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La boucle inachevée

La boucle inachevée
À dix ans d’intervalle, deux films, Dieu sait qui (2006) de Pierre Borker, et Parle-moi encore (2016) de Jean-Paul Fargier, rendent hommage à Jean-Daniel Pollet. L’un et l’autre émanent de collaborateurs du cinéaste disparu en 2004, à l’âge de 68 ans, et se présentent à la fois comme un dialogue avec l’ami défunt et une enquête sur son œuvre plus que singulière. Œuvre que l’on pourra appréhender directement par trois films du cinéaste entrés au catalogue Images de la culture : Méditerranée (1963), L’Ordre (1974) et La Ligne de mire (1961), son premier long métrage de fiction.

Jean-Daniel Pollet, cinéaste voyageur, grand amateur de mouvements, ceux de la caméra, mais aussi ceux de la danse, à laquelle il consacra plusieurs de ses films, fut victime à la fin des années 1980 d’un terrible accident qui l’immobilisa. Happé par un train, alors qu’il filmait une voie de chemin de fer, il passa les dernières années de sa vie dans sa maison de Cadenet dans le Vaucluse, et continua, à partir de ce lieu, de tourner des films. Pierre Borker et Jean-Paul Fargier sont parmi les dernières personnes avec qui il a travaillé, collaborant tous deux à l’écriture de scénarios qui ne trouvèrent pas toujours de financement. Pierre Borker écrivit cependant le commentaire de Contre-Courant (1991) et il revint à Jean-Paul Fargier de terminer le dernier film de Pollet : Jour après jour, qui sortit en 2006, deux ans après sa mort.

Cette dernière période de l’œuvre de Pollet a donné lieu à des films importants comme Trois jours en Grèce (1994), Dieu sait quoi (1994), inspiré de l’œuvre du poète Francis Ponge, et Ceux d’en face (2001). Films dans lesquels le cinéaste revient en partie sur son œuvre précédente, qu’il cite sous forme d’extraits ou de photogrammes. Un mouvement qui s’était amorcé avec Contretemps en 1988, quand, face à la difficulté de produire de nouveaux projets, il avait décidé de remonter tous ses films en un seul. Sans doute avait-il besoin d’affirmer la consistance de son œuvre à laquelle certains vouaient un culte, quand d’autres la jugeaient trop aventureuse.

Mais comment présenter cette œuvre ? Quelle en est la cohérence ? Autant de questions auxquelles Pierre Borker et Jean-Paul Fargier s’efforcent de répondre. Un peu plus jeune que les cinéastes de la Nouvelle Vague, Jean-Daniel Pollet n’a pas une filmographie aussi régulière que ses aînés. Proche de Philippe Sollers et Jean Thibaudeau, membres de la revue Tel Quel, ainsi que de l’esprit du Nouveau Roman, il développa un style qui s’apparente plus à celui d’Alain Resnais et Chris Marker, qu’à celui des anciens des Cahiers du Cinéma. Son œuvre est partagée en deux tendances qu’il est difficile de concilier : une veine funambulesque, genre comique dont il est l’un des rares représentants en France avec Jacques Tati, Pierre Étaix ou Jacques Rozier, menée par l’acteur Claude Melki et qui s’étend de son premier court-métrage, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958), à L’Acrobate (1976) ; une veine documentaire, dans laquelle il produisit parmi les plus remarquables films-essais du cinéma français : Méditerranée (1963), Bassae (1964), L’Ordre (1974). Entre les deux, plusieurs longs-métrages conventionnels ou expérimentaux, parfois oubliés (Une Balle au cœur, 1965, Le Sang, 1971) ou appréciés de quelques connaisseurs (Le Horla, 1966, Tu imagines Robinson, 1967).

Jean-Daniel Pollet élut la Grèce comme deuxième patrie, il y tourna sept films. Peut-être parce que la Grèce est un archipel, aussi dispersé que son œuvre, et qu’y règne le partage de la tragédie et de la comédie, les deux visages du soleil : la fournaise implacable et la légèreté de la danse. Lui qui aimait les déserts et les îles, les lieux inaccessibles, montre dans ses films un intérêt prononcé pour la solitude, l’isolement, jusqu’à la folie. Une fascination qu’il tenait peut-être d’un accident de jeunesse : il sombra dans le coma à l’âge de 17 ans. Dans ses films, il passe sans transition du mouvement à la photographie, de la couleur au noir et blanc. S’interrogeant sur la matérialité et le mutisme des choses, il accorde une place prépondérante au commentaire qui les recouvre. Mais sans doute a-t-il entendu, comme Francis Ponge, “la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle” (Les Façons du regard, 1927). Dans leur tentative de dire le monde, ses films soulèvent quelques énigmes, pas toujours rassurantes.

