Retour

La joie par le travail

La joie par le travail
Sur le vaste sujet du travail en usine, deux films, Que ta joie demeure de Denis Côté et Petites Mains de Thomas Roussillon, proposent des approches radicalement différentes. Ce qui les unit, c'est l'importance accordée à ce que le travailleur retire de son travail.

En préambule de Que ta joie demeure, le canadien Denis Côté fait parler un personnage féminin de ce qui ressemblerait à une relation de couple : elle exige un engagement inconditionnel, mais promet en contrepartie une satisfaction immense. Lorsque le film démarre vraiment, on comprend qu'elle parlait du lien intime et exigeant qui unit un travailleur à sa machine. Le film en lui-même est constitué d'une suite presque sans paroles de plans fixes dans des lieux de travail variés : une métallerie, un atelier d'assemblage de meubles préfabriqués, une laverie industrielle... La caméra s'attarde souvent sur le mouvement répétitif des robots, dont le pouvoir hypnotique est amplifié par la bande son. L'approche est distanciée et contemplative, et l'absence d'explication rendrait l'ensemble presque abstrait sans la présence de quelques indices.

D'abord il y a le titre qui renvoie indirectement à la musique de Bach, sans la dimension religieuse, ou encore peut-être au roman de Jean Giono Que ma joie demeure. Alors que le cinéaste canadien étudie la place des ouvriers dans la société contemporaine, l’écrivain traitait des rapports de l'homme avec la nature, et plus particulièrement du rôle de la paysannerie. Le contexte utopique du roman était une façon de commenter la société moderne des années 1930, en imaginant un monde idéal, où le recours à l'argent est limité au maximum, où le travail sert à produire le strict nécessaire, et où le temps libre devient la vraie richesse. La quête de cet idéal aboutit à la joie, comme accomplissement de la vie individuelle et sociale.

Côté a utilisé le même titre, avec une légère variante. Le possessif ma devient ta. Il y a un déplacement du point de vue, qui confirme la distance prise par rapport au sujet. Cette fois, le spectateur regarde des ouvriers qui regardent des robots. En effet, le travailleur n'est plus qu'un observateur, un surveillant qui supervise le travail de l'automate. Avec la mutation de l'industrie, le travail change aussi, même si quelques notions subsistent. Un des rares personnages à tenir un discours évoque les objectifs que lui a fixés son patron. Alors qu'il  devait essayer de produire dix unités en un temps donné, il confie qu'il en a fait quinze. Cette fierté de la performance s'exprime discrètement, à titre privé. Mais la même confidence n'aurait pas du tout eu le même impact dans Petites Mains.

Le film de Thomas Roussillon s'inscrit dans le cadre très concret d'un conflit social : à la suite d'un rachat, l'usine de lingerie Lejaby d'Yssigneux, en Haute-Loire, est condamnée pour des raisons financières. Le repreneur entend délocaliser et automatiser afin de produire moins cher. Roussillon a posé ses caméras entre le 20 janvier et le 1er mars 2012, à une époque où les ouvrières occupaient leur usine. 

 

 

 

Le cinéaste a recueilli leurs témoignages, qui expliquent leur attachement à cette entreprise qu'elles ont fait vivre. Certaines d'entre elles, entrées à l'âge de 16 ans, ont travaillé pendant 40 ans sans jamais avoir obtenu d'augmentation. Elles ont appris toutes les étapes de la fabrication d'une pièce, et leur savoir-faire a contribué à la réputation de la marque. Petit à petit, les conditions se sont dégradées, les propriétaires devant s'adapter à la nouvelle économie mondiale de plus en plus féroce. Les cadences ont augmenté, les objectifs de rendement aussi, rendant impossible de satisfaire en même temps l'impératif de qualité. C'est précisément ce qui faisait la fierté des ouvrières, ce sentiment d'avoir atteint l'excellence, sur la base de leur expérience et de leur méthode. Ce qui ramène à la joie désintéressée des ouvriers de Giono.

Evoquant les stratagèmes utilisés par la direction pour augmenter la productivité, une ouvrière s'attarde sur la prime attribuée à celle qui aura produit le plus grand nombre de pièces. La mesure est dévastatrice, parce qu'elle ne casse pas seulement le moral de celles qui ne peuvent pas suivre, mais elle brise aussi la solidarité en flattant l'individualisme.

Petites Mains a lieu pendant la campagne de l’élection présidentielle. A un moment, un candidat prétend s'intéresser au sort de l'entreprise et promet de s'en occuper. Il n'en fera rien, mais l'incident souligne l'absence totale de vision de la part des politiques de tous bords sur cette question cruciale du travail.

Chacun à sa manière, ces deux documentaires ont enregistré le réel en montrant différents effets de la robotisation. Mais les questions laissées en suspens appellent une troisième approche non moins pertinente, qui est celle de la fiction, qu'avait suivie Giono en son temps. Nous avons besoin aujourd'hui qu'un visionnaire traite ce sujet éminemment politique, mais que les politiques n'ont jamais pris en compte, probablement parce qu'ils n'ont jamais envisagé le chômage comme une donnée inévitable et potentiellement positive de la vie contemporaine. On peut rêver d'un film qui imaginerait une société où, le travail manuel n'existant plus, un système aurait été mis en place pour compenser financièrement ceux qui en sont privés, leur laissant la liberté d'occuper leur temps selon leur choix. Mais c'est de la science-fiction.

Gérard Delorme (février 2017)