’en a donné une autre, bien plus complexe, voire ésotérique, qui me paraît si extravagante que je préfère le laisser la présenter lui-même. En tout cas, il s’agissait bien d’une méthode de conception où l’on se concentrait sur des “arrêts sur images” de ses souvenirs.

 

architecte d’images

Dans les entretiens, seul Bruno Reichlin aborde volontiers le thème des images analogues. Pour les autres, arrivés à ce stade de l’entretien, il y avait toujours une réticence. On m’a dit que j’arrivais dix ans trop tard (à moins que ce soit dix ans trop tôt) avec cette question. J'ai compris qu'à ce moment-là, les architectes suisses en étaient au “meurtre du père”, un processus apparemment normal, et lorsque je visionne à nouveau le film je me rends compte à quel point leurs critiques sont sévères : mauvais architecte, piètre constructeur, architecte d’images... Marcel Meili et Bruno Reichlin contrebalancent cela en proposant une lecture plus fine. Ils mettent en avant une sorte de limite de compatibilité entre un “socle” culturel suisse, orienté vers l'abstraction, et un “socle” culturel italien, tourné vers le narratif. Passé la première fascination, la méthode n’a pas pris. Elle leur a tout de même ouvert des horizons, ce dont témoigne volontiers Jacques Herzog. Les articles de Martin Steinmann ont opéré dans les années 1980 une photographie de cette évolution.

Ceci dit, Miroslav Šik dit toujours enseigner à la manière d’Aldo Rossi et propose encore un travail sur les images. En préalable du travail sur le projet proprement dit, il demande aux étudiants d'élaborer une vision de leur futur bâtiment à partir de collages. Il appelle cela l’approche globale. J’ai trouvé cela très intéressant. Cela fait travailler sur son désir d’architecture. Il m’a aussi semblé que cette méthode pourrait passer pour une hérésie en France, où les cicatrices de la culture des Beaux-Arts se font encore sentir pour toute une génération – d'autant plus que les jeunes architectes semblent aujourd’hui fascinés par les images. Ces cicatrices rendent les images suspectes, coupables de mensonges, de séductions hâtives et de tenter de se substituer à l'architecture elle-même.

 

 

 

 

Cependant, il m'a depuis été dit que Ciriani proposait aussi cet exercice dans les années 1970. Comme toujours, les frontières sont toujours plus poreuses qu’on ne croit, et la réalité mouvante.

Lorsque nous sommes allés filmer le cours de Šik, nous avons surtout été très déçus de découvrir que les collages étaient en réalité des dessins sur Photoshop – nous, c'est-à-dire l'équipe de tournage, l'architecte Aude Borromée, qui m'assistait pour les traductions, et moi-même. Il nous a semblé qu’une dimension se perdait dans la procédure imposée par la machine, dans le temps passé à apprendre à se servir du logiciel, opinion que ne partage évidemment pas Šik. Mais au fond, peut-être la jeune génération est-elle d'emblée à l'aise avec la technologie numérique et cela ne me renvoie-t-il qu'à mes propres limites.

Au final, le film raconte une histoire d’influence, dans ses méandres et sa complexité. J’ai bien conscience qu’il y a une certaine vanité à prétendre parler du tissu que représente une œuvre, même collective, en n’en tirant qu’un seul fil. Aussi le film propose-t-il cette conclusion : le thème de l’influence décisive d’Aldo Rossi n’est finalement qu’une hypothèse. J’ai choisi d’en faire le titre du film et c'est une manière de rendre aux concepteurs toute leur liberté. Dans cette introduction, je tente de restituer ce que j’ai découvert en toute subjectivité au cours de ce travail.