 

descente aux enfers

Au début des années 1960, Jean-Daniel Pollet s’embarque, avec Volker Schlöndorff comme assistant, au volant d’une Peugeot 403 pour faire le tour de la Méditerranée. Le voyage durera cent jours 1. Sur le toit de la voiture, dix mètres de rails et un plateau pour effectuer des travellings. Pollet, parti à la recherche d’une idée de la Méditerranée, filme très peu, essentiellement des sites antiques, au désespoir de Schlöndorff qui voudrait saisir le spectacle de la vie quotidienne. De tous les pays traversés, il ne reste dans Méditerranée que des vues de Palmyre, des pyramides, l’image d’une ou deux jeunes filles sur l’île de Skyros, des vues de la mer et d’un jardin en Sicile, des visages de statues et des masques égyptiens. Les séquences où l’on suit une jeune fille dans l’hôpital et les images de corrida ont été tournées à part, en France.

Pollet raconte qu’il ne voulait filmer qu’une seule chose à la fois, l’alphabet ainsi composé lui permettant de monter les plans par analogie, en dehors de toute narration, à la manière des associations libres d’un rêve. Il existe pourtant une trame narrative, difficile à deviner si on l’ignore : ce qui défile sur l’écran ce sont les dernières visions d’une jeune fille victime d’un accident à son retour de voyage, une suite de souvenirs qui remontent à la surface et annoncent une forme d’au-delà où elle va se perdre, le spectacle de civilisations enfuies qu’elle va rejoindre dans la mort.

Philippe Sollers, chargé d’écrire le commentaire, s’était opposé à cette idée, préférant, selon lui, exalter la mythologie contenue dans les images. À en croire l’écrivain, il lui était plus facile qu’à Jean-Daniel Pollet d’en déchiffrer le sens. Il ira même jusqu’à revendiquer le montage du film (qui est certes une collaboration, dans laquelle entre également, et avec quelle force, la musique d’Antoine Duhamel). Sollers fera d’ailleurs beaucoup pour la promotion de Méditerranée : avec lui, ce sont essentiellement des auteurs de Tel Quel qui participent au dossier que Les Cahiers du cinéma consacrent au film à sa sortie à Paris en 1967. Certains lui reprocheront la tonalité de son commentaire, qui pèserait trop sur le film. Il est vrai qu’il a quelque chose de pesant, d’oppressant même, mais c’est un véritable poème, très habile, et qui résonne parfaitement avec la musique de Duhamel.

Si Sollers prétend avoir écarté l’idée de la jeune fille mourante, la mort est partout présente dans le film, mais le texte est suffisamment allusif pour le faire sentir sans l’affirmer. C’est de cette indétermination, de ce mystère, qu’il tire sa force. Jamais il n’évoque non plus directement la mythologie : il place le spectateur dans un mouvement qui répond aux travellings de la caméra de Pollet, à sa manière d’approcher, de contourner sans cesse, de jouer avec les seuils, de revenir par le montage à du déjà-vu, comme par vague, par flux et reflux. Un mouvement de remémoration et d’approches perpétuelles, l’ouverture d’une scène où se joue un drame dont la musique de Duhamel renforce la gravité, souligne l’angoisse.

Cette scène, cet amphithéâtre ou cette arène, est-ce la Méditerranée ? Le film semble plutôt décrire un espace mental. L’étrangeté des images de Pollet vient de ce qu’en elles s’est perdue toute trace du voyage, de la rencontre des choses (à l’exception du contrepoint qu’offrent la jeune fille sur la plage et les plans de musiciens). “Images banales”, écrit Godard dans sa fameuse notice de 1967 sur le film. Presque des cartes postales ou les illustrations d’un livre d’art. Très impersonnelles 2. L’extrême fragmentation, la dispersion des lieux de tournage rendent difficile à imaginer qu’elles proviennent d’un même regard. La photographie s’y invite parfois, l’image se fige, renforçant la distance. Elles ont tout non de choses réelles, mais d’images de pensée, remontées du fond de l’oubli.

Le poème de Sollers nous précède à travers ces abîmes : “Une mémoire inconnue fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines.” Sombrant dans le sommeil, l’âme de la jeune fille accidentée, ou celle du spectateur, glisse vers un lieu incertain, l’espace d’un jeu dont les pièces sont “reprises” et “relancées” par une puissance supérieure, celui d’un théâtre où une foule invisible les observe. Est-ce la foule des morts qui s’adresse à nous par les témoignages muets qu’elle a laissés : ruines éparses, objets d’art, masques funéraires ?

