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L'expérience d'un voyage

L'expérience d'un voyage
Adaptation du long poème de Franck Venaille, La Descente de L’Escaut, le film de Martin Verdet, Je me suis mis en marche, met en scène le poète lui-même dans un espace clos où voix, bruitages et artifices visuels assurent un point de passage jubilatoire entre littérature et cinéma.

On marche dans la fêlure intime du monde.

Ces soubresauts nés de la douleur primitive.

Quelle sera la voix qui le dira ?

La Descente de l’Escaut 1 est un magnifique poème lyrique issu d’une marche menée par Franck Venaille : le poète part de la source de l’Escaut dans le Nord de la France et se rend aux Pays-Bas, à l’embouchure du fleuve en mer du Nord : une traversée de quatre cents kilomètres, une marche le long des chemins de halage et une attention portée tant à la nature qu’aux usages commerciaux du fleuve. Martin Verdet conçoit, à partir de ce texte, un principe d’adaptation cinématographique particulièrement original et réussi : le film se compose d’une succession de séquences dont Franck Venaille est parfois l’acteur, parfois l’observateur.

Elles ont toutes lieu dans le même décor ; depuis le bureau parisien du poète et sans jamais se rendre sur les rives de l’Escaut, le film réussit le pari de nous donner à expérimenter le voyage. Nous faisons, en différé, l’expérience mentale et physique de la marche : le bruit du vent, les odeurs humides et la lumière d’hiver rasant un paysage plat. Autant de sensations qui nous assaillent depuis une modeste pièce parisienne aux plans coupés, flanquée de deux fenêtres, à la moquette grise et au dessus de lit noir et blanc. La lumière soutient l’alliance de la terre et de la mer, le minéral et l’organique se répondent pour proposer un espace où le poète s’invente une origine légendaire. Les temporalités de la vie d’un homme se mêlent : du voyage initiatique de l’enfance à l’entrée dans la vieillesse, la marche articule un mouvement de retour sur soi et une tension vers une origine qui ne cesse d’interroger les relations au présent et à l’avenir.

Les objets sont les outils principaux de cette adaptation : chaussures, bassine d’eau, papiers mouillés, jouets en tout genre. Supports au jeu d’acteur ou utilisés pour la reconstitution de l’expérience, ils servent aussi d’instruments pour le bruitage. Activés par Franck Venaille lui-même ou par d’autres, comédiens ou techniciens, ils nous donnent à entendre le clapotis de l’eau, le bruit des pas, le chant des oiseaux et les diverses intensités du vent. Symboles d’un univers de contes et de légendes quand il s’agit d’une épée, d’une armure ou d’un cheval, ils peuvent aussi être des jouets ou des objets miniatures : un petit soldat ou un bateau en plastique. A eux seuls, ils peuvent restituer tout un univers et leur sonorisation est magique : un simple bruit de mécanisme suffit à faire fonctionner une minuscule caméra en plastique. Elle produit un effet stroboscopique où le poète se revoit plus jeune, sur des photographies éclairées en bleu qui ne sont pas sans évoquer son lien avec la figuration narrative. L’effet stroboscopique est amené par le clignotement de la lampe frontale qu’un comédien a revêtu pour simuler les nuits où Franck Venaille, plongé dans l’obscurité des berges de l’Escaut, trouvait à s’installer dans un refuge précaire.

Du bricolage le plus sommaire à l’effet spécial le plus sophistiqué, l’adaptation de Martin Verdet fonctionne à merveille : Franck Venaille apparaît en personnage d’un tableau de Frans Hals, peintre flamand du XVIIe siècle. Plus tard, le lit est transformé en radeau dans le bureau désormais inondé et, dans une séquence finale des plus surprenantes, le poète se métamorphose en un majestueux cheval qui remplit tout l’espace de la pièce.