 

relecture des années Rossi

En faisant ce film, j’ai également découvert un peu de la personnalité d’Aldo Rossi et le film prend plaisir à évoquer ses lieux d’élection, autour du lac Majeur, ceux qu’il avait conçus, son goût pour le dessin, son humour et sa poésie, tout ce que l’on m’a raconté sur lui et que j’ai appris à aimer. Le théâtre, cette part si importante de Rossi, au point qu'il ait fini par l'appréhender comme une métaphore de l'existence, s’est perdu dans ce récit. Seules en témoignent dans le film les images en Super-8 du Teatro del Mundo flottant sur la lagune de Venise, un matin de 1979. Elles ont été tournées par l'architecte Christopher Stead, qui travaillait alors dans l'agence de Rossi. Avec le temps, le lien formel entre tendenza et architectures suisses alémaniques contemporaines m'est aussi apparu plus évident.

Pour moi la complexité de cette histoire se révèle aussi en termes de longue durée, de cheminement souterrain des choses, de lente maturation. Aldo Rossi avait été invité à Zürich pour enseigner la ville et il était arrivé dans un pays où la question urbaine se posait très différemment par rapport à l'Italie. Il a insisté sur la valeur du local et c'était nouveau. Il portait également en lui un autre livre, fruit de son évolution personnelle. Il aurait ainsi pointé des thèmes identitaires sans forcément le dire.

J'ai commencé le tournage avec ces idées-là en tête, et dans mon esprit, j’allais voir tous ces Suisses en tant que fabricants de formes. Pour la crédibilité française de mon propos, j'avais choisi ceux dont la notoriété dépassait le cadre de leurs frontières. J’ai été surprise car tous m’ont beaucoup parlé de la ville. Quintus Miller, avec une définition particulière de l’urbanité, Jacques Herzog, Roger Diener et Marcel Meili en évoquant l'atelier qu'ils ont fondé ensemble à Bâle et qui œuvre à mettre en évidence la résistance des tissus à la ville générique – une contre-position par rapport à Rem Koolhaas. J’y ai vu une résurgence de Rossi.

Le propos de ce film m'a conduit à le resserrer autour des témoignages de certains architectes mais je tiens évidemment à remercier d'autres protagonistes de la “constellation” Rossi qui m'ont très généreusement consacré un peu de leur temps : Gianni Braghieri, Heinrich Helfenstein, Fabio Reinhart, Martin Steinmann, Cristiana Mazzoni, Francesco Saverio Fera, Fausto et Véra Rossi, ses enfants. L’Hypothèse Aldo Rossi est avant tout un film d’auteur dans sa démarche d’appropriation de thèmes historiques, et je ne prétends pas être devenue une spécialiste d’Aldo Rossi ; mais ce travail a été animé par un désir de rigueur et de respect de la parole confiée en entretien.

La Suisse, via l’ETHZ, a commencé sa relecture des années Rossi. La France va vraisemblablement bientôt commencer la sienne et j’imagine que le “bilan”, si on peut l’appeler ainsi, sera très différent, puisque Autobiographie scientifique est, a priori, largement passée inaperçue. Le film et ce livre constituent certes un regard français sur une histoire suisse mais sa distance vis à vis de son sujet interroge à mon sens autant l’identité suisse que l’identité française. Tous deux apportent leur contribution à la relecture des années 1970, c’est-à-dire à la période charnière située entre la fin du Mouvement Moderne et quelque chose qui n’est, me semble-t-il, pas encore nommé.

 

Françoise Arnold (mai 2012).

 

1 Aldo Rossi, Autobiographie Scientifique, The MIT Press, 1981 et éd. Parenthèses, 1988, pour la traduction française.

 

A voir :

 

www.lesproductionsdueffa.com

 

 

 

 

Fascinant spectre

 

Commentaire d’un photogramme extrait du film L’Hypothèse Aldo Rossi de Françoise Arnold.

 

A la 7e minute du film, l’image fantomatique d’Aldo Rossi apparaît comme par effraction, projetée en hauteur et dans une échelle démesurée sur la paroi d’un mur. Immobile, le visage grave, une cigarette aux lèvres, l’architecte se tient dans l’encadrement d’une colonnade ancienne. Celle-ci nous rappelle que la typologie du portique a été récurrente dans l’œuvre de l’architecte, comme celle qui organise sur 182 mètres de long la façade en béton armé de la célèbre barre d’habitation du Gallaratese à Milan.