Le bassin méditerranéen est décrit comme une couronne de barbelés et de bunkers, au centre de laquelle se joue la course à la mort d’une corrida, ou comme une forge infernale qui vomit sans cesse des pièces incandescentes. De temps en temps, l’âme croit trouver l’apaisement sous les ramures d’une orangeraie ou face à la mer, en compagnie d’une autre jeune fille. Sur ce labyrinthe plane le sourire d’une statue de sphinx. Mais à bien écouter, la dérive onirique que conduit la voix-off évoque tout autant une descente aux Enfers que le jeu d’ombres du cinéma : “tableaux ramenés et lentement rapprochés les uns des autres”, “mouvement décollé de lui-même”, etc.

 

l’ange de l’histoire

Quelques années plus tard, Maurice Born, jeune ethnologue menant des recherches sur la lèpre et les situations d’exclusion, s’adresse aux laboratoires pharmaceutiques Sandoz pour financer les recherches qu’il mène en Crète autour de la léproserie de l’île de Spinalonga. Ne pouvant lui accorder une bourse pour des recherches à l’étranger, Michel Beirmann, qui le reçoit ─ écrivain, traducteur de Buzzati, chargé de la production des films médicaux ─ lui propose de développer un projet de film avec Jean-Daniel Pollet, dont les laboratoires ont produit Le Horla (d’après Maupassant) quelques années plus tôt. Sandoz mène alors une politique culturelle originale, destinée à fidéliser ses clients. Le Horla (qui accompagnait la projection de Méditerranée en 1967) et L’Ordre furent initialement produits pour être diffusés dans des congrès de médecine.

Pollet convainc Maurice Born, qui n’a jamais fait de cinéma, d’accepter la proposition de Beirmann, de poursuivre ses recherches et de le prévenir quand il sera prêt à tourner. Trois années passent, durant lesquelles l’ethnologue, installé au large de Spinalonga, s’entretient avec les villageois, arpente la léproserie désaffectée puis part visiter l’hôpital d’Athènes où les anciens détenus de l’île ont été rassemblés à sa fermeture en 1957. Là il fait la rencontre d’Epaminondas Raimoundakis, qui tiendra le rôle principal de L’Ordre, et dont il enregistre le témoignage sur un magnétophone 3.

Il fallut ensuite convaincre Pollet de tourner le film, dont il avait en quelque sorte oublié le projet, qui voulut tout d’abord en faire une fiction, avant de se décider à embarquer pour la Crète en compagnie de Maurice Born et Malo Aguettant, équipé d’une caméra et d’une simple poussette pour réaliser ses travellings (ceux d’Athènes furent tournés avec une voiture). Trois semaines en Crète, quelques jours à Athènes pour enregistrer la parole oraculaire de Raimoundakis. Six mois de montage, réalisé avec Maurice Born, auteur également du commentaire, qui allie réflexions sur la maladie et bribes de témoignages. Pas de musique cette fois-ci, où très peu, mais le film, comme Méditerranée, est le fruit d’une collaboration étroite, qui sera reconduite quelques années plus tard avec Pour mémoire (1978).

Comme Méditerranée, L’Ordre ne se regarde pas sans malaise. La question de la mort y est centrale, mais cette fois-ci, la statue qui nous regarde s’anime et s’adresse à nous, comme si la matière prenait la parole. Le visage déformé, érodé, de Raimoundakis ressemble à celui de la statue défigurée qui nous regarde à la fin de Méditerranée. Mais ce visage, pour peu qu’on s’y habitue, n’est pas dépourvu de beauté. Il évoque celui de l’Angelus Novus de Paul Klee, cet ange aux dents saillantes, au museau d’animal, au regard exorbité, aux longues oreilles, dans lequel Walter Benjamin a reconnu l’ange de l’histoire, témoin de la catastrophe perpétuelle qui engloutit les hommes. Les longues oreilles de Raimoundakis sont comme des ailes d’ange, et lui aussi nous avertit : nous courrons à la catastrophe.