Je me suis mis en marche ne fait pas que retranscrire l’univers poétique de Franck Venaille, il est aussi construit comme un espace-temps dédié à la lecture du poème, il est pensé comme une caisse de résonance pour les voix en situation de lire ou de dire le texte. L’œuvre de Franck Venaille ne cesse de défier tout enfermement du livre sur lui-même ou toute clôture de l’espace littéraire ; ainsi le film de Martin Verdet s’adapte au lyrisme métaphysique et politique du poème. Le huis clos pourrait faire penser à l’espace du livre, mais le réalisateur le conçoit comme un dispositif aussi bien sonore que pictural ou théâtral. Quand Franck Venaille est mis en situation de lire son texte, il l’adresse en partie à Laurent Ziserman, le comédien qui semble se préparer pour l’interprétation du rôle du poète marcheur. La transmission opère tant sur le texte que sur l’expérience de la marche ou sur les conditions de l’écriture, en lien avec sa vie d’écrivain, son parcours, son métier, ses goûts artistiques ou musicaux.

le nagra, personnage majeur du film

Différents niveaux de discours se mêlent : un langage poétique, une parole plus commune ou un échange sur le mode de l’entretien. Le cahier bleu est l’élément pivot qui assure une circulation des plus fluides entre le langage de la poésie et une parole plus quotidienne : l’écrivain y a consigné les conversations téléphoniques menées au jour le jour lors de la marche, et ce travail a ensuite servi de matériau de départ pour l’écriture du texte. La voix du poète et celle du comédien ne cessent de se répondre et de passer d’un registre à l’autre, faisant ainsi émerger, dans le film, le processus d’écriture à l’œuvre, l’intentionnalité du projet littéraire et ses conditions mêmes de possibilité.

Lors de séquences où le poète et le comédien sont enregistrés en train de lire le texte, il arrive qu’un réveil ou un calendrier apparaissent ostensiblement à l’image révélant une heure ou une date qui ne correspondent pas à la temporalité de la marche. Cet effet assumé de décalage révèle la situation de tournage et donne une intensité supplémentaire au temps et au lieu de l’enregistrement. Le film, tout comme le livre, est le fruit d’une tension entre une expérience et sa restitution, et le Nagra est, à ce titre, un des personnages majeurs du film. Il a été l’outil de travail de Franck Venaille quand il était un journaliste à l’affût de la rumeur du monde. Dans le film, il donne conscience au spectateur de l’ici et du maintenant de l’enregistrement et déploie une intensité particulière dans les scènes où la parole fait événement et vient s’inscrire sur la bande magnétique. Le Nagra peut servir à enregistrer les voix, mais il est aussi utilisé comme moyen de diffusion et, dans ce cas, il est l’outil principal de l’architecture sonore de tout le film : il permet une superposition de différentes strates comprenant la voix en direct, la voix enregistrée, la musique ou les effets de bruitage.

Entre le poète et son double, d’autres instances interviennent qui ont toutes un statut sonore différent : un violoncelliste interprétant la musique du film, un bruiteur, l’ingénieur du son, une femme, un enfant. La bande magnétique joue aussi un rôle spécifique quand elle est retirée de l’appareil, froissée et utilisée pour simuler le bruit du vent. Une scène montre alors toute l’équipe du film occupée à produire, à l’aide des instruments techniques du tournage, la bande son du paysage fluvial.

La simulation de l’expérience de la marche se double d’une attention portée aux conditions d’écoute et de diffusion du son. Nombreuses sont les scènes où l’on passe de l’enregistrement d’une voix in à une voix off, ce qui donne lieu au filmage des situations d’écoute. Dans un même cadre, sont souvent agencés corps émetteurs et corps récepteurs, les positions des uns et des autres pouvant évoluer dans la durée du plan. La partition sonore du film gouverne des effets de montré-caché, notamment entre l’écrivain et ses doubles, des jeux de substitution des places et des corps. Quand le comédien dit le poème au téléphone, il simule la retranscription des conversations téléphoniques consignées dans le cahier bleu, mais il joue aussi une conversation avec un interlocuteur invisible faisant de l’adresse un des enjeux majeurs de la poésie.

Là est la dimension politique du film, à rattacher à l’enregistrement de la voix humaine : Franck Venaille, dans une scène dérisoire et comique est armé d’un revolver. Il interroge la possibilité d’une violence de masse pour une “bonne cause” dont il ne saurait plus ce qu’elle est. La place accordée à l’humour tout au long du film permet d’entendre, au-delà de l’accablement et du drame existentiel, une poésie dont les vers, selon les dires de Franck Venaille lui-même, sont “scindés, coupés, propulsés pour donner de la force”.

Judith Abensour, février 2017.

 

La Descente de L’Escaut (1ère publication : Obsidiane, 1995), suivi de Tragique, de Franck Venaille, Gallimard, Poésie, 2010.