Aldo Rossi regarde au loin, comme perdu dans ses pensées ou ses souvenirs. Lentement, l’image se met à trembler, elle devient bientôt floue, et puis disparaît. La basse d’Avishai Cohen souligne par la durée et la répétition du thème musical l’émotion suscitée par l’apparition de cette silhouette. Tout au long du film, ses anciens étudiants devenus de célèbres architectes témoignent “d’une belle présence et d’une énorme sympathie”, d’une personnalité qui “fascinait”.

La photo prise par l’architecte et collaborateur Gianni Braghieri dans les années 1970 réapparaîtra à d’autres moments du film, dans des cadrages et un tempo différents, ainsi que dans une texture particulière.

La figure spectrale de l’architecte milanais hante ainsi les 80 minutes du film de Françoise Arnold, construit sous forme de collage d’images mentales – pour reprendre le terme cher à l’enseignement de l’architecte, terme repris par Françoise Arnold – évoquant des lieux, des projets et même les témoignages de ses anciens élèves. Ce tissu kaléidoscopique d’images un peu “salies”, un peu “tremblées”, nous invite à percevoir le monde poétique de l’architecte entre réalité et imagination, et cette structure complexe du film entre parfaitement en résonance avec la réflexion d’Aldo Rossi sur le principe de l’analogie, qui est au cœur de son projet architectural et urbain.

Après avoir mis en doute les vérités fonctionnalistes du Mouvement Moderne au début des années 1960 et tenter de réconcilier la ville avec son histoire, Aldo Rossi s’aventure dans le labyrinthe de son propre imaginaire, au moment où il vient enseigner quelques mois à Zürich dans les années 1970. La méditation des thèmes du passé aboutit à un processus de conception du projet architectural et urbain basé sur le dessin et le collage d’images d’objets et de lieux affectifs.

Françoise Arnold décortique la méthode analytique de l’analogie en troquant le crayon contre la caméra. Elle va substituer au monde silencieux et immobile des dessins d’Aldo Rossi, des “arrêts sur images”, des ambiances, des atmosphères de l’imaginaire poétique de l’architecte. Peu à peu, l’ombre pixellisée de l’architecte s’immisce dans la mémoire de ses anciens étudiants. La mise en scène de leurs témoignages révèle alors l’hypothèse de Françoise Arnold : l’influence de l’enseignement d’Aldo Rossi, à l’ETH de Zürich dans les années 1970, sur une génération d’architectes suisses reconnus et admirés aujourd’hui dans le monde entier.

Mais de quelle manière ce processus de transmission a-t-il opéré ? Une nouvelle manière de regarder le monde qui privilégie la mémoire et l’identité, l’introspection et l’émotion comme sources du projet, qui ont permis de relire les traditions urbaine et architecturale, surtout celle du Mouvement Moderne.

Au-delà de cette hypothèse, il est tentant de se demander comment une théorie de la transformation adaptée aux nouvelles conditions de production de la ville peut repenser le concept de permanence du fait architectural et urbain théorisé par Aldo Rossi.

“Les fonctions varient avec le temps, c’était depuis toujours l’une des hypothèses scientifiques que je tirais de l’histoire de la ville et de l’histoire de la société civile […]. Je voyais d’anciens palais habités par plusieurs familles, des couvents transformés en écoles, des amphithéâtres transformés en terrains de football, et ces mutations étaient toujours plus réussies là où ni l’architecte, ni quelque sagace administrateur n’étaient intervenus.” 1

Une urbanisation légère et réversible, un investissement temporaire, des interventions limitées… une théorie du recyclage qu’il serait bon de mettre en pratique aujourd’hui, à l’aune des travaux d’un architecte théoricien qui n’a eu de cesse de transformer l’émotion en formes, et de dialoguer avec l’existant pour mieux le transformer.

 

Annick Spay (mars 2014)