Dans Méditerranée, la foule des morts observait les vivants, ici c’est un mort-vivant qui nous adresse son réquisitoire. Morts-vivants, en effet, les lépreux de Spinalonga : arrêtés par la police, ils étaient jetés sur l’île, privés de leurs droits civiques, rayés des registres de naissance ; là ils n’avaient plus qu’à attendre la mort. La porte de Spinalonga, au bout du débarcadère, porte d’une ancienne forteresse vénitienne, ils ne l’ont pas baptisée pour rien porte de Dante. Dans la réclusion, il semble qu’ils aient appris quelque chose de la mort, que la société en les retranchant cherchait à ignorer : “À Spinalonga, nous avions peut-être créé une société idéale, humaine. Chez nous, on ne mourrait jamais seul. On restait des jours et des nuits avec un mourant. Chez vous, on peut mourir seul, abandonné dans un hôpital… c’est affreux !”

Mesure d’hygiène pour prévenir la contagion (sans que l’on sache comment se transmet la maladie), l’enfermement manifeste le refus de la mort. Mais la maladie renvoie également à ce que le philosophe Paul Audi appelle la “finitude anthume”, soit, avant même l’horizon de la mort, la confrontation avec soi comme limite, avec le fait d’être affublé de telle ou telle particularité. Le rejet de la maladie est l’expression de l’angoisse face à cette finitude éprouvée dans l’intimité par chacun. Au regard de ce sentiment, les lépreux ne sont pas différents de nous, comme le répète Raimoundakis, et la maladie ne diffère pas de la santé. Ils n’ont besoin ni de crainte ni de piété, mais d’amour, c’est-à-dire qu’on les laisse être ce qu’ils sont.

De là une double réflexion dans le film : sur l’espace institutionnel, médical et carcéral d’une part, sur les limites entre maladie et santé de l’autre, où l’on devine l’influence des idées de Georges Canguilhem et de Michel Foucault, des expériences de la clinique Laborde et de l’antipsychiatrie : la remise en question de l’institution ou, pour parler comme le film, de l’ordre. Le film se donne comme l’un des documentaires majeurs sur la question de l’internement, question centrale du xxe siècle. Et Maurice Born qui fut architecte a probablement joué un rôle dans le regard qu’il pose sur l’espace construit. Les travellings ne dessinent plus ici un dispositif abstrait mais suggèrent, par leur va-et-vient entre les murs et le long des couloirs, le sentiment d’enfermement et la subjectivité affolée d’un malade qui vient sans cesse buter contre les bords de l’île.

Que dire enfin de La Ligne de mire ? Ce film perdu, désavoué par l’auteur, refait aujourd’hui surface après cinquante ans. Premier long métrage de fiction tourné par Jean-Daniel Pollet en 1959, juste après le succès de Pourvu qu’on ait l’ivresse au festival de Venise, La Ligne de mire est plus une curiosité qu’un chef-d’œuvre. Très attendu à l’époque (Godard était parti en reportage sur le tournage pour les Cahiers), il ne fut jamais distribué, apparemment parce qu’il ne respectait pas les règles de la profession en matière de production. Du point de vue du ton, il appartient à la lignée des premiers films avec Claude Melki (qui y joue un rôle). On y croise deux authentiques chanteurs de l’époque : Pierre Assier, perdu de vue depuis, petit homme à moustache avec un drôle d’accent, et Joël Holmes, mais aussi Michèle Mercier, avant Angélique, et Édith Scob, au temps des Yeux sans visage. La musique y est omniprésente, ritournelles légères, entêtantes, musique latine ou antillaise. Melki esquisse quelques pas de danse. Mais la fantaisie qui anime le film n’en fait pas pour autant une comédie. Le récit, profondément mélancolique, anticipe sur les audaces narratives de Resnais : un mystérieux château, un meurtre, une table de billard où semble se jouer le destin des protagonistes, mais surtout une construction tout en flashbacks, un montage elliptique et répétitif, qui, dès avant Méditerranée, nous entraînent dans les méandres de la mémoire.

 

Sylvain Maestraggi, mai 2018.

 

1 Selon Volker Schlöndorff. Jean-Daniel Pollet raconte lui, qu’il dura un an.

2 Ce caractère impersonnel est renforcé par le dispositif des travellings dans Bassae, sorte de coda à Méditerranée, et qui annonce les recherches de Michael Snow sur le mouvement dans La Région centrale (1971).

3 Témoignage qui a donné lieu en 2015 à un livre magnifique : Vies et morts d’un Crétois lépreux, aux éditions Anacharsis.



Dieu sait qui - Onze disgressions autour de Jean-Daniel Pollet de Pierre Borker


 





Parle-moi encore de Jean-Paul Fargier


 





Méditerranée de Jean-Daniel Pollet


 



L'ordre de Jean-Daniel Pollet


 





La Ligne de mire de Jean-Daniel Pollet